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Pouvoir d’achat : “Nous avons fait depuis 40 ans un choix collectif contre le travail”


Comment augmenter le pouvoir d’achat des Français ? Le sujet a envahi les débats ces derniers mois. Il a été au cœur des programmes politiques lors des élections législatives post-dissolution. Avec des réponses généralement peu inspirées. Dans son dernier ouvrage, Sortir du travail qui ne paie plus (Editions de L’Aube), à paraître le 30 août, Antoine Foucher pose d’abord le diagnostic, étayé par de nombreuses sources statistiques, celui d’une rupture historique : “Pour la première fois depuis 1945, travailler ne permet plus à la grande majorité des travailleurs de changer de niveau de vie”.

Aujourd’hui président du cabinet de conseil Quintet, cet ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud, lorsqu’elle était ministre du Travail, propose de bousculer cette tendance délétère par une refonte de la taxation des différentes sources de revenus. Son essai est le premier d’une collection dirigée par l’ancien secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, qu’Antoine Foucher a croisé maintes fois, du temps de son passage au cabinet de Xavier Bertrand et de ses années au Medef. Une série baptisée “La société du compromis”, fortuitement bien nommée dans le contexte actuel d’instabilité politique.

L’Express : Vous décrivez dans votre livre la dégradation de la relation entre travail et niveau de vie. Le vote exprimé lors des dernières élections, européennes et législatives, en est-il le stigmate ?

Antoine Foucher : Oui, les enquêtes d’opinion en témoignent : avec l’immigration, la stagnation du niveau de vie est l’autre raison qui motive le vote RN, depuis une vingtaine d’années. La situation ne s’est pas dégradée sous la présidence Macron, mais elle ne s’est pas non plus vraiment améliorée. La campagne de 2017 n’abordait pas spécialement cette question, mais elle portait l’espoir d’une manière différente de faire de la politique, prenant davantage en compte les aspirations profondes de la population et cherchant à retisser le lien entre les élites et le peuple. L’honnêteté oblige à reconnaître que c’est largement un échec, comme le furent les quinquennats précédents. Et le fait de ne pas avoir répondu à la préoccupation autour du pouvoir d’achat est un symptôme, parmi d’autres, du gouffre qui s’est creusé.

Mise à part l’augmentation de la prime d’activité de 90 euros instaurée en 2019, coup de pouce artificiel qui a permis une hausse du pouvoir d’achat de plus de 2 % – ce qui n’était pas arrivé depuis dix ans -, il n’y a pas eu d’amélioration significative du pouvoir d’achat lié au travail : en moyenne, on était, et on est resté, à 0,8 % par an, et cela fait maintenant quinze ans que ça dure. Mais le sujet fondamental, que je m’efforce de décrire dans ce livre, c’est que les actifs d’aujourd’hui sont la première génération depuis 1945 qui ne vit pas et ne vivra pas beaucoup mieux que la précédente, et qui en plus va travailler davantage. La promesse est rompue : il en faut en prendre acte et reconstruire un nouveau contrat social fondé sur le travail, en prenant en compte cette nouvelle donne historique.

La question du pouvoir d’achat a pourtant été omniprésente durant ces campagnes électorales. Les solutions proposées étaient-elles inadéquates ?

Nous ne prenons pas le temps de poser le bon diagnostic, de faire l’effort d’examiner honnêtement les causes possibles, une par une, pour déterminer la ou les réponses efficaces, qui changeront vraiment la vie des gens. De ce point de vue, la proposition de passer le smic de 1 400 à 1 600 euros me paraît symptomatique de ce problème collectif : communiquer sur des mesures spectaculaires, marquantes politiquement, plutôt que d’avoir l’humilité et la patience de comprendre le problème, y compris ses aspects difficiles et désagréables à reconnaître, pour inventer une solution qu’on n’a jamais essayée…

Vous préconisez, à court terme, de revoir la taxation du travail par rapport aux autres revenus. De quelle façon ?

Nous, Français, avons fait depuis une quarantaine d’années un choix collectif contre le travail, qui consiste à taxer davantage les revenus du travail que ceux issus de la rente, de l’héritage et de la retraite. Pour que le travail paie mieux, réduisons l’écart entre ce que les travailleurs – salariés, indépendants, fonctionnaires – gagnent et ce qu’ils reçoivent effectivement sur leur compte. Cela consisterait par exemple à baisser les cotisations salariales de 2 points par an, pendant cinq ans. Cet argent gagné et rendu aux travailleurs, que j’évalue à 100 milliards d’euros sur cinq ans, on peut aller le chercher ailleurs, en sollicitant d’autres types de revenus que le travail.

