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“Welcome to Gaza !”, épisode 4 : la dernière partie de la pièce inédite de Robert Littell

Cet été, L’Express publie une œuvre inédite du maître du roman d’espionnage Robert Littell – auteur, notamment, du best-seller La Compagnie. Dans Welcome to Gaza !, l’écrivain délaisse les espions et nous livre une tragédie en un acte – ainsi qu’un vibrant manifeste pour la paix – qui se déroule en Israël le 7 octobre 2023. Résumé des épisodes précédents : Justine, une Israélienne vivant dans un kibboutz près de la bande de Gaza, s’est réfugiée dans une buanderie sans fenêtre (et sans verrou) qui sert aussi d’abri sécurisé. Elle appelle son père David – que l’on devine, d’après la conversation, bien plus religieux et nationaliste qu’elle. Il est au reste membre du gouvernement de Netanyahou. Le troisième épisode se finissait par un “boum sonore” que Justine interprétait, paniquée, comme l’arrivée des terroristes dans sa maison.

[On entend des hommes parcourir les pièces, enfoncer des portes à coups de pied, une rafale d’arme automatique, un miroir qui se brise. Des cris en arabe. Quelqu’un essaie de pousser la porte de la buanderie, bloquée par le lave-linge. Encore des cris en arabe. Un poing qui tambourine à la porte. Le lave-linge recule de quelques centimètres, et la porte s’ouvre peu à peu. Alors, on voit deux jeunes hommes en treillis militaire, le front ceint d’un bandeau vert, qui poussent une jeune femme dans la pièce au bout de leurs kalachnikovs. C’est la voisine et amie de Justine, Siona. Elle est pieds nus et sa robe est déchirée à l’épaule. Elle tremble de frayeur et sanglote sans bruit.]

Justine

[Elle bondit sur ses pieds pour prendre Siona dans ses bras, et fixe les deux hommes d’un regard terrifié.]

Siona, Siona, qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Siona

Eux, rien… Ils m’ont sauvée des terroristes qui allaient me violer.

Justine

[Elle glisse son téléphone dans le tas de linge, puis s’adresse aux tireurs du Hamas en hébreu.]

Ani yehudiya v’habat shel…

Premier Palestinien

[L’interrompant dans un anglais parfait.]

Désolé madame, je comprends l’hébreu, mais je refuse de le laisser souiller ma bouche. Rencontrons-nous donc dans le no man’s land de l’anglais.

Justine

Il est miné, votre no man’s land ? Je vous pose la question parce que celui de mon père l’était, tout compte fait…

Premier Palestinien

Miné ? Je ne comprends pas… Ecoutez, madame, vous n’avez rien à craindre d’Ahmed et moi : nous sommes des musulmans dévots. Le prophète Mohammed au nom sacré a spécifiquement ordonné aux Compagnons de traiter les prisonniers avec bonté.

[Il récite.]

“Et offrent la nourriture, pour l’amour de Dieu, au pauvre, à l’orphelin et au prisonnier.”

[En regardant Justine droit dans les yeux.]

Sourate 76, verset 8.

Siona

[Tremblante, terrifiée.]

L’arrêt de bus, au coin de la rue, est rempli des corps de Juifs que vous avez abattus… Les Schwartz, leurs jumeaux adolescents, le vieux Litzky, l’infirmière qui poussait son fauteuil. Le vigile qui avait perdu sa jambe pendant la guerre des Six Jours… Je l’ai vu depuis mon perron, assis sur le trottoir, il contemplait sa veste d’uniforme gorgée de sang…

Premier Palestinien

Soixante-quinze ans d’occupation israélienne, soixante-quinze ans que les Israéliens tuent des Palestiniens : cela a poussé certains d’entre nous à devenir moins dévots que d’autres.

[Pendant ce temps, David est penché sur son téléphone noir pour écouter la conversation ; son visage est un masque de terreur pour sa fille.]

Premier Palestinien

[Il sort un paquet de cigarettes américaines et un briquet, hésite.]

Ça vous dérange si je fume, madame ?

Justine

[Sarcastique.]

