C’est un slogan équivoque (“sionistes hors de nos facs”), une action symbolique aux références douteuses (les “mains rouges” brandies par des étudiants de Sciences Po). Des revendications, aussi, dont les motivations interrogent. Comment comprendre, par exemple, la demande portée par les étudiants de la rue Saint-Guillaume lors du “town hall” (débat) organisé avec la direction jeudi 2 mai, de cessation des partenariats de l’école avec les universités israéliennes ?
Pour L’Express, Denis Charbit, professeur de sciences politiques à l’Open University d’Israël et auteur d’Israël et ses paradoxes (Le Cavalier bleu), interroge les ressorts idéologiques des mobilisations étudiantes propalestiniennes, et décrit un mélange d’ignorance et de conception “romantique (et un peu enfantine) de la réalité”. “A ceux d’entre eux qui me liraient, je dis sans colère : renseignez-vous, cultivez le doute, le goût de la discussion et de la nuance. La paix ne pourra advenir que si les parties prenantes finissent par se parler”, martèle le professeur. Entretien.
L’Express : Ces dernières semaines ont été marquées par des mobilisations propalestiniennes controversées dans plusieurs universités. Dans L’Express, 500 anciens élèves et enseignants de Sciences Po ont dénoncé une “minorité radicalisée” sur le campus de Paris, promouvant des idées “antisémites et antisionistes”. Quel est votre point de vue sur ces événements ?
Denis Charbit : Quand j’entends certains slogans, tels “sionistes hors de nos facs” scandés dans les rassemblements, ou qu’on me rapporte que des étudiants juifs ont été injuriés de “sales sionistes”, il est évident que “sionistes” vise les juifs. Pour les militants de la cause palestinienne, si l’on n’est pas un juif antisioniste, alors on est forcément un “sale sioniste”. On peut être contre Netanyahou, critiquer la manière dont l’armée israélienne mène cette guerre, si vous ne pensez pas exactement comme eux, vous êtes complice du génocide, pas moins.
Si cette accusation de “sales sionistes” visait les Israéliens, cela passerait encore (on pourrait alors croire que la critique porte seulement sur des idées politiques). Mais non, elle vise des juifs de France à cause de leur attachement réel ou supposé avec Israël ! Il faut écouter le sous-texte de ces slogans : le “sioniste” serait donc “sale” par essence et moins bienvenu que d’autres étudiants dans l’enceinte d’une université (“hors de nos facs”). Quelle qu’en soit l’intention, maladroite ou consciente, dire de telles choses, c’est mettre en cause les juifs de France. C’est intolérable, et il n’y a pas lieu d’être indulgent sous prétexte que ces militants ont la pudeur de remplacer le mot “juifs” par le mot “sioniste”. Les Soviétiques ont inventé le procédé dans les années 1950. Pourquoi devrait-on l’accepter aujourd’hui ? Parce que ce n’est pas l’appareil d’Etat soviétique qui est à la manœuvre, mais de jeunes étudiants d’extrême gauche ?
Entre la maladresse et le choix assumé, il y a un pas… Faut-il voir dans certains cas une forme d’antisémitisme ?
Je ne mets un signe égal entre antisionisme et antisémitisme qu’en dernier recours. L’accusation automatique braque plus qu’autre chose et met fin au dialogue. Il me semble au contraire primordial d’essayer de comprendre les motivations de ces étudiants, en partant du principe que ceux qui fraient dangereusement avec la limite ne savent pas ce qu’ils disent.
Il est probable qu’il y ait une grande part d’ignorance dans leurs excès, tel le cas des mains rouges à Sciences Po. Les étudiants n’avaient, je crois, pas conscience de l’événement – à savoir le lynchage de réservistes israéliens à Ramallah en 2000. Mais pour être franc, cette hypothèse de l’ignorance ne me rassure pas, car maintenant qu’ils savent, ont-ils pour autant une autre image d’Israël ? Et vont-ils arrêter d’utiliser de tels symboles ?
Mais comment distinguer cette “ignorance”, que vous décrivez, de l’antisémitisme assumé ?
