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Derrière la colère des agriculteurs, l’offensive néo-poujadiste de la Coordination rurale


Une nuée de bonnets jaunes pour accueillir Arnaud Rousseau, le président de la FNSEA. Ce 22 novembre, le président du premier syndicat agricole a été pris à partie et exfiltré par une cinquantaine de militants de la Coordination rurale lors d’un déplacement à Agen (Lot-et-Garonne). “Je rappelle que la FNSEA et les Jeunes agriculteurs sont majoritaires dans 95 % des chambres (d’agriculture) et que, pour ma part, jamais je n’accepterai que la présidente de la Coordination rurale ne puisse pas aller dans un département, qu’elle soit menacée physiquement”, a réagi Arnaud Rousseau. Le patron de la FNSEA, qui intervenait au préalable au congrès national des producteurs de légumes, a été escorté par les forces de l’ordre. “Est-ce qu’on l’a menacé physiquement ? Bien sûr que non !, tempête auprès de L’Express Serge Bousquet-Cassagne, président de la Chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne et ancien patron de la branche locale de la Coordination rurale (CR 47). Il a voulu montrer ses petits bras musclés en prouvant qu’il n’avait pas peur de venir. Il était évident qu’on allait le prendre à partie.”

En pleine mobilisation agricole contre le traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur, la CR reproche à Arnaud Rousseau de cumuler “deux casquettes”. Celle d’agriculteur, en tant que patron de la FNSEA, et celle de président du groupe Avril, leader français des huiles et protéines végétales (“qui investit largement au Brésil”, tonne Bousquet-Cassagne). A quelques semaines des élections professionnelles fin janvier, les rapports se tendent entre les deux organisations. La Coordination rurale mène des actions coups de poing, multiplie les formules chocs. La semaine dernière, les bonnets jaunes ont bloqué le port de Bordeaux, tandis qu’à Lille, d’autres membres de la CR ont stationné leurs tracteurs devant le conseil régional des Hauts-de-France. Cette omniprésence médiatique s’accompagne d’un discours anti-taxes et d’un imaginaire anti-élite très marqué. “La CR partage les valeurs de la France qui travaille. La France invisible, silencieuse. Celle qui subit les augmentations des prix de l’énergie et les méandres de la politique parisienne”, résume Serge Bousquet-Cassagne. Critiquée pour la proximité de certains de ses leaders avec le Rassemblement national, en partie contestée en interne, la ligne du syndicat affiche un tournant néo-poujadiste de plus en plus affirmé.

Registre de l’émotion

Depuis sa création, le syndicat a toujours été marqué par un fort goût de la contestation, en décalque inversé de la “cogestion” de l’organisation majoritaire avec les exécutifs successifs. La Coordination rurale est d’ailleurs issue d’une scission avec la FNSEA, en 1991, à l’occasion d’un désaccord sur une réforme de la politique agricole commune européenne (PAC). “La CR est créée en réaction à un malaise à dimension identitaire et à la détresse professionnelle”, note Jean-Philippe Martin, historien, auteur notamment d’Une Histoire de la nouvelle gauche paysanne. Dès l’année suivante, le nouveau syndicat représentant des agriculteurs “au bout du désespoir” tente d’organiser un “blocus de Paris” avec 500 tracteurs. Le barrage ne tiendra pas vingt-quatre heures, mais signera la naissance aux yeux du grand public de la Coordination rurale.

A ses débuts, le syndicat s’affiche comme apartisan et apolitique, refusant de prendre position pour un candidat aux élections présidentielles. Les fondateurs de la CR sont friands de formules chocs : en 1992, ses fondateurs estiment ainsi que la PAC et que l’ancêtre de l’organisation mondiale du commerce (OMC), le GATT, conduisent au “génocide paysan” – une affirmation que l’on retrouve dans la bouche de la dirigeante actuelle, Véronique Le Floc’h, qui préfère évoquer un “agricide”. Leur revendication : “Des prix, pas des primes”. En 2010, François Purseigle, professeur des universités en sociologie à AgroToulouse, estime ainsi que, utilisant “le registre de l’émotion”, la CR “entend affirmer l’identité d’un groupe social menacé et devenu minoritaire”.

