Etienne Pot assume, depuis la fin de l’année dernière, la délicate tâche d’améliorer l’accompagnement des enfants atteints de troubles du neurodéveloppement. Une mission complexe malgré les progrès accomplis, tant les moyens manquent encore. Avec une difficulté supplémentaire dans notre pays, que le délégué interministériel continue de dénoncer avec force : le poids de la psychanalyse. Les pratiques déviantes des tenants des théories de Freud (culpabilisation des parents, packing…), non conformes aux données de la science, récusées depuis plus de dix ans par la Haute autorité de santé (HAS), restent en effet encore très présentes. Y compris sous des habits neufs, masquées sous un discours “intégratif”, des emprunts à contresens aux neurosciences, ou au nom du “bon sens” dans l’éducation des enfants.
S’il faut combattre et dénoncer ces idées d’un autre temps, c’est aussi parce qu’elles contribuent à occulter un message d’espoir. Grâce aux avancées scientifiques, tant dans la compréhension des origines de ces troubles que dans la mise au point d’outils de prise en charge efficaces, on le sait désormais : il est possible d’aider les enfants à progresser. Etienne Pot détaille à L’Express comment sa délégation travaille à s’assurer que tous les petits Français atteints de ces troubles bénéficient des soins les plus adaptés. Entretien.
L’Express : La Haute autorité de santé réfute le recours aux approches psychanalytiques dans la prise en charge des enfants atteints de troubles du spectre de l’autisme depuis 2012. Les associations de parents dénoncent pourtant encore régulièrement le poids de cette discipline dans l’accompagnement de leurs enfants. Qu’en est-il à votre connaissance ?
Etienne Pot : La psychanalyse n’a pas sa place dans le champ des troubles du neurodéveloppement. Heureusement, elle s’y avère de moins en moins présente : il y a eu des améliorations considérables, du fait des différents plans autisme et de la stratégie nationale. Cependant, certaines pratiques continuent d’infuser dans le secteur sanitaire, et elles imprègnent aussi fortement le médico-social. Je ne peux pas le quantifier, mais je reçois encore suffisamment de courriers de familles mécontentes pour vous confirmer que oui, la psychanalyse continue de poser des problèmes.
L’immense majorité des professionnels font preuve d’un engagement sans faille et d’une envie de faire progresser les personnes accompagnées. Mais il faut aussi que nous soyons lucides sur ce qui pose encore tant de difficultés. Je vais vous donner quelques exemples concrets. Vous assistez à une réunion d’équipe où le comportement d’un enfant qui fait en permanence des nœuds avec une ficelle est évoqué. Il s’agit d’un comportement stéréotypé caractéristique de l’autisme, mais le personnel va vous expliquer qu’il a des nœuds dans sa famille… Je vous passe ces lettres de mamans à qui on dit encore que si leur enfant est autiste, c’est parce qu’elles ont vécu un viol incestueux dont elles n’ont pas conscience. Ce qui évidemment n’a aucun fondement.
Récemment, une maman m’a raconté que, lors d’une consultation, un médecin lui a expliqué que si son petit dernier était autiste, c’était à cause du grand frère de 5-6 ans, qui n’avait sans doute pas bien géré les interactions avec son cadet. L’enfant en question était présent à la consultation. Non seulement cela n’a pas de sens, mais en plus, quelle violence pour ce jeune garçon !
Certains psychanalystes qui se réclament d’une nouvelle ère, non culpabilisante, vont me dire que ces histoires-là sont devenues anecdotiques. Cela n’est pas ce que je constate, et sincèrement, j’espérais en prenant ce poste ne pas recevoir autant de témoignages de ce type. La seule chose qui doit nous guider, c’est le progrès des enfants. Or dans notre pays, tous les professionnels des établissements médico-sociaux n’ont pas forcément bénéficié d’une formation actualisée où on leur aura transmis l’idée qu’un enfant autiste peut progresser.
L’Etat n’a pas à soutenir des structures qui ne s’inscrivent pas dans les pratiques les mieux établies scientifiquement
Etienne Pot
C’est pourtant le cas ?
Il n’y a pas de plafond de verre et le reconnaître représente un véritable changement de paradigme. Quand on y réfléchit, c’est tout à fait logique car les enfants disposent d’une plasticité cérébrale très importante, ils peuvent donc tous progresser. Dans tous les troubles du neurodéveloppement, que ce soit l’autisme, les TDAH, les troubles “dys” (NDLR, dyslexie, dysorthographie, dyscalculie…), les progrès sont possibles. Même dans les troubles du développement intellectuel (NDLR, les retards mentaux), dont on croit encore trop souvent qu’ils sont figés. Ces enfants ne vont pas forcément tout récupérer bien sûr, mais on va pouvoir mettre en place un certain nombre de stratégies de compensation.
Ce qui est terrible, c’est de se dire qu’un enfant autiste non verbal à 5 ou 6 ans ne parlera jamais. Je ne suis pas en train de brosser un portrait idyllique, de dire qu’il n’y aura plus jamais de personnes autistes très sévères. Mais si on continue dans la voie du repérage et de l’intervention très précoces, alors oui, je suis persuadé que l’on réduira drastiquement les handicaps les plus lourds à l’âge adulte dans les prochaines décennies.