Il y a trois critères à poser pour déterminer si l'”antisionisme” affiché atteint et franchit le seuil de l’antisémitisme. Premièrement : la critique de l’Etat d’Israël conduit-elle celui qui la formule à remettre en cause son existence ? Si la réponse est oui, alors il faut s’interroger pour une raison simple : même si Israël mène une guerre terrible, la liste des pays ayant commis des actes au moins aussi graves est longue ; or ils n’ont jamais fait l’objet d’appels à la disparition. Qui a demandé la suppression du Cambodge, du Rwanda ou de la Russie ? Personne. Alors pourquoi Israël bénéficie-t-il de ce traitement de faveur singulier qui fait que dans ce cas seulement on peut réclamer sa mise à mort ? Ce traitement exceptionnel a un nom : l’antisémitisme.
Deuxièmement : les obstacles rencontrés par la cause palestinienne sont-ils imputés aux sionistes (“ils contrôlent les médias”, “ils ont mis en place un lobby international”, etc.) ? Si c’est le cas, ne nous leurrons pas sur ce que “sionistes” signifie – on tombe alors dans l’explication complotiste nourrie par la vieille idée que les juifs sont “partout”.
Enfin, troisième critère : celui qui dit n’être qu’antisioniste est-il capable de dire quelque chose de bien sur Israël ? Cela peut sembler anecdotique, mais prenez le cas de la Russie. Poutine mène une guerre terrible contre l’Ukraine, cela n’empêche pas que l’on reconnaît la richesse de la culture russe et de son patrimoine. Dans le cas d’Israël, certains renvoient systématiquement sa culture à la “spoliation” des Palestiniens, jusqu’à ses séries télévisées ! Comme si les Israéliens étaient intrinsèquement des voleurs. On devine quel est le sous-texte !
Les manifestations que nous observons, malgré leurs excès, peuvent-elles selon vous déboucher sur quelque chose d’utile à la cause palestinienne ?
Se mobiliser pour la cause palestinienne est louable, je tiens à le dire. Mais tant qu’il y aura autant d’excès dans la détestation d’Israël, et de mauvaise foi dans les cortèges, toutes les dérives sont possibles. Certains moments de l’Histoire n’ont “pas besoin” d’être étudiés en profondeur pour que l’on sache aujourd’hui où se situent le bien et le mal. Ainsi de la Shoah, de l’apartheid en Afrique du Sud, ou même de l’invasion de l’Ukraine. Bien sûr, il ne s’agit pas de sombrer dans le relativisme en remettant par exemple en cause la gravité des opérations israéliennes, qui entraînent un nombre inquiétant de pertes civiles parmi les Palestiniens. C’est terrible, un point c’est tout. Mais le point de départ de cette guerre, c’est bien le 7 octobre. Et si l’on étudie les causes profondes et les racines anciennes du conflit, les ramifications sont historiquement lourdes. Il est injuste que l’occupation se poursuive et que l’Etat palestinien ne voie pas encore le jour malgré le 7 octobre. Mais il n’y a pas un gentil et un méchant. La plupart de ceux qui voient les choses ainsi n’ont jamais mis un pied en Israël. Les étudiants s’informent via des contenus biaisés et militants.
A ceux d’entre eux qui me liraient, je dis sans colère : renseignez-vous, cultivez le doute, le goût de la discussion et de la nuance. La paix ne pourra advenir que si les parties prenantes finissent par se parler. Or pour l’heure, l’avenir des négociations est menacé : pour qu’elles commencent, il faut au minimum que Netanyahou et le Hamas laissent le pouvoir à d’autres qu’eux, car en dépit de leurs différences ni l’un ni l’autre ne veut admettre le droit de chacun des deux peuples à l’autodétermination. Il faut également que Joe Biden reste à la Maison-Blanche. C’est dire combien le retour à la négociation n’est pas acquis. Parce que les négociations sont loin d’être acquises, les étudiants qui se disent pour la paix devraient donc justement tout faire pour favoriser les conditions d’un dialogue entre Israël et les Palestiniens, plutôt que d’exciter les foules avec des concepts fumeux et des rappels au “droit international” – le nouveau mot magique.
Que voulez-vous dire ?
Je dois admettre que le rapport des étudiants français au droit international a été une sorte de choc culturel pour moi. N’en déplaise à certains, en Israël, nous sommes aussi attentifs aux violations de ces principes. Mais pour les étudiants, le “droit international” tient lieu d’argument d’autorité. C’est révélateur, je crois, de leur conception romantique (et un peu enfantine) de la réalité : à les entendre, il y aurait la sorcière, Israël, et la gentille Blanche-Neige, les Palestiniens. Et hop, grâce au droit international, tout serait réglé par enchantement, et Blanche-Neige serait libre. Je pourrais, à mon tour, invoquer le droit international et décréter que les otages doivent être libérés ici et maintenant. L’incantation est inutile : elle ne dispense pas Israël de négocier avec le Hamas. Voilà la dure réalité pour laquelle le droit international ne peut rien.