Je vous en prie, faites comme chez vous…

[Le premier Palestinien tend une cigarette au second, ils les allument et inhalent profondément.]

Justine

[Ironique.]

On voit que vous n’avez pas lu le paquet : fumer est dangereux pour la santé.

Premier Palestinien

Vivre à Gaza, coupé du monde par un mur israélien haut de 9 mètres, ça, c’est dangereux pour ma santé, madame.

Justine

Qu’allez-vous faire de nous ?

Premier Palestinien

Nous attendons l’arrivée de nos camarades dans le car scolaire que nous avons libéré. Nous allons vous ramener à Gaza, avec les autres otages. Comme ça, les Juifs réfléchiront à deux fois avant de nous faire ce que les avions israéliens ont fait en 2006 à Dahieh Janoubyé, dans la banlieue de Beyrouth, lorsqu’ils ont écrasé ce quartier du Hezbollah à coups de bombes. Et nous nous servirons de nos prisonniers pour négocier un échange et libérer des centaines des nôtres qui croupissent dans les prisons du Néguev. La popularité du Hamas s’envolera sur les ailes de notre glorieuse victoire…

Justine

Où avez-vous appris l’anglais ?

Premier Palestinien

[Il se hisse sur le bord de l’évier pour s’asseoir en fumant sa cigarette.]

A l’université américaine de Beyrouth. Je suis diplômé en littérature anglophone. Mon mémoire portait sur le Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell.

Justine

[Intriguée.]

Ma mère m’a donné le prénom de l’héroïne du premier livre du Quatuor

Premier Palestinien

Justine ! La mystérieuse Justine que Durrell décrit comme une Juive hystérique. Etes-vous une Juive hystérique, madame ?

Justine

Ça dépend si on me vise avec une kalach. Vous pourriez demander à votre ami de pointer son arme ailleurs, je vous prie ?

[Le premier Palestinien dit quelque chose en arabe à l’autre, qui remonte le canon de son arme vers le plafond et se poste à la porte de l’abri.]

Justine

[Un peu gênée.]

Toda raba.

[En anglais.]

Merci, j’apprécie de ne pas être face à une arme dans ma propre maison. Pour répondre à votre question : mon père est convaincu que je suis légèrement hystérique. En temps normal, je ne le suis pas – même si aujourd’hui, c’est peut-être l’exception. Mais, comme la Justine de Durrell, je suis absolument juive.

Premier Palestinien

Puisque vous vivez dans un kibboutz, ça paraît évident. Une Juive et une kafir, quelqu’un qui rejette l’islam.

Justine

“A vous votre religion, et à moi ma religion.”

Premier Palestinien

[Surpris de l’entendre citer le Coran.]

Sourate 109, verset 6 ! Mais comment se fait-il que vous, une kafir, citiez le Saint Coran ?

“Welcome to Gaza ! – Dialogue de sourds en un acte” : la pièce inédite de Robert Littel à lire sur L’Express.

Justine

J’ai étudié votre Saint Coran dans une fac américaine impie.

Premier Palestinien

[Belliqueux.]

Vous parlez arabe ?

Justine

[Sur la défensive.]

Comme la plupart des Israéliens, un mot par-ci par-là.

[Pensant lui faire plaisir.]

J’ai lu votre livre saint d’un bout à l’autre, en anglais.

Premier Palestinien

Si vous n’avez pas lu le Saint Coran en arabe, vous n’avez pas lu le Saint Coran. Pour les musulmans, seule la version originale en arabe contient les sourates sacrées que l’ange Djibril a soufflées à l’oreille du prophète Mohammed, bénie soit sa mémoire. Les traductions sont des distorsions… des perversions… des corruptions… Qui donnait un cours pareil, en Amérique, sur notre Saint Coran ? Un infidèle, sans aucun doute…

Justine

Une personne venue du Maroc, de confession musulmane, qui admirait le Coran mais ne gobait pas les légendes – l’idée que Mahomet ait été un chamelier illettré, à qui l’ange Gabriel aurait chuchoté des vers à l’oreille.

