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Thesmar et Landier : “Le déclassement économique de la France n’est pas qu’un sentiment”


L’Express vous en avait parlé à sa sortie : Le Prix de nos valeurs, édité en janvier 2022 par Flammarion, est un des livres d’économie les plus éclairants parus ces dernières années. David Thesmar, professeur au Massachusetts Institute of Technology, et Augustin Landier, professeur à HEC, y interrogent les raisons du divorce entre l’avis du peuple et l’analyse économique. Sur l’immigration, le Brexit ou le protectionnisme, les deux libéraux s’affranchissent des évidences de l’efficience, pour tenter de comprendre l’avis d’une partie des citoyens.

Pour L’Express, ces économistes atypiques analysent en profondeur l’impasse politique dans laquelle nous sommes rendus, dressent le bilan critique du macronisme (“le déclassement économique de la France n’est pas qu’un sentiment, malgré le village Potemkine de la French Tech”)tout en égratignant les biais idéologiques de certains de leurs confrères universitaires…

L’Express : Ces élections législatives confirment-elles la thèse de votre dernier livre, à savoir que les électeurs votent sur des questions de valeurs (la liberté, la sécurité, l’identité, l’égalité, etc.), quitte à en payer le prix économique ?

David Thesmar Il y a une tension entre les valeurs qu’on veut défendre et le prix économique qu’on est prêt à payer pour cela. Mais cette tension est difficile à assumer – c’est pour cela précisément que nous avions écrit le livre. On a retrouvé ce non-dit dans la campagne. On a d’un côté des partis qui mettent en avant des valeurs – par exemple l’égalité à gauche, l’identité ou l’ordre à droite – sans reconnaître le prix qui découle des politiques qu’ils préconisent : les valeurs sans le prix. De l’autre côté, on a un centre plutôt tourné vers la maximisation du PIB : le prix sans les valeurs. Comme si mettre les gens en face de ces tensions était impossible.

Augustin Landier D’un côté, il y a donc des partis qui cherchent à uniquement exprimer des aspirations sociétales, et à confronter des valeurs entre elles : sécurité et antiracisme par exemple. Et de l’autre, des partis qui disent : “Ce qu’il faut pour avoir une croissance raisonnable, c’est ci et ça.” Ce qui est pernicieux, aujourd’hui, c’est que personne – notamment la droite “classique” – n’arrive à formuler une synthèse audible entre les deux. Pourquoi ? C’est un mystère. Est-ce que les gens sont tellement énervés qu’ils veulent rester dans des débats simplistes ? Je crois plutôt qu’ils veulent exprimer une colère, tout en espérant que dans la pratique le gouvernement gérera avec un certain principe de réalité.

Finalement, durant ces élections législatives, l’idée s’est installée qu’il ne fallait pas prendre à la lettre les programmes proposés. C’est comme si les gens exprimaient leurs valeurs sans vouloir parler de ce qu’il en restera une fois qu’on prendra en compte les contraintes économiques. Pourtant, cet exercice-là devrait être au cœur du politique : comment exprimer nos idéaux étant donné les contraintes auxquelles on fait face. D’autant plus que ces contraintes, dans le cas de la France, sont de plus en plus dures…

Pendant la campagne pour les européennes, le débat entre Gabriel Attal et Jordan Bardella a semblé montrer la supériorité du premier sur les dossiers économiques ; pourtant, il y a eu zéro gain dans les sondages… Comment l’expliquez-vous ?

A. L. J’ai vu le débat, et je n’ai pas l’impression que Bardella se soit fait écraser. Il y a au contraire eu une certaine morgue du côté d’Attal, comme s’il ne cherchait pas à comprendre pourquoi les électeurs du Rassemblement national sont en colère. Attal a, à mon sens, échoué dans ce débat à montrer une capacité d’écoute. Or un homme politique doit aujourd’hui avoir une capacité d’écoute hypertrophiée. Il est désormais impératif d’être à la fois technique et capable d’empathie. Les moqueries, le ton narquois, ce n’est pas un bon d’angle d’attaque face au RN.

D. T. Le débat a incarné deux narratifs politiques aux antipodes l’un de l’autre. Le psychologue politique Philip Tetlock distingue entre trois types d’arbitrages : entre valeurs, entre enjeux marchands, entre valeurs et enjeux marchands. Au fond, le centre macroniste, c’est le domaine de l’arbitrage purement marchand, une tension financière qui ne suscite pas les passions, qui se règle par de la bonne gestion. Le RN joue plus sur les valeurs – ouverture/fermeture, ordre/liberté, identité/universalisme, etc. –, car ces tensions entre valeurs sont “tragiques”, elles nous passionnent. Le dernier arbitrage, entre valeurs et enjeux marchands, est le sujet de notre livre – Tetlock le décrit comme “tabou”, il suscite une réaction de dégoût.

