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“La souveraineté énergétique est plus cruciale que jamais pour l’Europe” : l’alerte de la patronne d’Engie


L’énergie restera à n’en pas douter la priorité de la nouvelle Commission européenne. Le Vieux Continent voit sa compétitivité vaciller et subit encore les effets collatéraux de la guerre en Ukraine. Dans ce tableau peu réjouissant, il est encore possible de réussir la transition énergétique, assure pourtant Catherine MacGregor, directrice générale d’Engie. Certes, le chemin est semé d’embûches et la future administration Trump ajoute une dose d’incertitude. Mais l’Europe a les moyens de développer son indépendance, grâce notamment au stockage de l’électricité et aux énergies renouvelables, assure celle qui tient la barre, depuis 2021, du géant énergéticien français. Entretien.

L’Express : L’Union européenne renouvelle sa Commission. Au même moment, les Etats-Unis héritent d’un président moins coopératif. Dans ce monde changeant, l’Europe saura-t-elle tirer son épingle du jeu tout en réussissant sa transition énergétique ?

Catherine MacGregor : L’Europe est face à ses responsabilités ! Sa souveraineté énergétique est un enjeu plus crucial que jamais. On l’avait un peu oublié ces dix-huit derniers mois. Le gaz russe a été remplacé par du GNL en provenance d’autres pays, mais nous devons être attentifs à ne pas créer de nouvelles dépendances. Accélérer la transition énergétique vers une énergie renouvelable, produite en France et en Europe, permettra d’éviter ce piège.

En matière d’environnement, l’Europe n’a pas forcément besoin de se fixer des objectifs plus sévères ou plus contraignants : nous avons déjà une feuille de route ambitieuse, mettons-la en œuvre ! Notre scénario de transition énergétique pour l’Europe le montre : les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre en 2030 sont à notre portée. Atteindre la neutralité carbone en 2050 sera plus difficile. Il va falloir se retrousser les manches : investir, travailler sur les mécanismes permettant d’industrialiser les technologies vertes comme les électrolyseurs ou les solutions de capture du carbone.

L’écart de compétitivité entre l’Europe et les Etats-Unis se creuse. Comment y remédier ?

L’Europe devra faire preuve de plus de pragmatisme. Il lui faut s’attaquer à l’excès de bureaucratie et mettre l’accent sur la compétitivité et la protection de l’industrie. Certaines réglementations sont déconnectées de la réalité et nous ralentissent. Par exemple, il est très compliqué d’obtenir une qualification de l’hydrogène “bas carbone”, car l’actif renouvelable permettant sa production doit être nouveau, il ne peut s’agir d’un actif existant. Autre frein, les financements de certains projets innovants : les démarches pour les obtenir sont longues et le moindre changement en cours de route – ce n’est pas rare pour des technologies non matures – oblige à reformuler une demande et à redémarrer de zéro ! Voilà deux exemples de rigidités que nous aimerions voir s’assouplir. Nous avons besoin d’aller vite !

Il faut aussi davantage de coordination. Nous échangeons avec la Commission et tous les régulateurs des pays où nous opérons sur le cadre de développement des actifs qui vont produire de l’électricité bas carbone au meilleur prix afin de répondre à la demande des industriels. Pour cela, nous avons besoin que le marché européen fonctionne sans effet de bord : le développement mal coordonné d’installations solaires peut conduire à des prix négatifs à certaines heures parce que l’on a construit trop d’équipement de ce type au même endroit ! Des mécanismes de développement des batteries en combinaison avec les actifs solaires permettent des profils d’électricité plus stables, qui correspondent aux besoins de nos clients.

Pensez-vous qu’avec l’investiture de Donald Trump, les Etats-Unis puissent un jour faire du chantage à l’Europe sur le gaz ?

Il est difficile de savoir ce que Donald Trump va faire. En tant que citoyenne, j’espère que les Etats-Unis ne quitteront pas l’accord de Paris. Le réchauffement climatique est un danger global, nous avons besoin que chaque nation contribue à la baisse des émissions. A fortiori, les plus émettrices de gaz à effet de serre.