Premier Palestinien

Ce qui fait de lui un non-croyant…

Justine

D’elle. Ce professeur était une femme. Et elle était croyante : elle croyait différemment de vous sans doute, mais elle croyait quand même…

Premier Palestinien

Ces croyants-là ne sont pas de vrais musulmans, ce sont des kafirs qui doivent être corrigés…

Siona

[Effrayée, parlant tout bas.]

Tu le mets en colère, Justine !

Justine

[S’adressant au premier Palestinien, cherchant à changer de sujet.]

Et vous ? Vous devez avoir un nom…

Premier Palestinien

On m’appelle par mon nom de guerre, Darley. Vous qui vous appelez Justine, vous le reconnaîtrez peut-être…

Justine

Mais oui, tout à fait… Darley est le narrateur du Justine de Durrell.

PremierPalestinien

Comme Darley, mon camarade Ahmed et moi sommes les enfants de notre paysage… Je rêvais de vivre un jour dans celui de Darley, qui était une île grecque. Le mien, madame, c’était une colonie pénitentiaire à ciel ouvert de 40 kilomètres de long.

[Il relève le menton, s’exprime avec orgueil.]

Je suis commandant adjoint de la brigade Abou Bakr du Harakat al-Muqawama al-Islamiyya, connu par les Israéliens sous l’acronyme Hamas…

[Il se tourne pour parler à Ahmed en arabe.]

Siona

[Parlant tout bas à Justine.]

Il faut que tu arrêtes de bavarder avec le terroriste, Justine. Toutes ces histoires de croyants et de non-croyants… Tu ne vas faire que l’énerver…

Justine

[Répondant à voix basse.]

J’ai lu quelque part que si on arrive à discuter, on a moins de chances de se faire descendre.

[Se forçant à poursuivre la conversation avec son ravisseur.]

Dites, monsieur Darley…

[Il pivote vers elle.]

Donc, vous avez toujours vécu dans votre colonie pénitentiaire à ciel ouvert ?

Premier Palestinien

Pourquoi tant de questions, madame ?

Justine

Ce n’est pas tous les jours que des Palestiniens armés de kalachnikovs russes viennent me voir dans mon abri israélien. Ça me fera une sacrée histoire à raconter à ma fille.

[Avec un rire nerveux.]

C’est tout moi, ça, d’essayer de comprendre mes voisins… de comprendre d’où ils viennent…

Premier Palestinien

D’où nous venons, madame, c’est la bande de Gaza. Je suis né dans le camp de réfugiés de Rafah. J’ai commencé à travailler à 13 ans, après l’école, pour un vieux qui vendait des oranges dans une carriole. A 15 ans, je passais mes week-ends dans un entrepôt secret à fabriquer ce que vous appelez des cocktails Molotov pour nos combattants de la liberté…

Justine

Et comment vous êtes-vous retrouvé à Beyrouth ?

Premier Palestinien

C’est une longue histoire…

Justine

J’ai tout mon temps…

[En aparté.]

Du moins j’espère !

Premier Palestinien

Une ONG irlandaise a choisi trois jeunes de notre camp pour leur apprendre l’anglais. Je parlais déjà l’arabe, et je comprenais l’hébreu. Quand j’ai atteint un assez bon niveau, la dame s’est arrangée pour me faire passer l’examen d’entrée à l’université américaine de Beyrouth. “Qu’est-ce que tu as à perdre ?” me disait-elle. Vous pouvez être sûre qu’il n’y avait pas beaucoup de candidats palestiniens. J’ai obtenu une bourse. J’ai passé la frontière entre Rafah et l’Egypte le jour de mes 18 ans. Ma mère et mes deux frères m’ont accompagné pour me faire leurs adieux, ma mère versait des larmes de bonheur pour moi et de tristesse pour elle. J’étais le premier de ma famille à échapper aux 40 kilomètres de la colonie pénitentiaire à ciel ouvert.

Justine

Et votre père, il n’est pas venu ?

Premier Palestinien

Mon père… lui et mon petit frère Hachem… ils ont été tués, tous les deux… Pulvérisés, au point qu’il ne restait rien à enterrer… par une bombe israélienne, quand j’avais 12 ans…

Justine

Je suis sincèrement navrée… navrée pour votre père… navrée pour votre frère Hachem, navrée pour les larmes de votre mère. Navrée que vous et moi finissions par nous rencontrer dans un no man’s land…

[Elle inspire profondément.]

