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Laurent Cordonier : “En matière de désinformation, la post-vérité est le scénario le plus effrayant”


De fausses informations fabriquées à l’étranger ciblent au quotidien les citoyens européens qui s’apprêtent à élire leurs parlementaires. Et avec l’IA générative, ces campagnes deviennent plus réalistes et virales. Lesquelles risquent le plus d’influencer les citoyens ? Et comment se protéger ? Voici les questions qu’étudie Laurent Cordonier, sociologue et directeur de la recherche de la Fondation Descartes.

L’Express : Voir une fake news ne nous fait pas nécessairement changer d’avis. Mais baigner dedans au quotidien n’est sans doute pas anodin. Quel impact à la désinformation sur la population ?

Laurent Cordonier : Effectivement, ce n’est pas parce que vous êtes exposé à une fausse information que vous allez mécaniquement y croire. Les recherches montrent que plus on croise une information, plus on a tendance à la juger vraie. C’est lié à un mécanisme cognitif : l’information est traitée de façon plus fluide dès la deuxième fois qu’on la reçoit. Nous savons aussi qu’il y a des mécanismes de résistance. Des études montrent qu’un citoyen moyen dans une démocratie a tendance à distinguer assez bien le bon grain de l’ivraie informationnelle. Nous avons tendance à accepter plus facilement une information cohérente avec notre stock de connaissances et de croyances. De ce fait, les fake news ont peu de chance d’avoir un effet sur des populations bien éduquées, bien informée. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de sujets sur lesquels nous avons peu de connaissances préalables, nous sommes davantage susceptibles de croire à des fausses informations. Peu de gens ont, par exemple, une bonne connaissance de la géopolitique de l’Europe de l’Est, de l’armement militaire. Distinguer le vrai du faux est donc plus difficile lorsqu’on est confronté aux fake news qui circulent sur le conflit, avec leurs photos d’armes ou d’avions de chasse. La grande inconnue, c’est la pénétration des narratifs poussés par l’étranger. Nous avons lancé une étude à ce sujet car l’impact que ces récits ont sur la population française n’a pas encore été évalué.

Quelle est la différence entre une fake news et un narratif poussé par l’étranger ?

Une fake news est une fausse information ponctuelle. Un narratif est une mise en récit. Lorsque Vladimir Poutine dit qu’il a envahi l’Ukraine pour se protéger de l’expansion de l’Otan à ses frontières, c’est un narratif, une mise en récit du conflit. On peut d’ailleurs adhérer à un narratif sans adhérer à toutes les fake news créées pour l’étayer. La croyance motivée est un phénomène connu : nous croyons plus facilement ce qui arrange notre point de vue.

Format, tonalité… certains types de fake news fonctionnent-ils mieux que d’autres ?

On pourrait penser que les fausses informations les plus sophistiquées sont celles qui ont le plus d’impact. Ce n’est pas toujours le cas. Pendant le Covid, certains contenus de désinformation très populaires étaient extrêmement simples. Par exemple, cette photo virale d’un couloir d’hôpital vide, accompagnée d’un texte qui disait quelque chose comme “ma cousine infirmière m’envoie cette photo et me dit qu’on nous ment, que les hôpitaux sont vides”. C’est le niveau zéro de la technicité. Elle est pourtant devenue virale. Des fake news de bas niveau peuvent rencontrer un grand succès. Les fausses informations sont souvent anxiogènes. Or notre système cognitif est spécialement sensible aux signaux de danger. C’est une conséquence de processus évolutif de notre espèce, qui a favorisé les individus les plus attentifs aux dangers potentiels. Les fake news suscitent de la peur, mais aussi de l’indignation. Or sur les réseaux sociaux, lorsque les internautes réagissent, traduisent ses émotions, avec des emojis en colère par exemple, cela viralise le contenu.

Les campagnes de désinformation se sophistiquent-elles ?

