A l’heure où j’écris cette chronique, à trois jours de l’élection présidentielle aux Etats-Unis, c’est l’anxiété planétaire. Et aussi le suspense, la curiosité morbide des milliards de spectateurs que nous sommes, fascinés par la montée de ce fascisme new-look que les intelligences artificielles ont rendue irrésistible.
A l’heure où vous lisez cette chronique, les résultats étant sans doute tombés, ce qui se déroulait sur les écrans des news est descendu dans la vie, submergeant tout. Nous voilà dans l’eau de ce bain dont nous ne sommes plus que les bébés jetables. Impuissants que nous avons été à empêcher quoi que ce soit.
Je sais qu’il suffit d’imaginer une chose pour qu’elle n’arrive jamais. Sur ce précepte j’ai fondé mon écriture : éviter à tout prix, tant que cela est encore possible, d’imaginer des choses. Maîtresse d’erreur et de fausseté, l’imagination nous trahit sans cesse, flatte notre vanité, elle n’est que le bouche-trou, la béquille, le cache-misère de nos enquêtes bâclées, de nos analyses superficielles, elle sert de faux alibi à notre lâcheté devant le réel. Le plus méprisable dans l’imagination c’est que tout le monde a la même ; il suffit d’en avoir un peu pour se croire le créateur de quelque chose de neuf, quand on n’a fait que régurgiter les fantasmes les plus ordinaires, les délires les plus communs. La fierté éprouvée devant les œuvres de notre imagination, c’est celle du mouton rejoignant son troupeau de bêlants.
Elle peut nous porter secours
Cependant, dans les cas désespérés, l’imagination peut nous porter secours. En produisant des hypothèses, des théories, des pronostics, elle nous permet d’étouffer provisoirement l’angoisse qui nous étreint. Et présentement, à trois jours du vote américain, excité par la venue du drame qui s’annonce, en guise d’imploration pour que tout cela n’advienne pas, j’imagine, oui, j’imagine, que mon précepte sur l’imagination fonctionne, et qu’il me suffira d’imaginer que Donald Trump va gagner pour que ça n’arrive pas. C’est de la superstition éditoriale, du fétichisme intellectuel, appelez ça comme vous voulez, je n’ai rien trouvé de plus malin pour passer mes nerfs.
Mais qu’y a-t-il de pire ? La victoire de Donald Trump qui, seule, pourra calmer les trumpistes, leur ôter l’envie de s’en prendre physiquement à leurs ennemis (nous, les démocrates), ou sa défaite qui déclenche le soulèvement général, avec, sous l’accusation fallacieuse de fraude électorale, le déferlement de violence. Faut-il endormir le monstre en le caressant dans le sens du poil ou sortir son couteau et se défendre ? Mais comment éviter que, d’une manière ou d’une autre, le désir caché de cet homme s’accomplisse : changer le cours de l’Histoire ? Renverser la démocratie, la pendre par les pieds.
Je me prends à songer qu’il aurait peut-être mieux valu qu’il soit réélu il y a quatre ans : à lui le Covid, l’Ukraine, Gaza et le toutim. Il serait aujourd’hui inéligible, à moins de faire élire sa bru Lara, dans une version poutinesque du népotisme…
Notre imagination est faible, toujours à la traîne. Pour saisir le fonctionnement du fascisme, si le mot a encore un sens, il faut aller au cinéma voir The Apprentice, le film d’Ali Abbasi, et dans la même journée, regarder sur France 2 La Cravate, le documentaire de Mathias Théry et Etienne Chaillou qui, respectivement, prennent le fascisme par en haut et par en bas. Tout différencie ces deux films et c’est ce qui les rend indispensables l’un à l’autre.
Dans The Apprentice, la résistible ascension de Trump est chronologique, simple et hollywoodienne, on la suit, hypnotisé. Dans La Cravate, c’est plus régional, complexe, très original, la dégringolade du jeune militant du RN est une épopée qui fait apparaître les blessures secrètes du pauvre garçon : il est fan de Marine, elle a changé sa vie, il veut s’approcher d’elle, la servir, la toucher. “Je suis un vrai connard”, conclut-il au terme de cette psychanalyse cinématographique. Ben oui. Mais l’aveu de la connerie n’enlève rien à la connerie.
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