Beyrouth a dû vous faire l’effet d’une autre planète…

Premier Palestinien

[Se souvenant, revivant le passé.]

Je me sentais comme cet Américain quand il a marché sur la Lune. Je faisais un pas de géant pour le peuple palestinien…

“Welcome to Gaza ! – Dialogue de sourds en un acte” : la pièce inédite de Robert Littel à lire sur L’Express.

Justine

Comment en êtes-vous venu à rejoindre le Hamas ?

Premier Palestinien

Les Palestiniens ne rejoignent pas le Hamas. C’est le Hamas qui vient à nous. Ils n’ont pas grand monde qui parle bien anglais, si bien que je me suis retrouvé derrière un bureau, à traduire des articles de la presse américaine : sur Israël, sur le Hezbollah et le Liban, sur Gaza, sur les Juifs des Etats-Unis et leur influence sur la politique moyen-orientale du pays. Nos leaders ne sont pas des brutes primitives, ce sont des combattants de la liberté sophistiqués. Vous, les Israéliens, vous nous avez sous-estimés…

David

[Ne pouvant plus se contenir, hurlant furieusement au téléphone tandis que la lumière se rallume sur lui.]

On vous a surestimés, espèce de fils de chienne ! Notre erreur fatale, ç’a été de croire que vous essaieriez de construire la bande de Gaza, pas de creuser une ville souterraine en dessous…

Premier Palestinien

[Descendant de son perchoir.]

C’était quoi, ça ?

Justine

Ça, mon ami, c’était la voix de mon cher père pétant un câble au téléphone.

Premier Palestinien

Celui qui vous voit comme une Juive hystérique ? C’est lui, l’hystérique.

[Il s’approche du tas de linge, y trouve le téléphone, parle dedans.]

Bonjour à vous, qui que vous soyez.

David

[Explosant d’une rage glacée.]

Je suis David ben Ibrahim !

Justine

[Secouant la tête avec exaspération.]

Je vous présente mon paterfamilias! Arrivé sur les rives de la mer Rouge, il s’attend à ce qu’elle s’écarte quand Yahvé comprendra qui il est.

[Ahmed, près de la porte, échange des regards stupéfaits avec le premier Palestinien. Il montre Justine du doigt et dit en arabe : “Si c’est le ministre Ben Ibrahim, celle-ci vaut son poids en or. “]

Premier Palestinien

[A Justine.]

Vous êtes la fille du ministre israélien David ben Ibrahim ?

Justine

[Elle hoche rapidement la tête.]

D’après mon livret de famille, il semblerait.

[Les deux Palestiniens discutent avec ardeur en arabe.]

Premier Palestinien

[Se tournant vers Justine.]

Vous êtes un otage de prix, madame. Nous vous échangerons contre 100 des nôtres, 1 000, même.

[Penché sur le smartphone de Justine, criant dedans avec colère.]

Allez griller en enfer, monsieur le ministre David ben Ibrahim. Nous sommes sortis de Gaza, nous avons pris 22 kibboutz et villages israéliens. Nous avons votre fille – elle est maintenant une prise de guerre…

David

Le feu de l’enfer s’abattra sur Gaza par votre faute. Ce que nous avons fait à Dahieh Janoubyé quand le Hezbollah a commis l’erreur de s’en prendre à nous, ce ne sera rien comparé à ce que nous allons vous faire. Je sais que vous, les Palestiniens, vous avez la violence dans le sang… Il faut vous infliger une leçon que vous n’oublierez jamais…

Justine

C’est ça, papa ! Vas-y, menace-le, ça va sauver les Israéliens pris en otages, dont ta fille chérie.

Premier Palestinien

[Dans le téléphone de Justine.]

Vous vivez juste à côté de Gaza, monsieur le ministre Ben Ibrahim. Vous l’avez entouré d’un mur immense pour nous y enfermer – mais ce mur vous enferme aussi à l’extérieur. Que savez-vous de la vie à l’intérieur ? Des gamins qui grimpent dans les oliviers pour apercevoir la Palestine qui s’étend de l’autre côté ? Des filles qui aiment mieux avorter plutôt que mettre au monde un condamné à la perpétuité dans une prison à ciel ouvert ?