En tant que groupe, Engie a pu développer énormément de projets dans les énergies renouvelables aux Etats-Unis ces dernières années, y compris lorsque Donald Trump était président. Pour une raison simple : outre-Atlantique, le pragmatisme économique l’emporte toujours. Les projets que nous y concevons répondent à une véritable demande et, de ce fait, un marché considérable se développe. La principale question porte sur l’éolien en mer, sujet sur lequel le futur président a pris des positions tranchées, même si un coup de froid sur cette filière ne toucherait Engie qu’à la marge.

La raison vient du fait qu’Engie mise davantage sur le solaire couplé à des batteries ?

C’est un marché en pleine expansion aux Etats-Unis, poussé par la forte croissance économique. S’y ajoutent le développement des data centers et la généralisation des usages liés à l’intelligence artificielle. Tout cela crée une tension sur la demande d’énergie. Tout le monde en veut en même temps. C’est générateur d’opportunités pour les entreprises comme la nôtre. Nous venons par exemple de signer un contrat de fourniture d’énergie avec Meta. Cette activité progresse également dans d’autres pays. Nous allons développer en Belgique une batterie de 100 mégawatts disposant de quatre heures de stockage. Nous avons aussi des projets de développement au Chili.

L’intérêt des industriels pour les Power Purchase Agreements, ou PPA, ces contrats de long terme d’achat d’électricité issue d’énergies renouvelables, se confirme-t-il ?

Oui, beaucoup d’entreprises veulent sécuriser des PPA, parce que leur électricité est une source de coût mais aussi de CO2. La plupart d’entre elles ont pris des engagements ambitieux pour se décarboner, elles cherchent donc à contractualiser ces électrons verts et demandent de la visibilité sur le prix. Ce marché est très porteur. Certes, les prix des PPA sont aujourd’hui plus élevés en Europe, mais ils tendent à baisser. A l’inverse, ils augmentent aux Etats-Unis du fait d’une pénurie d’électrons, et d’électrons verts en particulier. Les deux courbes sont en train de se rapprocher et les PPA européens vont finir par devenir compétitifs, c’est une bonne nouvelle pour notre économie.

Une autre bonne nouvelle au niveau européen serait que la Commission pousse davantage les interconnexions. Cela nous protégerait-il d’éventuelles futures crises énergétiques ?

L’échelle européenne est la plus pertinente et nous bénéficierons du potentiel qu’elle représente en utilisant le plus possible les interconnexions. Notre continent peut tirer parti de la complémentarité des ressources naturelles et des moyens de production. Beaucoup de soleil sur la plaque ibérique, beaucoup de vent en mer du Nord ou sur la côte atlantique et la Manche. Des centrales nucléaires en France et dans les pays qui ont fait ce choix. Nous sommes en train de construire un marché européen de plus en plus décarboné et résilient. Développer les bonnes interconnexions, en intégrant les moyens de stockage et de flexibilité, et les démultiplier permettra de bénéficier des forces de chaque technologie et de faire face à des aléas climatiques ou aux enjeux croissants d’accès à l’eau.

Ces interconnexions pourraient s’étendre jusqu’au Maroc, où Engie investit ?

En ce qui nous concerne, nous venons de signer un accord de développement avec l’OCP, l’Office chérifien des phosphates, un grand acteur industriel utilisateur d’ammoniac, qui a des ambitions en matière d’énergies renouvelables et de décarbonation. Cela passe par la fourniture d’hydrogène vert. L’un des gros défis de cette technologie est justement de trouver un nombre suffisant de clients qui s’engagent, via des contrats commerciaux à long terme, à acheter de l’hydrogène vert, même s’il est à un prix aujourd’hui supérieur à celui de l’hydrogène gris. En Europe, il faudrait soutenir cette demande de long terme.

Ces solutions vont-elles arriver en France et réduire, de fait, la consommation de gaz ?

