Il n’y a rien de pire, en science, que les sentiments. Quelques pincées de peur ou de passion, glissées au mauvais endroit, au mauvais moment, suffisent à transformer tout un discours rationnel en une soupe d’interprétations erronées. Le Pr Harlan Krumholz, éminent cardiologue à l’université de Yale aux Etats-Unis, le sait bien. Le spécialiste, 40 ans de carrière, jamais une photo officielle sans cravate, s’est pourtant rendu coupable cet été d’un petit excès d’enthousiasme qui a pris, bien malgré lui, des proportions démesurées.
A la fin de son intervention au Congrès européen de cardiologie, l’expert est approché par quelques journalistes. Ils lui demandent, entre deux applaudissements, si les nouveaux médicaments anti-obésité dont tout le monde parle en ce moment pourraient s’avérer des “fontaines de jouvence”. Pris par l’euphorie du moment, et alors qu’une dizaine de résultats de recherche portant sur ces substances venaient d’être présentés, le chercheur reprend la formule à son compte, avant de vite la nuancer.
Trop tard : la plupart des médias qui couvraient l’évènement s’approprient la comparaison, souvent sans mentionner la suite de son propos, bien moins biblique. Une douzaine de journaux anglo-saxons en font même leur gros titre, propageant ainsi l’idée que ces médicaments, déjà très appréciés du grand public pour leur effet minceur, soient aussi des pourvoyeurs de “miracles”. Et voilà comment, en une phrase malheureuse, Harlan Krumholz s’est retrouvé largement responsable de cette image de “panacée” qui colle désormais à ces produits.
A la décharge du Pr Krumholz, il n’est pas le seul à s’être emballé. Depuis quelques mois, ces médicaments, initialement développés contre le diabète et qui se sont révélés très efficaces aussi contre l’obésité, sont de plus en plus souvent présentés comme des remèdes universels : beaucoup n’hésitent plus à attribuer aux Ozempic, Wegovy, et autres Mounjaro la capacité de guérir toutes sortes de maladies, d’Alzheimer au cancer, en passant par les addictions, la dépression, les problèmes cardiaques, rénaux ou vasculaires. Si certaines sont bien démontrées, la plupart relèvent de conclusions en réalité souvent hâtives, à partir d’interprétations exagérées d’études préliminaires.
Il n’en demeure pas moins que l’engouement de la communauté scientifique est réel, avec plus de 2000 essais cliniques recensés par le site ClinicalTrials.gov sur les “analogues du GLP-1”, la famille de molécules à laquelle ces médicaments appartiennent. Les laboratoires qui les distribuent alimentent bien sûr largement ce buzz. Parce que ces produits sont déjà de gigantesques succès commerciaux, le danois Novo Nordisk et l’américain Lilly croulent sous les euros et les dollars. D’immenses recettes qu’ils réinvestissent en partie dans des travaux sur ces potentielles nouvelles cibles thérapeutiques, entretenant l’intérêt qu’elles suscitent…
Le diabète et l’obésité, facteurs de risque d’autres maladies
“Cela rappelle l’enthousiasme autour de l’arrivée des statines il y a une trentaine d’années. A l’époque aussi, les articles de recherche se sont multipliés pour évaluer leurs bénéfices contre les cancers, Alzheimer ou même en prévention des fractures, mais rien n’a été confirmé en dehors de leurs effets contre le cholestérol et les maladies cardio-vasculaires”, rappelle le Pr Mahmoud Zureik, épidémiologiste à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Qu’en sera-t-il avec les analogues du GLP-1 ? La révolution annoncée aura-t-elle lieu ? Impossible aujourd’hui de répondre à cette question.
Pour l’instant, une large part des espoirs reposent sur les bénéfices enregistrés sur des patients traités avec des GLP-1 depuis leur première mise en circulation, il y a près d’une vingtaine d’années. Avec l’amélioration de leur glycémie et de leur poids, leurs autres pathologies (maladies cardiaques, rénales, hépatiques, apnée du sommeil…) ont aussi paru s’améliorer. Logique : l’obésité et le diabète, pris séparément ou ensemble (les Américains parlent de ‘diabesity’), représentent des facteurs de risque avérés de ces différentes maladies. En cause, les liens avec le fameux “syndrome métabolique” : tour de taille important, trop de sucre et de mauvais cholestérol dans le sang, pression artérielle élevée… “Ces troubles vont causer des complications sur différents organes, car tout est interconnecté”, résume Isabelle Lonjon-Domanec, directrice médicale France de Novo Nordisk.