A. L. C’est effectivement un tabou, comme quand Michel Rocard a déclaré que la France ne pouvait pas accueillir toute la misère du monde au nom du réalisme économique.

L’impression d’un affaissement du niveau de vie et d’un décrochage de la France est partagée par toutes les catégories de la population, même aisées

Augustin Landier

D. T. C’est sans doute ça, le piège du macronisme. Si on explique qu’on veut maximiser le PIB, cela ne fait pas rêver. Mais il y a un paradoxe en plus. En 2017, Macron s’est présenté comme étant le meilleur gestionnaire pour la France ; il est d’ailleurs toujours perçu comme cela à l’étranger. Pourtant, il n’a pas réussi à sortir la France de la croissance molle. Le déclassement économique de la France n’est pas qu’un sentiment, malgré le village Potemkine de la French Tech.

A. L. Son bilan n’est quand même pas catastrophique sur le plan économique, notamment du côté de l’emploi. Mais sa faiblesse, c’est la croissance et la gestion de la dette publique.

Les préoccupations économiques sont présentes chez les Français, notamment à travers le thème du pouvoir d’achat, qui arrive en tête de leurs préoccupations. Est-ce cohérent avec le vote RN ou NFP ?

D. T. Tout le monde n’a pas en tête les arbitrages budgétaires adossés aux choix politiques. Il faut par exemple sacrifier de la croissance du PIB si on veut limiter l’immigration dans un pays, ou si l’on veut du protectionnisme. C’est un choix politique auquel beaucoup de citoyens sont peut-être prêts (nos sondages semblaient l’indiquer). Mais ils n’y pensent pas spontanément, et l’arbitrage n’est pas présenté ainsi, ni par les politiques ni dans les enquêtes d’opinion.

A. L. L’impression d’un affaissement du niveau de vie et d’un décrochage de la France est partagée par toutes les catégories de la population, même aisées. Il est naturel que les gens se préoccupent de leur propre capacité à vivre comme ils le souhaitent. Mais ce débat sur le pouvoir d’achat débouche vite sur une question de valeur, la question de l’égalité. Or, en économie, on sait qu’il y a un coût si la redistribution est poussée trop loin. Ce qui est en jeu, c’est donc un arbitrage entre la performance économique et la promotion d’une valeur, celle de l’égalité.

Le RN et le NFP ciblent respectivement l’immigration et les riches pour faire des économies conséquentes. Est-ce simpliste ?

D. T. Dans aucun cas ce n’est réaliste sur le plan économique. En ce qui concerne la baisse des allocations aux immigrés par exemple, on est dans des ordres de grandeur qui ne permettent pas d’aller très loin. Bardella a d’ailleurs fait des rectifications à ce sujet, avant même le premier tour des législatives, laissant entendre que ses marges de manœuvre budgétaires seraient minces. Quant à la gauche, je me souviens d’anciennes tribunes de Thomas Piketty expliquant que les riches n’étaient pas assez nombreux pour permettre une redistribution significative, et qu’il faudrait donc également plus taxer les classes moyennes… C’était plus sincère que ce que propose aujourd’hui le NFP.

Autant le RN n’arrive pas à mettre en avant des économistes qui défendent la crédibilité de son programme, autant on a vu se succéder des universitaires célèbres qui ont validé celui du NFP…

A. L. Le milieu des économistes est très biaisé sur le plan idéologique, encore plus en France. Peut-être par idéalisme : notre profession étant marquée par un écart conséquent entre ce qu’on gagne en restant à l’université et ce que l’on peut gagner en allant à l’étranger ou dans le secteur privé, pour la plupart des économistes académiques, l’intérêt pécuniaire n’est pas une motivation première. Ils ont choisi leur métier par goût des idées, non pour l’argent. Et au fond ils aimeraient que toute la population soit aussi désintéressée, et que les professions aisées ne fassent pas d’arbitrage fiscal. C’est évidemment irréaliste.

D. T. Même aux Etats-Unis, je ne connais pas beaucoup d’économistes républicains. Il y a clairement un biais de sélection par l’idéalisme, comme le dit Augustin. Et il y a une pression à se conformer. Dans un milieu très majoritairement de gauche, les gens de droite doivent se taire. Si un universitaire signait une tribune pour le RN, il est évident qu’il deviendrait immédiatement radioactif.

Quand votre livre est sorti, vous nous aviez expliqué ne pas vous résigner à considérer que si les gens ne pensent pas comme les économistes, c’est qu’ils sont idiots…

A. L. Il y a ce débat de savoir si notre métier d’économiste consiste à prendre parti ou non. Nous avons fait le choix de rester agnostiques en ne jugeant pas les préférences des personnes mais en explorant leur pluralité. Ce n’est pas notre mission de dire “ce n’est pas bien de ne pas vouloir habiter dans un quartier avec des personnes qui ont majoritairement des origines ethniques différentes de la vôtre”. Je ne crois pas que la fonction d’un économiste soit de prescrire ce qu’est le bien commun, et de faire le catéchisme de l’universalisme.