La consommation de gaz va baisser en raison de l’électrification des usages. Depuis 2021, elle s’était déjà réduite de 15 %, et nous prévoyons une diminution additionnelle de 10 % environ d’ici à 2030, avec une montée en puissance du gaz vert, produit à partir de déchets agricoles ou ménagers. Celui-ci pourrait représenter 20 % de la consommation de gaz en 2030. 20 %, c’est le pourcentage que représentait le gaz importé de Russie dans la consommation française de gaz avant la guerre en Ukraine. On aura donc remplacé du gaz russe par du gaz vert produit localement. C’est un point déterminant pour la souveraineté énergétique qui, encore une fois, redevient un enjeu stratégique.

La consommation de gaz en France n’est toujours pas revenue à son niveau d’avant crise. Est-ce le signe que les difficultés économiques perdurent et que la sobriété reste en grande majorité subie ?

La demande de gaz, et dans une moindre mesure d’électricité, est restée assez faible sur la période récente. Si elle n’est pas revenue à son niveau d’avant crise, nous observons un léger redémarrage depuis le début de l’année. En 2024, pour l’électricité, la demande augmente d’environ 1 % par rapport à 2023. Il est difficile de faire la part des choses entre efficacité, sobriété choisie ou subie… Avant la crise, une partie des ménages et des entreprises consommaient de l’électricité sans vraiment s’en rendre compte. Ils font beaucoup plus attention. A terme, compte tenu des besoins massifs liés à l’électrification et aux enjeux de décarbonation, nous estimons que la demande d’électricité va repartir, avec une croissance de l’ordre de 2 à 3 % par an dans l’ensemble des pays européens.

Cette tendance influence déjà les comptes d’Engie. Environ 60 % de nos résultats opérationnels proviennent de cette activité. Et 80 % de nos investissements de croissance, 8 milliards d’euros par an, sont fléchés vers des investissements électriques, qu’il s’agisse de production, de stockage ou de transport.

Il y a un débat en France sur la taxation du gaz. Accepteriez-vous qu’il soit davantage grevé, afin d’indiquer aux Français les bons signaux, comme l’explique la ministre Agnès Pannier-Runacher ?

D’abord, les taxes sur le gaz ont déjà doublé, puisque la taxe intérieure de consommation du gaz naturel est passée de 8,37 à 16,37 euros/MWh entre 2023 et 2024. Sur ce sujet, il faut veiller au pouvoir d’achat des citoyens. C’est une inquiétude forte des Français que l’on ne peut pas ignorer.

Plus généralement sur les taxes, nous avons eu des échanges avec le gouvernement, En tant qu’entreprise, nous sommes attentifs à l’équilibre des finances publiques. Engie contribuera à l’effort collectif des grandes sociétés mais il est important que cet effort soit limité dans le temps, simple et prévisible. En matière d’énergie, la France et l’Europe ont eu leur lot de dispositifs complexes et peu efficaces. Il nous faut sortir de cette logique.

Vous dirigez Engie depuis quatre ans. Le conseil d’administration a proposé le renouvellement de votre mandat lors de la prochaine assemblée générale, qui se tiendra fin avril. Sous quel signe entendez-vous le placer ?

Nous communiquerons une feuille de route en temps voulu. Il y aura des constantes, en ligne avec la raison d’être d’Engie, la transition énergétique, la poursuite de la transformation du groupe. Je serai très heureuse de poursuivre ma mission, avec l’appui du conseil d’administration, et de conduire la croissance de notre groupe, devenu un grand acteur international des énergies renouvelables. Engie est aujourd’hui un groupe recentré, plus industriel, engagé dans la construction du système énergétique de demain avec l’ambition d’être neutre en carbone dès 2045. Nous allons continuer à développer des projets renouvelables, du stockage d’énergie, des solutions de flexibilité, des infrastructures centralisées comme décentralisées, et à accompagner la transformation de la consommation d’énergie… Et comme le montre le scénario que nous avons publié, il y a du travail !




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