Ces bénéfices connexes au traitement du diabète et de l’obésité mobilisent aujourd’hui l’essentiel de l’attention, notamment des laboratoires. “À de rares exceptions près, notre porte d’entrée a été le versant métabolique des maladies”, confirme Isabelle Lonjon-Domanec. De fait, démontrer la réalité de chacun de ces effets complémentaires chez les obèses et les diabétiques représente un enjeu majeur pour les entreprises pharmaceutiques, en particulier pour leurs négociations avec les États sur le prix et la prise en charge des molécules. “La perte de poids, en elle-même, relève de l’esthétique, et ne suffirait pas”, décrypte un spécialiste de l’évaluation des médicaments. Reste que dans la plupart des cas, les travaux menés jusqu’ici ne permettent pas d’extrapoler les résultats à des populations de malades qui ne seraient ni obèses, ni diabétiques.
En cardiologie, Novo Nordisk a financé une étude sur plus de 17 000 patients en surpoids ou obèses, non diabétiques mais avec un antécédent cardiaque (un infarctus par exemple). Les conclusions, spectaculaires, ont été publiées en novembre 2023 dans le New England Journal Medicine, une revue de référence. Les patients traités avec Wegovy ont vu leur risque de présenter un nouvel accident cardiovasculaire réduit de plus de 20 % par rapport au groupe ayant reçu le placebo. Mais si la maladie était due uniquement au tabagisme, ou à un excès de cholestérol sanguin isolé, sans diabète ni obésité, le bénéfice serait-il le même ? Aucune étude ne permet aujourd’hui de l’affirmer.
Quelques bénéfices déjà démontrés
Depuis, la liste des pathologies améliorées, preuves à l’appui, chez les obèses ou les diabétiques par les analogues du GLP1 ne cesse de s’allonger. L’insuffisance cardiaque par exemple, mais aussi l’artériopathie des membres inférieurs – une affection où les artères des jambes se bouchent, rendant la marche douloureuse, et pouvant conduire à la gangrène. Ou encore la “maladie du foie gras” et ses complications (des lésions inflammatoires connues sous le nom de NASH, puis la fibrose, et enfin la cirrhose…). “Quand un patient accumule les facteurs de risque métaboliques, diabète, obésité ou surpoids, cholestérol élevé, hypertension, il y a 90 % de chances qu’il ait aussi un foie gras. Il a toutefois été montré que cette pathologie est réversible avec la mise en œuvre de mesures hygiéno-diététiques, si une perte de 10 % du poids de base est obtenue. Le gras disparaît, et selon les stades, la Nash et la fibrose s’améliorent”, rappelle le Pr Laurent Castera, hépatologue à l’Hôpital Baujeon (AP-HP) et auteur de Comment sauver votre foie, la vérité sur la NASH (Dunod).
Mais maigrir autant s’avère très difficile, et souvent les patients n’y arrivent pas. D’où l’intérêt des spécialistes du foie pour les analogues du GLP1, alors qu’il n’existait jusqu’à récemment aucun traitement pour cette pathologie. Associées à un régime et à de l’activité physique, ces molécules ont montré un effet supérieur au placebo pour réduire la NASH (mais pas la fibrose) dans un essai de phase 2. Pour confirmer ces résultats, un essai à plus large échelle est en cours, avec des résultats intermédiaires attendus d’ici à la fin de l’année. Mais là non plus, rien ne dit que ces médicaments permettront de traiter des maladies du foie dues à d’autres causes que le diabète ou l’obésité – la consommation excessive d’alcool par exemple. Une étude a été lancée sur cette question, mais elle se trouve à un stade très préliminaire.
Dans les maladies du rein aussi, beaucoup espéraient que les GLP-1 améliorent les diabétiques atteints d’insuffisance rénale, puisque cette pathologie est l’une des grandes complications du diabète de type 2. “Et de fait, des résultats très nets ont été montrés sur le ralentissement du déclin de la fonction rénale chez ces patients”, confirme le Pr Christophe Mariat, chef du service de néphrologie du CHU de Saint-Etienne et vice-président de la Société francophone de néphrologie, dialyse et transplantation. Prometteur – même si les diabétiques ne comptent que pour 20 à 25 % des patients atteints d’insuffisance rénale selon ce spécialiste…
Ces médicaments pourraient-ils faire plus encore ? Aider des patients sans dérèglements métaboliques, ou traiter d’autres pathologies ? Contre le cancer, une étude de cohorte publiée en juillet dans la revue scientifique JAMA dessine un début d’espoir : menée sur 1,6 million d’Américains, elle montre que les patients traités par GLP-1 à la place de l’insuline ont moins de risques de développer certaines tumeurs. Mais pour le moment, les scientifiques ne savent pas expliquer ce lien, au-delà du fait que les cancers ciblés avaient tous l’obésité comme facteur de risque. “En l’absence d’essais cliniques, on ne peut rien conclure, car les biais peuvent être nombreux. Nous avions eu les mêmes espoirs, pour les mêmes raisons, avec un autre traitement du diabète, la metformine, mais tous les essais cliniques bien menés sont revenus négatifs”, rappelle Manuel Rodrigues, oncologue à l’Institut Curie.