Concrètement, comment faire pour que les pratiques évoluent partout, alors que les recommandations de la Haute autorité de santé (HAS) ne sont, comme leur nom l’indique, que des recommandations, sans caractère obligatoire ?
Dès que j’ai été nommé délégué interministériel, j’ai envoyé un courrier à tous les directeurs généraux de toutes les agences régionales de santé (ARS), en leur indiquant que le Code de l’action sociale des familles et le Code de santé publique sont très clairs : on doit s’inspirer de ce qu’il y a de plus moderne dans les approches d’accompagnement des enfants atteints de troubles du neurodéveloppement. L’Etat n’a pas à soutenir des établissements et des services qui ne s’inscrivent pas dans les pratiques les mieux établies scientifiquement.
Nous créons une “task force” au niveau national, avec un groupe d’experts qui viendra en aide aux ARS dès le début de 2025, pour regarder ce qui se joue, sur le terrain, au sein des établissements et services. Nous avons déjà reçu de nombreuses candidatures. Cette “task force” sera composée d’experts reconnus, des professionnels de santé mais aussi des représentants des usagers, formés à l’audit. Ils auront la légitimité pour venir en appui des inspections menées par les ARS, et apporteront un regard neuf, détaché des contingences locales. Les ARS sont très demandeuses et volontaires, car il n’est jamais simple de savoir si un établissement respecte vraiment les recommandations.
Cette équipe représente un maillon supplémentaire, car nous avons par ailleurs déjà cinq centres d’excellence à Lyon, Tours, Paris, Strasbourg et Montpellier, qui garantissent ces meilleures pratiques dans le champ des troubles du neurodéveloppement (TND). Ces actions sont d’autant plus importantes qu’une prise en charge conforme aux meilleures données de la science est un facteur d’attractivité pour les structures. Quand on vous dit que vous êtes là pour aider les jeunes à grandir et à réaliser des progrès, c’est quand même plus satisfaisant !
Le message pour les familles de notre pays, c’est un message d’espoir : on ne lâche rien
Etienne Pot
Avec quelles autres mesures pensez-vous pouvoir aider les enfants à progresser ?
Nous voulons réinterroger le parcours des jeunes pris en charge dans les Instituts médico-éducatifs (IME). Est-il normal que certains y entrent vers 6 ou 7 ans et y restent jusqu’à leurs 20 ans sans que leur diagnostic, leur parcours, leurs compétences, leurs habiletés ne soient jamais réinterrogées ? La Ministre en charge du handicap Fadila Khattabi a lancé une mission de l’inspection générale des affaires sociales (Igas) sur cette question, car on ne peut pas se satisfaire que des jeunes passent toute leur vie dans le médico-social s’ils ont les capacités pour avoir une vie plus autonome. A partir de l’automne, nous allons aussi déployer un modèle d’insertion par le travail de personnes autistes très sévères avec des troubles du développement intellectuel (TDI). Il a en effet été montré que par le travail, il est possible de récupérer des habilités, voire d’accéder au logement, y compris pour ces publics.
De manière plus générale, tout l’enjeu de la prise en charge de l’autisme aujourd’hui, c’est d’arriver à bien distinguer, dans le large spectre de l’autisme, les différents troubles fonctionnels, d’importance variable selon les personnes, relatifs à la communication ou aux interactions, mais aussi les troubles parfois associés, comme le trouble du développement intellectuel. Le raccourci est souvent fait un peu trop vite.
J’ai rencontré un jeune ingénieur en cybersécurité : à 6 ans il ne parlait pas, mais ses parents se sont battus pour le scolariser. Sans leur énergie, on aurait conclu qu’il était déficient intellectuel. Nous devons évaluer les enfants le plus finement possible, et armer un accompagnement efficace. Rien n’est figé : avec des orthophonistes, des ergothérapeutes, des psychomotriciens et des psychologues bien formés, on arrive à récupérer des habiletés, on voit des jeunes qui progressent, qui gagnent en autonomie, et ça, c’est formidable !
Les enfants doivent pouvoir aussi bénéficier d’explorations médicales complètes. Dans 30 % des cas de troubles du neuro-développement, il existe une épilepsie sous-jacente. Dans l’imaginaire collectif, l’épilepsie se traduit par des convulsions mais en réalité il peut y avoir des crises atypiques, avec un enfant qui va mettre un coup de poing dans un mur par exemple. Est-ce que tous les professionnels sont sensibilités à ces pathologies ? On ne peut pas se mettre à interpréter les troubles du comportement d’un enfant sans même s’assurer qu’il n’a pas d’autres troubles ou maladies associées.
Le message pour les familles de notre pays, c’est un message d’espoir : on ne lâche rien. L’objectif est aussi de tout faire pour que l’école puisse accueillir ces enfants le plus possible et le plus longtemps possible. En disant cela, j’ai bien conscience que nous devons former et accompagner les enseignants et les AESH (accompagnants des élèves en situation de handicap), tout en continuant à développer les structures d’aval nécessaires quand la scolarisation “classique” n’est plus possible.