Les fake news du Moyen-âge, ces vieilles images antisémites du juif au nez crochu qui empoisonne le puit, fonctionnent hélas toujours. Mais les techniques de mise en circulation se sophistiquent. Dans les usines à trolls, des gens créent des faux comptes pour liker, repartager en masse de fausses informations, de manière très coordonnée. Ils jouent sur le fonctionnement algorithmique des plateformes, pour gagner en visibilité. L’IA permet de construire des bots qui imitent le comportement d’un humain sur les réseaux sociaux, ce qui rend plus difficile leur détection. Ces robots vont interagir avec certains contenus, en partager et en produire, se construisant au fil du temps une personnalité virtuelle. Et ils sont mobilisés lorsque vient l’heure de partager massivement une fausse information.

Quels facteurs incitent en général ensuite des humains à partager ces fausses informations ?

Certains les relayent par idéologie. D’autres, pour gagner en notoriété. Les plus assidus relayent la désinformation encore mieux qu’un employé du Kremlin, c’est leur hobby. Une étude de David Chavalarias (NDLR : directeur de recherche au CNRS) a montré que les personnes qui partageaient le plus de contenus climatosceptiques étaient aussi celles qui avaient diffusé beaucoup de désinformation sur le Covid, et aujourd’hui, de propagande du Kremlin. Ces individus ne touchent pas un kopek. Ils le font car ils pensent défendre le vrai, ils se vivent en lanceur d’alerte, en résistant. Des études ont montré que ceux qui partagent des fausses informations ont parfois un degré d’altruisme élevé. Ceux-là le font donc en réalité avec les meilleures intentions du monde, en pensant prévenir leurs proches, le monde entier, de choses graves et importantes.

Pour certains experts, le risque de la désinformation n’est pas tant que les citoyens croient à une fake news, mais qu’ils finissent par douter de tout, même du vrai. Ce qui profite finalement aux désinformateurs, c’est ce qu’on appelle le dividende du menteur. Est-ce en effet un phénomène à redouter ?

Oui, c’est le régime de la post-vérité que Donald Trump a incarné, l’idée que l’adéquation au réel n’est pas importante. La post-vérité, ce n’est pas seulement mentir, c’est être indifférent à la vérité. C’est le scénario qui m’effraie le plus. Le risque n’est pas que les gens se mettent à croire massivement des choses folles, mais qu’ils entrent dans un relativisme dangereux pour la démocratie. Si l’on se met à considérer que tout se vaut, que les propos d’un climatologue du GIEC sont mis sur un pied d’égalité avec ceux de Bolsonaro sur le climat, là on aura un vrai problème. Un rapport publié par Michel Dubois montre que le niveau de confiance des Français dans les sciences est encore élevé. En France, nous ne sommes donc pas dans la post-vérité. Mais il faut rester vigilant, car il y a un danger. Un point de vue n’est pas l’équivalent d’un fait. Il ne faut pas céder à ceux qui voudraient le faire croire, et que l’on cesse par exemple d’enseigner la Shoah ou la théorie de l’évolution parce que cela peut heurter certains points de vue.

Que sait-on de l’impact de désinformation dans des pays, tels que la Russie ou la Chine, où elle est omniprésente ?

Le problème dans ces pays est souvent davantage l’absence d’informations de qualité que la désinformation en tant que telle. Lorsque les populations ont à leur disposition des sources fiables et indépendantes, elles ont tendance à se trouver vers elles. En 2021, la fondation Descartes a suivi les usages numériques de 2300 Français pendant trente jours. Et nous avons constaté que les Français consultaient de manière écrasante les sites des grands médias nationaux ou régionaux. Nous avons la chance en France d’avoir un environnement informationnel de qualité. Et pendant le Covid, ce sont les sources fiables qui ont le plus bénéficié de l’explosion de la consommation d’informations, a montré une étude centrée sur la France, les Etats-Unis, l’Allemagne et l’Angleterre. Mais dans des pays où les journalistes se font enfermer, tuer et où les médias relaient de la propagande, vous n’avez pas confiance en vos médias, à juste titre.