David

Et votre plan génial, c’est de rectifier tout ça en enlevant et en tuant des Juifs ! Nous éradiquerons votre Hamas, il cessera d’exister.

Premier Palestinien

Vous pouvez tuer tous les combattants du Hamas, mais jamais vous n’éradiquerez le Hamas : le Hamas est une idée.

David

[Grommelant.]

Le national-socialisme d’Hitler aussi, c’était une idée !

Premier Palestinien

[Sur sa lancée.]

Peu importe combien d’entre nous deviennent martyrs au Paradis, monsieur le ministre Ben Ibrahim, ou combien de nos frères et sœurs seront enfouis sous les gravats créés par vos bombes, nous avons déjà gagné cette guerre. Même si par miracle vous pouviez convaincre les 500 000 colons juifs de Judée et de Samarie d’abandonner leurs colonies et leurs avant-postes, même si vous permettiez l’existence d’un Etat palestinien fantoche sur la terre qui est la nôtre, aux premières élections nous éjecterions les collaborateurs et nous ferions la conquête de l’Etat palestinien. D’une manière ou d’une autre, le Hamas deviendra l’Etat palestinien, représentant les millions de Palestiniens qui ont soif d’une patrie.

David

Vous êtes un grand malade…

Premier Palestinien

Malade d’espoir, monsieur le ministre Ben Ibrahim.

[Le téléphone de Justine émet une tonalité dans sa main. Curieux, il met David en attente.]

Allô ?

Dafna

[Avec entrain, tandis que la lumière se rallume sur elle.]

Oui, rebonjour, c’est Dafna de Toyota Motors à Bat Yam. J’avais promis de rappeler une fois l’alerte levée. Pourrais-je parler à Justine, s’il vous plaît ?

Premier Palestinien

[A Justine, en ricanant.]

Vous connaissez une Dafna de Toyota Motors à Bat Yam ?

Justine

C’est surréaliste… Elle m’a appelée tout à l’heure pour l’extension de garantie de la voiture.

Premier Palestinien

Justine n’est pas disponible pour le moment, Dafna.

[Amusé par la situation.]

Je peux lui passer un message ?

Dafna

Tout à fait ! Dites-lui… dites-lui qu’en fait ce n’était pas une fausse alerte… Cette fois, c’étaient de vraies roquettes lancées par cette saloperie de Hamas. L’une d’elles a dû traverser le Dôme de fer : je l’ai entendue exploser moi-même, donc ça n’a pas dû tomber loin. Et, oui, dites à Justine que j’ai vu à la télé ce qui se passait dans les kibboutz proches de Gaza… dites-lui… Mais au fait, vous êtes qui ? Son mari ?

Premier Palestinien

Je suis une saloperie de terroriste du Hamas, même si nous préférons nous voir comme des combattants de la liberté, pas des terroristes. Mes camarades et moi, nous sommes sortis de Gaza et entrés dans le kibboutz de Justine… et nous repartirons avec elle dans un car rempli de tous ses voisins kouffar…

Dafna

Dites, si c’est une blague, ce n’est…

[Elle se lève, alarmée, et chuchote avec frayeur.]

Dieu du ciel, je vous en prie, dites-moi que c’est une blague !

Premier Palestinien

Désolé de vous décevoir, Dafna de Toyota Motors. Ce n’est pas une blague. Personne ne rit, ici.

[Il raccroche. Dafna est brusquement replongée dans le noir.]

Justine

[Avec un sourire narquois.]