En moyenne, en France, on taxe le travail à 46 %, la rente ou l’investissement à 30 %, les retraites à 14 % et l’héritage à 6 % – très loin des taux apparents, en raison des multiples exonérations. On pourrait aligner la taxation du capital et du travail à 36 %, stabiliser les pensions des 20 % de retraités les plus aisés pendant trois ans, et relever à 10 %, contre 5 % aujourd’hui, l’impôt sur les successions des héritages dépassant 500 000 euros, ce qui revient à ne pas toucher à 90 % des héritages.

Il faut dire la vérité : la France n’est plus une puissance industrielle.

En somme, nous pouvons collectivement faire un choix clair et net pour le travail, en sollicitant un peu plus la rente, les retraites les plus importantes et les héritages les plus chanceux. Ce serait l’occasion d’un grand débat national que l’on trancherait par référendum.

Pourquoi le gel de l’indexation des retraites est-il si difficile à faire passer ?

Le coût politique de porter une désindexation totale ou partielle des retraites reste très élevé, car vous prenez le risque d’offrir une possibilité de récupération du vote des retraités – près de 50 % des votants, compte tenu de l’abstention des autres catégories d’âge – à ceux qui vont s’y opposer. C’est l’éternel débat entre les hommes politiques, qui travaillent pour les prochaines élections au risque de ne rien changer à la vie des gens, et les hommes d’État, qui travaillent pour les prochaines générations au risque d’être battus électoralement.

Notez que le seul point commun à tous les programmes des élections législatives, de l’extrême gauche à l’extrême droite, c’était l’indexation des retraites sur l’inflation. Cela en dit long sur la peur de tous les partis vis-à-vis du vote des retraités ! Personne ne peut gagner avec une majorité de retraités contre soi. D’où l’idée de procéder par référendum. Tant que la décision revient au Parlement, la tentation des partis d’opposition d’instrumentaliser le vote des retraités, et celle des retraités de se victimiser, est trop forte. Mais si chacun est confronté à ses responsabilités dans l’isoloir – suis-je, ou non, prêt à faire un effort pour l’avenir de mes enfants et petits-enfants ? -, le résultat peut être différent. Le seul moyen de le savoir, c’est d’essayer.

En relevant la taxe sur les revenus du capital, ne prendrait-on pas le risque de décourager les investissements étrangers ?

Je ne crois pas, car ce niveau resterait attractif, en dessous de ce qui prévalait avant 2017. L’objectif est de concilier deux impératifs : la justice sociale entre Français, qui exige une taxation équivalente du travail et du capital, et le besoin d’attractivité du pays, compte tenu de la liberté de circulation des capitaux. Il n’y a pas de réponse scientifiquement étayée sur le niveau idéal de taxation. Mais après en avoir discuté avec des investisseurs et de jeunes entrepreneurs plein de succès, je pense que passer de 30 % à 36 % ne serait pas perçu comme un signal anti-business les conduisant à s’exiler dans des paradis fiscaux, que la France doit par ailleurs s’employer, avec l’Europe, à supprimer.

A plus long terme, vous estimez que les leviers d’amélioration du niveau de vie sont la réindustrialisation – qui permettrait de renouer avec les gains de productivité – et l’éducation. La France est-elle engagée sur cette voie ?

Il faut dire la vérité : la France n’est plus une puissance industrielle. La part de l’industrie manufacturière – hors énergie – dans le PIB français se situe au niveau de Chypre et de la Grèce. Derrière le Royaume-Uni, l’Espagne, le Portugal. Nous n’avons pas conscience de notre déclassement industriel, comme nous n’avons pas vraiment intégré notre déclassement en termes de compétences : nous continuons de penser que l’école française fait partie des meilleures du monde et que les travailleurs français sont bien formés.

La crise démocratique que nous traversons est in fine une crise de l’efficacité politique, de la capacité de la politique à résoudre les problèmes des gens.