Défense des traditions et de la souveraineté

Cette description est toujours valable aujourd’hui. “Ses sympathisants ont un point commun : ce sont des gens qui se sentent floués, souvent abstentionnistes, décrit François Purseigle. Le syndicat cible une population de jeunes fragilisés qui en appellent à la souveraineté et à la défense d’un certain nombre de traditions.” Interrogé en 2020 par Libération, Denis Barrault, ancien chef de la chambre départementale d’agriculture du Lot-et-Garonne, qualifiait ainsi la CR de “syndicat de choc, un peu poujadiste, qui occupe le terrain, contre un syndicat majoritaire jugé trop dans le consensus”.

Aujourd’hui, la présidente de la Coordination rurale préfère parler de protectionnisme et de souveraineté. Elle a d’ailleurs largement développé cet argumentaire dans un livre cosigné avec le philosophe Michel Onfray, Entendez-vous dans nos campagnes : la paysanne et le philosophe. Présent en majesté au congrès du syndicat le 20 novembre, ce dernier a pourfendu “le droit européen (qui) supplante le droit français” et décrit Emmanuel Macron comme une “chambre d’enregistrement de ce qui se passe à Bruxelles”. Auprès de L’Express, Véronique Le Floc’h réclame “la sortie de l’agriculture des accords de l’OMC”, et, surtout, fustige sa bête noire – Bruxelles – et la PAC, “qui a aidé les grands groupes industriels à s’enrichir”. “Nous avons été mis sous dépendance économique de l’Union européenne et des grands groupes industriels”, affirme-t-elle auprès de L’Express.

“Ni chaos, ni outrance”

Cette ligne anti-européenne et antilibérale agace en interne. “A ses débuts, la ligne était plutôt européenne, on était sur des valeurs fondatrices de la politique agricole commune, la préférence communautaire”, assure Damien Brunelle, ancien membre du comité directeur de la Coordination rurale, président de France Grandes Cultures et agriculteur dans l’Aisne. Les lieutenants de Bernard Lannes, ancien président de la CR, tenant d’une ligne plutôt à tendance libérale et pro-européenne, voient d’un mauvais œil l’évolution de leur syndicat.

Mais plus que son tournant souverainiste affiché, d’autres éléments les chagrinent. D’abord, la multiplication des actions très médiatiques – et des propos jugés outranciers. La semaine dernière, la CR a ainsi annoncé vouloir provoquer “le chaos” dans le Sud-Ouest pour se faire entendre. “On était peut-être trop policés, mais le maître mot de la Coordination rurale a toujours été de mener des manifestations dans le respect”, poursuit Damien Brunelle. Les images de bennes de fumier déversées devant les préfectures et de feux de pneus et de palettes les ont heurtés. “J’ai déjà dit aux militants de mon département qu’il n’y aurait ni chaos, ni outrance. Pas besoin de brûler des pneus pour être entendus, martèle Emmanuel Rizzi, responsable de la CR dans le Jura. Le monde d’action’façon Sud-Ouest’, on ne s’y retrouve pas”.

Brunelle comme Rizzi disent regretter une “volonté de tout dramatiser, de tout monter en épingle”. “Nous ne sommes pas à l’abri que quelqu’un s’en prenne à un responsable de l’Office de la biodiversité”, s’alarme Emmanuel Rizzi, évoquant l’organisme public, régulièrement pris à partie par les militants de la CR. A les croire, l’émergence médiatique de la Coordination rurale et son image de plus en plus radicale sont avant tout à attribuer à la CR du Lot-et-Garonne. Une lecture que l’intéressé ne dément pas. “Nous nous sommes bien réparti les rôles, assure, matois, Bousquet-Cassagne. A Véronique, les plateaux. A nous, le terrain”.