Vous ne riez peut-être pas, monsieur Darley – mais vous ne manquez pas d’humour. Elle va passer le restant de sa vie à frimer d’avoir parlé avec un terroriste palestinien…

[Un petit Nokia noir sonne dans la poche de poitrine du premier Palestinien. Il pose le smartphone de Justine sur la table à repasser et lui tourne le dos pour parler en arabe dans son Nokia. Son expression reflète la mauvaise nouvelle qu’il reçoit. Il raccroche et range le Nokia dans sa poche. Ahmed et lui discutent avec ardeur en arabe. Justine et Siona échangent des regards épouvantés. Les deux Palestiniens se disputent. Ahmed, le plus fanatique des deux, secoue la tête avec colère, fait des gestes en direction des deux femmes. Le premier Palestinien paraît hésitant, mais, poussé par les imprécations d’Ahmed, hoche la tête avec réticence. Il semble céder à Ahmed, qui charge sa kalachnikov. Tous deux se retournent face aux captives.]

Premier Palestinien

[D’une voix forte.]

Monsieur le ministre Ben Ibrahim, vous m’entendez toujours ?

[Des bruits indistincts dans le smartphone, puis la voix de David, traversant la friture.]

… Vous entends, espèce de fumier.

Premier Palestinien

Les chars israéliens sont aux portes du kibboutz de votre fille. Le car scolaire ne viendra pas chercher nos prisonniers.

[Il lance un regard tranchant à Justine.]

Mon camarade et moi avons reçu l’ordre de…

[On entend des combats intenses dans le kibboutz. Justine étouffe un cri, Siona et elle se cramponnent l’une à l’autre.]

Justine

[Le regardant dans les yeux.]

On repassera, pour la sourate 76 verset 8 que l’ange Gabriel souffle à l’oreille de votre prophète Mahomet au nom sacré.

[Le rugissement des chars israéliens avançant dans la rue emplit le théâtre. Le premier Palestinien lance à Ahmed un ordre en arabe. Ahmed crie “Allahou akbar”, tourne les talons et sort affronter l’armée israélienne. Il y a une rafale de mitraillette.]

Premier Palestinien

[Levant sa kalachnikov pour la braquer sur les deux femmes.]

Dans une autre vie, madame… dans un autre monde…

Justine

[Terminant sa pensée pour lui.]

Vous et moi, monsieur Darley, vous rêvant de votre île grecque, moi de faire pousser des artichauts qui ne soient pas infestés d’insectes à un jet de pierre de voisins que je n’aurais aucune raison de craindre, nous sommes coincés dans ce monde-ci – où les Cosaques, les fascistes des Einsatzgruppen et les fous de Dieu islamistes trouveront toujours un prétexte pour assassiner les Juifs…

[Justine et le premier Palestinien se regardent longuement au fond des yeux. Le premier Palestinien charge sa kalachnikov, son doigt se raidit sur la détente. Au dernier moment il hésite, puis lève lentement le canon vers le plafond et hoche une fois la tête – comme si un message passait entre lui et Justine. Celle-ci ouvre la bouche comme pour dire quelque chose – mais, submergée par l’émotion, elle reste muette. Au bord des larmes, elle ne parvient qu’à lui répondre par un hochement de tête : message reçu. Il recule vers la porte, puis tourne les talons et sort précipitamment. Un instant plus tard, deux brèves rafales d’arme automatique nous parviennent du salon. Puis un silence de mort. La lumière, à l’avant gauche, baisse peu à peu, jusqu’à ce qu’on ne distingue plus qu’à peine les deux femmes dans l’abri.] [Dans le bureau de David, la lumière devient plus vive, tandis que résonne le timbre particulier du téléphone rouge. David, avide de nouvelles, décroche aussitôt, écoute un instant, ferme les yeux et pousse un soupir de soulagement. Il murmure : “Toda, toda raba, colonel” et raccroche. Il retire soigneusement ses lunettes et les plie dans sa poche de poitrine. Puis il se met debout, lève les deux paumes vers le ciel et s’écrie d’une voix rauque : “Dieu soit loué” ! Inspirant profondément pour se calmer, il se rassoit et reprend le combiné du téléphone noir pour parler à Justine. Sa voix résonne dans les haut-parleurs du théâtre.]

David

[Avec un rire nerveux.]

Justine, tu es encore là ? On me dit que nos gars ont réglé ton petit problème, ma chérie.

Justine

[Emue.]

Tu crois, papa ? J’aurais pourtant juré que notre petit problème ne faisait que commencer.

FIN

Traduit de l’anglais par Valérie Le Plouhinec




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