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Hausse du vote RN : “Le résultat d’une libération des discours racistes et identitaires”


La scène est violente. Devant les caméras de l’émission Envoyé Spécial, Divine Kinkela, une aide-soignante noire qui vit en France depuis une trentaine d’années, est prise à partie par ses voisins, sympathisants du Rassemblement national (RN). “Tu dégages ! J’ai quitté les HLM à cause de gens comme toi !”, lui lance sa voisine sur le trottoir d’un quartier résidentiel de Montargis (Loiret). Avant de marteler : “On est chez nous, on fait ce qu’on veut. Va à la niche !” Sur le même ton, son conjoint accuse “les Mustapha, les tout ce que vous voulez” de “ne pas respecter les coutumes de la France”. Depuis, l’aide-soignante – qui a également dénoncé les “cris de singe” et les insultes racistes proférés par ses voisins hors caméra – a indiqué avoir porté plainte pour “injures publiques à caractère racial” et “harcèlement moral”.

Depuis le résultat historique du RN aux élections européennes du 9 juin, confirmé ce dimanche 30 juin par un score de 33,15 % du parti d’extrême droite aux élections législatives, Divine Kinkela ne semble pas être la seule à être victime d’une banalisation d’un discours raciste dans l’espace public. À Calais, le Secours catholique a dénoncé des jets d’eau de javel ou de “bombes à eau” remplie de liquide souillé sur des migrants, tandis que les murs d’un ancien squat d’exilés ont été recouverts de tags racistes, portant l’inscription “Partez ou brûlez”, selon le site InfoMigrants. À Avignon, une boulangerie dont l’apprenti est originaire de Côte d’Ivoire a été incendiée et taguée d’insultes dans la nuit du 25 au 26 juin. Dans le même temps, des personnalités publiques ou journalistes, comme Karim Rissouli ou Mohamed Bouhafsi, ont partagé sur les réseaux sociaux des lettres racistes reçues en ligne ou à leur domicile.

Les associations de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, comme la Licra, la Ligue des droits de l’Homme ou SOS Racisme, sont également nombreuses à faire part d’une augmentation des témoignages de violences racistes, antisémites ou xénophobes depuis début juin. Emmanuel Casajus, docteur en sociologie et auteur de Style et violence dans l’extrême droite radicale (Editions du Cerf, 2023), analyse pour L’Express ce “déclic” banalisant ces violences.

L’Express : Depuis le score du RN aux élections européennes, les alertes d’associations et de personnalités sur un racisme “décomplexé” dans l’espace public se multiplient. Ces violences vont-elles de pair, selon vous, avec les scores du RN aux élections ?

Emmanuel Casajus : C’est en effet un cercle vicieux : le vote Rassemblement national augmente parce qu’il y a une libération des discours racistes et identitaires dans l’espace public, médiatique et politique, qui se nourrit elle-même des théories diffusées par l’extrême droite partout sur le territoire. Le “déclic” que l’on voit depuis les élections au sujet des violences racistes est le résultat de nombreuses années de matraquage de discours identitaires, sur tous les canaux de diffusion, à commencer par Internet.

Quel est justement le rôle d’Internet dans la banalisation de ces violences racistes ?

Il est fondamental. Cela passe d’abord par la multiplication de “blagues” et de propos racistes et xénophobes sur les réseaux sociaux, stratégie mise en place depuis une dizaine d’années par les militants d’extrême droite afin de déculpabiliser les électeurs sur ces idéologies et de les décomplexer sur la manière de les exprimer. Cette forte présence des propos racistes sur le web s’est fortement accélérée depuis trois à cinq ans, en partant d’abord de groupuscules identitaires très politisés, pour s’élargir ensuite à des comptes anonymes avec de fausses identités, voire des “robots”, qui n’ont cessé de multiplier les propos, les mèmes, les caricatures racistes sur les forums et les réseaux, puis les ont diffusé de manière massive et totalement décomplexée, jusqu’à les banaliser.

Les idéologies retransmises dans ces messages ont petit à petit été consolidées par des forums de discussion ou des sites identitaires, comme FdeSouche par exemple, qui ont joué un rôle énorme dans la banalisation des idées racistes, en reprenant par exemple chaque fait divers avec une interprétation raciale.