Je comprends parfaitement que la souveraineté soit une aspiration, mais il ne faut pas en cacher les coûts

David Thesmar

Prenons l’exemple du climat. Faut-il se sacrifier pour les générations futures autant que nous le ferions pour nos proches ? Pour la majorité des économistes, cela ne fait pas de doute. Mais que faire si beaucoup de personnes considèrent qu’elles ne veulent pas payer pour les générations futures ? Les économistes ont du mal à accepter ce type d’attitude non universaliste. Ils sont alors dans un rôle de moraliste. Le problème est que c’est totalement implicite dans leur discours, et qu’ils sont peu formés à la philosophie morale. Leur rôle devrait être avant tout d’expliciter les conséquences matérielles des choix que nous pouvons faire.

D. T. Chez les économistes, on considère qu’il n’y a pas de divergence entre œuvrer pour le bien commun et rendre l’économie efficace. C’est en ce sens que Macron se présente comme chief economist de la France : Pour lui, maximiser le PIB serait la bonne chose à faire du point de vue des valeurs. Nous, nous avons une approche plus pluraliste, en disant que l’économie compte pour les gens, mais qu’il y a aussi d’autres choses importantes pour eux, comme l’ordre, la liberté ou l’identité. On ne peut pas répéter à l’envi there is no alternative (Tina), comme le martelait Margaret Thatcher. Le macronisme, c’est le Tina français !

En faisant le choix du Brexit, les Britanniques ont payé un coût économique pour leur aspiration à l’indépendance. Etaient-ils conscients de leur arbitrage valeur-prix ? Aujourd’hui, entre 60 % et 70 % des personnes estiment que c’est un échec…

D. T. C’est difficile à dire. Qu’on soit rationnel ou impulsif, il nous arrive à tous de prendre des décisions qu’on regrette par la suite. Bien sûr, nous attendons de nos proches qu’ils nous conseillent et nous évitent des erreurs de jugement. Mais nous ne voudrions par pour autant les laisser décider à notre place. Il en va de même pour le peuple : la souveraineté est une valeur en soi, mais elle a un coût, celui de l’exposer à ses erreurs de jugement. Même si intellectuels et politiques sont dans leurs rôles quand ils cherchent à éclairer le peuple, il est à la fin la seule source de légitimité.

A. L. Le pari de la démocratie, c’est de ne pas mettre le peuple sous tutelle. Or, au sein des élites intellectuelles, il y a l’idée qu’il ne faudrait pas lui laisser la parole sur des sujets complexes. Les milieux d’affaires internationaux se plaignent de l’incertitude et de la lenteur démocratiques, se disent que ça se passe mieux à Singapour ou en Chine. Mais je crois que c’est une illusion d’optique. Les craquements permanents de la démocratie permettent de faire des ajustements et des explorations qui lui donnent une flexibilité à long terme que les autres régimes n’ont pas.

D. T. La démocratie ne maximise sans doute pas le PIB. Dans un monde de valeurs plurielles, personne ne sait où se situe le bien commun. Il n’existe d’ailleurs peut-être pas. Donc la seule façon d’aboutir à une forme de coexistence, c’est d’avoir des débats. Or dire, comme le faisait le macronisme, “c’est nous ou le chaos” est une façon de tuer le débat. Au fond, la liberté, c’est le chaos, justement. En tant qu’économistes, nous pouvons tenter de clarifier les sujets. On peut expliquer que si on ferme les frontières avec des tarifs douaniers, cela coûtera des emplois et un peu de PIB. Mais on outrepasse notre fonction si on explique que cela serait une catastrophe.

Les Etats-Unis, patrie du libéralisme, reviennent aujourd’hui au protectionnisme. N’est-ce pas un changement de paradigme ?

D. T. Les Etats-Unis ont un avantage économique conséquent : c’est un grand pays. Ils peuvent se permettre de maintenir une forme de concurrence tout en ayant des objectifs souverains. Mais pour la France, qui est un petit pays, c’est plus coûteux. Cela dit, je comprends parfaitement que la souveraineté soit une aspiration, mais il ne faut pas en cacher les coûts. La nation peut très bien dire finalement : OK, c’est plus cher de faire des Rafale nous-même que d’acheter des F15, mais la fierté nationale est en jeu. A l’image de l’exception culturelle française : on a certes produit à perte quantité de films sur les peines de cœur de quinquagénaires friqués dans des appartements parisiens, mais on aussi eu Anatomie d’une chute !

A. L. Il y a une peur de perdre de contrôle, de devenir dépendants de pays hostiles. C’est bien sûr un sujet à traiter sérieusement. Mais il faut rester prudent : nos grandes entreprises exportatrices craignent une réplique commerciale de la Chine ; elles veulent rester globales. Pour elles, se cantonner au consommateur européen serait la voie du déclin.




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