Au lieu de stigmatiser et de culpabiliser les parents comme on a pu beaucoup le voir dans la psychanalyse, nous voulons aussi les aider. Savoir accompagner un enfant avec un TND n’a rien d’inné, et il faut le dire pour aider les parents. C’est tout le sujet de la guidance parentale : un ensemble de connaissances et de compétences à acquérir, prouvées, basées sur la science, pour adopter les attitudes et les habitudes qui aideront le mieux l’enfant. Nous sommes en train de regarder avec l’Assurance maladie comment faire pour déployer au mieux ces outils auprès du plus grand nombre possible de familles.
Des psychanalystes médiatiques continuent pourtant de tenir des discours erronés sur l’autisme ou le TDAH. Cela nuit à la bonne prise en charge des enfants ?
Quand j’entends des professionnels expliquer dans des émissions de radio, sur des antennes publiques, que certains TND n’existent pas, qu’il suffit d’un peu de bon sens pour gommer un certain nombre d’atypies du neurodéveloppement, c’est une méconnaissance totale de la réalité. Cela ne signifie pas que le bon sens n’a pas lieu d’être dans l’éducation des enfants, mais chacun doit garder sa place dans la gradation des soins et de l’accompagnement. Est-ce que ces personnes s’occupent d’enfants atteints de TND sévères ? Je ne crois pas. Je mets au défi ces professionnels de nous prouver qu’ils ont fait progresser les enfants autistes. A force de nier l’existence de ces troubles, on les a sous-évalués, et on n’offre pas un accompagnement correct.
Certains continuent d’asséner que les troubles du neurodéveloppement sont liés aux modalités éducatives ou aux écrans, ce qui est bien sûr totalement faux. Les TND sont présents dès la naissance, et ils s’inscrivent dans une dimension génétique indiscutable. Là où il ne faut pas que l’on se trompe, et je pense que la psychanalyse vient troubler la grille de lecture, c’est qu’il peut exister un surhandicap, à ne pas confondre avec l’origine du trouble. Un enfant autiste évoluant dans un milieu précaire ou fragilisé aura peut-être plus de mal à accéder à des aides adaptées. C’est pourquoi nous continuons le déploiement de plateformes de coordination et d’orientation (PCO) permettant un accompagnement sans reste à charge de tous les enfants porteurs de troubles du neurodéveloppement : autisme, troubles dys, TDAH, TDI.
Quant aux écrans, encore une fois, ne mélangeons pas tout ! Ces outils peuvent permettre à certains de sortir de leur isolement. J’ai vu par exemple dans un centre du Val-d’Oise des jeunes personnes autistes très sévères réussir à communiquer grâce à leurs tablettes. Ils manient l’humour subtilement alors qu’on les pensait incapables de toute interaction sociale. Dans le TDAH et les troubles “dys”, les supports informatiques aident dans la scolarité, sans rien enlever à leurs camarades de classe.
Mais concernant la psychanalyse, ce qui m’inquiète le plus aujourd’hui, c’est de la voir revenir dans le champ des TND sous des habits neufs, que ce soit au nom du “bon sens” ou, comme on peut le voir parfois, sous couvert d’un vernis “intégratif”.
Les psychanalystes avancent désormais masqués, c’est ce que vous constatez ?
Cela commence généralement en douceur, avec un intervenant qui va vous expliquer qu’il faut d’abord regarder s’il n’y a pas des conflits familiaux. Jusque-là tout le monde est d’accord. Mais ensuite, on va vous dire que “ce serait quand même pas mal d’interroger la relation avec les parents”. Et de proche en proche, on arrive à l’interprétation psychanalytique de l’état de l’enfant, sous couvert de “le prendre en compte dans sa globalité et de lui donner toutes les chances en n’excluant aucune approche”. A la délégation interministérielle, quand nous entendons ce vocabulaire “intégratif”, nous sommes très vigilants, cela veut souvent dire que nous sommes face à des intervenants qui ne respectent pas les recommandations.
Bien sûr, même les ardents défenseurs de la psychanalyse se rendent compte que le monde change, que la recherche avance, que l’on progresse dans la compréhension des troubles du spectre de l’autisme, et c’est tant mieux. Les avancées en génétique notamment interrogent toute autre théorie qui pourrait exister sur l’émergence des TND. En réaction nous assistons aussi à l’émergence de concepts comme la “neuropsychanalyse” qui tente de réconcilier les avancées en neurosciences et les théories psychanalytiques. Ces approches paraissent pourtant difficilement réconciliables.
Mais je regarde aujourd’hui devant nous : des milliers d’intervenants, de formation initiale psychanalytique, ont fait évoluer progressivement leurs pratiques et s’inscrivent dorénavant dans des méthodes actuelles et adaptées : c’est sur eux et sur tous les professionnels que nous comptons aujourd’hui.
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