Effet anti-inflammatoire
La “panacée” paraît donc pour l’instant encore loin. Certains, pourtant, croient dur comme fer que ces molécules pourront, un jour, être utilisées très largement. A commencer par Daniel Drucker, l’un des scientifiques à l’origine de la découverte des analogues du GLP-1, aujourd’hui très lié au laboratoire Novo Nordisk. Cet été, il a publié une analyse très remarquée dans la prestigieuse revue Science. Il y détaillait les effets “pléiotropes” de ces molécules, c’est-à-dire leur capacité à agir sur différents processus physiologiques. Pour lui, pas de doute : les bénéfices constatés dépassent largement les effets liés à la seule perte de poids et au contrôle de la glycémie. A l’appui de sa démonstration, entre autres, les données tirées de la principale étude sur la sphère cardiovasculaire chez les obèses. “L’amélioration s’est vue très vite après l’initiation du traitement, bien avant que l’amaigrissement ne devienne significatif”, écrit-il.
Parmi les explications avancées : un effet anti-inflammatoire intrinsèque à la molécule. “Les marqueurs de l’inflammation ont diminué rapidement chez les patients traités”, confirme Isabelle Lonjon-Domanec. En laboratoire, des expériences ont aussi montré que les récepteurs du GLP-1 sont présents sur de nombreux organes, et pas seulement dans le système digestif. Autant de voies d’actions potentielles. “GLP-1 agit également sur les cellules des vaisseaux sanguins ou du système immunitaire, ce qui pourrait aussi expliquer des effets aussi diffus”, explique à L’Express Jens Juul Holst, un autre pionnier dans ce domaine.
Ces molécules ciblent par exemple aussi les cellules du cerveau responsables de la production de dopamine. Certains y vont vu l’explication aux remontées inattendues de certains patients traités pour leur obésité : un désintérêt pour l’alcool. Léon, quadragénaire jusqu’ici plutôt bon vivant, peut en témoigner : “Depuis que j’ai démarré les injections de Wegovy, cela ne m’attire plus, et je n’en consomme désormais que quelques fois par an.” D’où l’idée que les GLP-1 pourraient traiter les addictions. Un essai de phase 2 est en cours. En attendant ses résultats, des scientifiques ont mis des volontaires sous des scanners : leur cerveau semblait moins réagir à l’alcool. Mais en parallèle, une analyse plus poussée des données existantes a montré que les personnes réellement alcooliques, elles, n’avaient pas vraiment réduit leur consommation.
Des “superpouvoirs” encore incertains
L’anecdote illustre à quel point en science, les espoirs sont volatils. À peine émis, ceux relatifs à Parkinson sont désormais suspendus à un fil. Deux essais, menés en 2017 puis en 2024, ont laissé entendre que le GLP-1 pouvait ralentir la maladie. Mais, dans l’intervalle, d’autres travaux se sont avérés décevants. Depuis, un essai de plus grande taille a été lancé par l’Université de Londres. Les résultats devraient tomber dans les semaines à venir. “S’ils sont bons, il faudra poursuivre. S’ils sont mauvais, l’engouement risque de retomber”, illustre Olivier Rascol, chercheur à l’université de Toulouse.
Mêmes incertitudes avec les explorations autour de la maladie d’Alzheimer. Lors de la grande étude sur les bénéfices cardiovasculaires de Wegovy, les chercheurs ont constaté que les patients avec des troubles cognitifs déclinaient moins vite. Par ailleurs, des analyses sur des souris Alzheimer traitées avec la molécule ont montré une diminution de l’inflammation et des lésions vasculaires cérébrales, mais aussi de certaines protéines qui s’accumulent et tuent les neurones. “C’est prometteur, même si les effets découverts fortuitement durant l’essai clinique pourraient n’être que des artefacts statistiques, et que les scientifiques ont déjà guéri des souris Alzheimer par centaines”, note le Dr Nicolas Villain, neurologue et chercheur à La Pitié Salpêtrière (AP-HP) à Paris. C’est pourquoi Novo Nordisk a lancé une vaste étude de phase 3 sur 1 800 patients souffrant de cette pathologie. Les résultats sont attendus pour le second semestre de 2025.
Des indications un peu plus claires de l’étendue réelle des “superpouvoirs” de ces nouvelles molécules devraient donc bientôt être disponibles. Quoi qu’il en soit, il faudra aussi regarder de près leur efficacité en vie réelle. “Dans les essais, les patients sont toujours très suivis, avec un régime bien conduit et de l’activité physique en complément du médicament”, souligne le Dr Jean-Pierre Thierry, conseiller médical de France assos santé. Qu’en sera-t-il dans la vraie vie ? De la réponse à cette question dépendra aussi l’ampleur du “miracle”…
Source