Evolution du monde agricole

Ces deux figures de la CR semblent jouer un pas de deux mi-spontané, mi-orchestré. Le Floc’h, tenante d’une ligne plus “réformiste”, vantant auprès de L’Express les mérites d’Annie Genevard, nouvelle ministre de l’Agriculture “à l’écoute”. Bousquet-Cassagne et sa “succession” à la tête de la CR 47 – Karine Duc et José Perez, à la manœuvre lors du blocage du port de Bordeaux -, plus radicaux, irrités par le “parisianisme” et assumant une certaine sympathie pour le Rassemblement national.

Au-delà de la branche Lot-et-Garonne, les liens entre le parti de Marine Le Pen et la Coordination rurale se sont multipliés ces dernières années au niveau local, et même national. Dans l’Aude, le député RN Christophe Barthès est un ancien cadre du syndicat. Au salon de l’Agriculture, cette année, la CR a certes autant dîné avec le député François Ruffin qu’avec Marine Le Pen. “Mais notons une chose : au moment du salon, il n’y en a qu’une des deux qui est acclamée par les militants présents, observe François Purseigle. Il s’agit d’une évolution : le monde agricole a toujours fait rempart contre l’extrême droite jusqu’en 2022. Et même aujourd’hui, les scores du RN chez les agriculteurs sont en deçà de ceux de la population générale.”

Un “affichage regrettable”

Emmanuel Espanol, qui dirige la communication de la CR, fut un temps candidat LR-RN aux dernières législatives, avant d’être désinvesti. Dans le Lot-et-Garonne, Jordan Bardella a encore été reçu en grande pompe dans une exploitation il y a un peu plus de deux semaines. Serge Bousquet-Cassagne, qui affiche depuis longtemps son soutien au Rassemblement national, insiste : “Oui, je le soutiens, et je ne suis pas le seul dans le mouvement. Mais pas par adhésion : plutôt parce que c’est le seul qu’on n’a jamais essayé”, explique celui dont le fils a un temps dirigé la section Front national (ancien nom du Rassemblement national) du Lot-et-Garonne. D’après Le Monde, Bousquet-Cassagne aurait même “brigué sans succès une place” sur la liste du RN aux élections européennes de juin. Des informations que l’intéressé conteste auprès de L’Express. “Cette proximité avec le RN n’est pas ce qui me chagrine le plus, mais c’est un affichage regrettable. Là non plus, la CR du Jura ne s’y retrouve pas, renchérit Emmanuel Rizzi. Avec la réputation d’extrême droite que nous trainons, il ne fallait pas en remettre une couche.” Qu’importe que Véronique Le Floc’h se prévale, au congrès comme aux colloques organisés par la CR, d’accueillir des centristes, à l’exemple du maire d’Agen, Jean Dionis du Séjour. “Aujourd’hui, les courants divers sont engloutis par l’image renvoyée par la CR 47”, poursuit Rizzi.

Les cadres les plus visibles semblent être à l’image du gros des militants. Dans une enquête pour le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) publiée ce 21 novembre, François Purseigle et l’économètre Pierre-Henri Bono divisaient la population agricole en quatre grandes familles : les “écologistes socio-altermondialistes” (plutôt séduits par la Confédération paysanne), les “libéraux pro-européens” (plutôt proches de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs), les “conservateurs floués” et les “conservateurs identitaires et agrariens”. Ces deux dernières catégories seraient particulièrement séduites par les messages de la Coordination rurale. Toutes deux se situent à droite, voire à l’extrême droite de l’échiquier politique : les conservateurs identitaires et agrariens pencheraient pour Marine Le Pen et Jordan Bardella, tandis que les floués auraient commencé leur transition vers le RN. Deux électorats qui correspondent finalement assez bien à la répartition des rôles entre Véronique Le Floc’h – qui parle à la droite de gouvernement – et Bousquet-Cassagne – au Rassemblement national. “En interne, le mouvement est très protéiforme, confirme François Purseigle. Il y a bien deux lignes : une médiane, incarnée par Le Floc’h, et une autre beaucoup plus dure, incarnée par Bousquet-Cassagne”. La CR, syndicat néo-poujadiste… de l’union des droites ?




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