Nous vivons dans l’illusion de notre grandeur passée alors que nous sommes devenus un peuple moyennement éduqué, comme le montrent toutes les études internationales, où nous ne figurons jamais dans les 20 premiers pays du monde. Soit nous redressons la barre de l’éducation et de la formation, soit nous deviendrons un peuple de consommateurs et de sous-traitants, dominés intellectuellement, techniquement, économiquement. C’est un combat à mener sur plusieurs décennies, tant l’effort à réaliser est important.

La réindustrialisation a été un cheval de bataille du gouvernement ces dernières années. Le mouvement n’est-il pas enclenché ?

Quand on regarde les chiffres en termes de part dans le PIB et l’emploi, il est vrai que depuis sept ans, la désindustrialisation a été stoppée. Les courbes remontent même très légèrement – + 120 000 emplois industriels depuis 2017 – mais c’est très insuffisant pour affirmer qu’on a enclenché un mouvement inverse.

On pourra dire que la France est réindustrialisée quand on retrouvera un niveau de l’industrie manufacturière dans la richesse nationale comparable à celui des autres puissances industrielles, c’est-à-dire autour de 15 à 20 % du PIB. On en est très loin, à 10 %. Et même à 15 %, la France serait toujours derrière l’Italie (18 %). Je ne parle même pas de l’Allemagne. Le rapport d’Olivier Lluansi sur le sujet montre bien qu’atteindre 15 % en dix ans est impossible. Parvenir à 12 % en dix ans est déjà un objectif très ambitieux. Cela suppose de faire des choix fiscaux, réglementaires, protectionnistes, qui n’ont pas encore été osés et qui devront être tenus dans les temps.

Votre livre est publié en plein maelstrom politique. Est-ce le bon moment pour faire valoir des propositions renversantes ?

Indépendamment du contexte politique immédiat, l’objectif est de poser un diagnostic historique, de long terme, qui sera encore vrai l’an prochain et l’année suivante. On peut travailler à partir de ce diagnostic pour bâtir des solutions solides. La méthode que je propose est confortée par le contexte : on voit à quel point il est compliqué pour les partis de surmonter leurs oppositions et de travailler ensemble pour l’intérêt général. Faire appel au peuple pour trancher les questions que les partis n’arrivent pas à trancher par eux-mêmes via des coalitions est une solution, prévue par la Ve République, et pleine de pertinence aujourd’hui. Le référendum peut paraître inutile quand une large majorité domine au Parlement. Il retrouve sa légitimité et sa puissance de déblocage de la situation en l’absence de majorité, absolue comme relative.

Le gouvernement démissionnaire propose une année blanche budgétaire. Qu’en pensez-vous ?

Vis-à-vis de l’Europe et des marchés, je ne suis pas sûr qu’on puisse se le permettre. Le coût de la dette atteindra bientôt 70 milliards d’euros, devenant alors le premier budget de la nation, supérieur à celui de l’Education nationale. Si ceux qui nous prêtent de l’argent considèrent que les actions prises en France font peser un doute plus fort sur notre capacité à rembourser, cela va nous coûter encore plus cher d’emprunter. Et ce que l’on consacrera au remboursement des intérêts sont autant de moyens qui ne financeront pas l’éducation, la transition énergétique, la santé…

On parle d’un patron social pour Matignon – le nom de Jean-Dominique Senard, président de Renault et ex-patron de Michelin, a été évoqué. Une bonne idée ?

Je ne vois pas de sortie sociale à la crise politique. La seule réponse à une crise politique est politique. Quelles que soient les qualités, même exceptionnelles, de telle ou telle personnalité, se dire que l’on va surmonter cette situation avec un Premier ministre “social” qui travaillerait avec les partenaires sociaux, est une dangereuse illusion. Pour une raison simple : la crise démocratique que nous traversons est in fine une crise de l’efficacité politique, de la capacité de la politique à résoudre les problèmes des gens.

Or, pour faire cela, il faut des mesures très puissantes, des réformes considérées comme impossibles, des “big bang” justement, qui font que la majorité des gens voient concrètement la différence dans leur vie. C’est le contraire de l’ADN des partenaires sociaux, qui doivent gérer leurs boutiques, et on ne peut pas leur en vouloir. Ils ont un peu le même problème que les partis politiques, ce qui nous renvoie, une nouvelle fois, à la question du référendum pour trancher les questions déterminantes de l’avenir de la France, en misant sur le sens des responsabilités du peuple qui, depuis 1958, a approuvé huit référendums sur 10…




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