Les réseaux sociaux sont-ils les seuls à avoir banalisé ces discours racistes selon vous ?

Non, on le voit aussi via certains médias très politisés, et notamment CNews, qui est une chaîne extrêmement orientée – à tel point que l’on peut parler de véritable “Foxnewsation” de la politique. Cnews est un peu l’héritier audiovisuel de FdeSouche : on récupère des faits divers, on donne une interprétation raciale derrière, on la répète en boucle. Le but est de faire rentrer, tout doucement, une certaine vision du monde dans le cerveau du téléspectateur, sans jamais tenir explicitement des propos racistes. On saupoudre des faits divers d’anecdotes, d’opinions, qui vont toujours dans le même sens.

C’est d’ailleurs une stratégie théorisée par des militants identitaires dès la fin des années 1990, sous le concept de “réinformation” : on calque une idéologie politique sur des faits qui auraient été considérés comme anecdotiques auparavant. Le téléspectateur aura ainsi la sensation que la démarche vient de lui, qu’il a compris quelque chose du monde que les “bien-pensants” n’ont pas compris, qu’il faut se battre pour ces idéaux-là.

Comment ce racisme latent a-t-il pu passer des écrans de télévision ou des réseaux sociaux à l’espace public ?

Lors de mes premières enquêtes auprès des militants identitaires à l’Action française, entre 2015-2016, les groupes que je suivais essayaient déjà d’atteindre celle qu’ils appelaient “Madame Michu”. C’était un de leur but : il fallait convaincre “la ménagère de plus de 50 ans” d’adhérer à leur idéologie.

Des positions qui pouvaient paraître ringardes ou extrêmes il y a quelques années sont aujourd’hui totalement revendiquées et assumées.

Dans le même temps, il y a donc eu le travail de certains médias, de certains comptes identitaires sur les réseaux sociaux, le développement d’une culture identitaire perçue comme “cool”, avec des codes marketing, vestimentaires, typographiques qui ont séduit la jeunesse – l’exemple typique, ce sont les influenceurs d’extrême droite, comme Papacito ou Baptiste Marchais. En parallèle, les partis d’extrême droite ont surfé sur la vague de la nostalgie : la France “d’avant”, sa culture, son éducation, le respect des institutions, la gastronomie… Autant de codes et de valeurs qui seraient menacées par le même groupe : les immigrés.

Il y a donc un énorme travail qui est fait, sur toutes les générations et depuis des années, pour pousser à la banalisation d’une idéologie identitaire qui, inévitablement, se confirme dans l’espace public. Cela passe d’ailleurs par la glorification du “rebelle” qui se fiche de la “bien-pensance”, et osera assumer dans la vraie vie ses idéologies, avec cette idée que personne n’a à lui dire comment il doit penser ou parler, qu’il est “chez lui” et qu’à ce titre ses propos, même racistes, homophobes ou xénophobes, sont entendables.

Comment le score du RN a-t-il accéléré cette banalisation des violences xénophobes dans l’espace public sur les trois dernières semaines ?

Le score du RN aux élections conforte certains électeurs sur ce sujet, en provoquant un sentiment de toute-puissance, d’enthousiasme, de victoire. Il ne faut pas sous-estimer la puissance de l’effet de groupe, ni celle du mimétisme : si untel exprime de tels propos sur Internet ou à la télévision, pourquoi pas moi ? Il existe par ailleurs un racisme qui s’est construit en opposition avec des valeurs plus progressistes, avec une certaine forme de retournement de la pression sociale. Sur les réseaux sociaux, et dans certaines couches de la société, la personne victime de soupirs désapprobateurs n’est plus l’auteur d’une blague raciste, mais celui ou celle qui alerte sur le fait que la “blague” n’est pas drôle, par exemple. Sur le même schéma, des positions qui pouvaient paraître ringardes ou extrêmes il y a quelques années, dans tous les domaines, sont aujourd’hui totalement revendiquées et assumées. On considère qu’il existe une culture française officielle, et que si vous vous en détachez, vous êtes un traître – ce qui favorise les discours extrêmes et racistes, et parfois les actions violentes dans l’espace public.




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