Une étude réalisée dans 26 pays que l’on vient de publier montre que le facteur qui explique le mieux les différences d’attitude vis-à-vis des théories du complot, c’est le niveau de corruption du secteur public. Plus le secteur public d’un pays est corrompu, plus sa population croit aux théories du complot. Notre interprétation, c’est que lorsque vous vivez dans un pays où vous voyez les fonctionnaires se faire acheter, où vous devez vous-même glisser un billet pour avoir accès à un médecin ou un policier, votre niveau de confiance sociale est nécessairement au plus bas. Donc, quand vous êtes confrontés à des contenus affirmant que les gouvernements mentent sur la Shoah ou le fait d’avoir marché sur la Lune, votre niveau de défiance vous incline davantage à penser que c’est vrai. La France a de grandes figures complotistes qui influencent parfois le monde. Les fake news sur le genre de Brigitte Macron se sont ainsi exportées aux Etats-Unis. Mais la population française dans son ensemble résiste assez bien aux théories du complot.

Que peut faire l’Union Européenne pour mieux se protéger de la désinformation véhiculée par des acteurs malintentionnés ?

Le Digital Services Act va dans le bon sens. Il impose aux réseaux sociaux de rendre des comptes sur leur stratégie de lutte contre la désinformation. L’idée n’est pas qu’ils censurent davantage, plutôt qu’ils cassent les phénomènes de viralité artificielle. Il faut avancer sur ces questions avec beaucoup de prudence pour ne pas avoir des actions trop liberticides. Lorsqu’on lutte contre les ingérences, on essaye de défendre la démocratie. Si en la défendant, on l’abîme, en attaquant trop la liberté d’expression, on a raté l’objectif. Et cela peut générer de la défiance au sein de la population. L’important, selon moi, est de prendre des mesures adaptées à l’état de la menace. Et la menace, ce n’est pas l’intensité avec laquelle les fake news circulent, autrement dit à quel point nous sommes attaqués, mais à quel point notre population en est affectée.

Quel rôle la sphère éducative peut jouer dans la lutte contre la désinformation ?

Un rôle essentiel. C’est notre stock de connaissances qui nous aide à détecter les fausses informations. Les résultats Pisa ne sont pas encourageants à ce titre. Lorsqu’on perd vingt points en mathématiques en un an, c’est un problème. Car certaines fake news utilisent des graphiques trompeurs, des échelles faussées. Le deuxième point important, c’est la formation à l’esprit critique.

Qu’est-ce que l’esprit critique ? A quel moment, peut-il devenir excessif et se transformer en complotisme ?

Je défends une conception précise de l’esprit critique. D’abord, il faut réaliser que chaque être humain est en état de dépendance épistémique. Tout ce que l’on sait, on le sait par le biais d’autrui. Si l’on sait qu’un pays a été envahi, c’est parce qu’un journaliste me l’a dit. Par mes propres sens et expériences, je ne sais rien du monde. La question de la connaissance, c’est donc celle de la confiance. Le premier pilier de l’esprit critique, c’est d’attribuer sa confiance épistémique sur des bases rationnelles. Pourquoi je décide ou non de croire à ce post Facebook, ce média, cette source web ? Quels sont mes critères ? Le deuxième pilier de l’esprit, c’est d’être au fait du fonctionnement de notre propre système cognitif. Souvent, lorsqu’on commet une erreur, on s’est soi-même leurré. Des exercices peuvent nous aider à toucher du doigt nos propres biais, de confirmation par exemple. Les biais n’ont rien d’idiot statistiquement. Ils peuvent nous être utiles. Le biais qui nous pousse à croire ce que croient nos amis a une bonne raison d’être sur le plan évolutif : si vous voyez vos proches courir dans une direction, mieux vaut courir avec eux et réfléchir après ! Mais dans le monde informationnel, cela peut nous jouer des tours.




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