Vous y allez fort…
Comprenez-moi bien : le droit est une boussole essentielle. C’est ce qui permet, une fois assis à une table de négociation, de s’assurer que les conditions proposées de chaque côté sont justes. Mais c’est se leurrer que d’imaginer qu’il suffirait d’appuyer sur un bouton pour que le droit soit appliqué “par Israël” (car c’est toujours Israël qui est sommé de l’appliquer, pas le Hamas), et que tout revienne à la normale. Cette propension à plaquer des principes sur la réalité est non seulement inefficace mais dangereuse, car elle conduit à contourner le politique, le compromis et l’art du possible pour mieux affirmer en définitive des positions ultraradicales. Au fait, réclamer la disparition d’un pays, c’est prévu, ça, par le droit international ?
De quels “contournements” parlez-vous ? Avez-vous un exemple en tête ?
Regardez comment on a défiguré et dénaturé l’ordonnance de la Cour internationale de justice de janvier dernier : rares sont ceux qui ont l’honnêteté de la citer telle qu’elle. La CIJ a évoqué un “risque plausible de génocide” à Gaza et a demandé à Israël de prendre des mesures pour l’éviter. Si les mots ont un sens, si l’on demande à Israël d’éviter un génocide, cela veut dire on ne peut plus clairement qu’il n’a pas eu lieu. Autrement, la Cour aurait exigé des autorités israéliennes de prendre des mesures pour l’arrêter. Cependant, les étudiants, orchestrés par des leaders politiques tels que Rima Hassan, répètent et ressassent qu’à Gaza, on assiste à “un génocide en cours”.
Au demeurant, les cortèges étudiants appellent à un “cessez-le-feu”. Mais on parle désormais davantage de certaines revendications, telle la demande de suspension des partenariats avec les universités israéliennes par les étudiants de Sciences Po… La cause palestinienne telle que portée dans les écoles est-elle en train d’évoluer ?
Je ne nie pas l’engagement sincère d’une partie des étudiants mobilisés, que j’espère majoritaire, pour les Palestiniens. Mais force est de constater que les revendications ne visent pas à améliorer la condition des Palestiniens, mais à mettre en cause Israël, sans faire, de surcroît, la distinction entre le gouvernement israélien et des pôles autonomes de la société israélienne, telles les universités. Quand on entend qu’il faudrait supprimer les partenariats avec les universités israéliennes, alors même qu’il y a bien d’autres accords avec des universités étrangères où le pouvoir en place n’est pas un modèle de démocratie, c’est à se demander si on lutte pour les Palestiniens et pour la paix, ou contre les Israéliens.
Lorsque l’on se dit “pour la paix”, on devrait avoir un mot pour toutes les victimes : les Palestiniens, les otages, et les morts israéliens du 7 octobre. Mais on peut toujours attendre. Car les Israéliens, par nature, ne peuvent être ni victimes ni innocents, mais fatalement coupables. Comme ils sont censés faire partie du “camp” des Occidentaux, leur sort importe peu. Je crois qu’il ne faut pas sous-estimer cette dimension : pour un bon nombre de militants, se tenir aux côtés des Palestiniens, c’est tenir l’Occident dans son ensemble pour coupable.
Sur X (anciennement Twitter), l’ayatollah Khamenei a réutilisé les images des manifestations occidentales et des blocages étudiants en soutien à la cause palestinienne. “Voyez ce qui se passe dans le monde. Dans les pays occidentaux, en Angleterre et en France, ainsi que dans les Etats américains, les gens sortent en grand nombre pour scander des slogans contre Israël et l’Amérique. La réputation des Etats-Unis et d’Israël a été ruinée. Ils n’ont vraiment aucun remède”, a-t-il commenté. Comment l’interprétez-vous ?
Cette récupération illustre toute la différence entre une société libre et une société close. C’était la même chose du temps des Soviétiques : on réprime durement chez soi, mais on s’émeut de ce qui se passe ailleurs. Pour ma part, je suis fier d’appartenir à une société où l’on peut critiquer Netanyahou sans crainte, comme on le fait en Israël, même en temps de guerre. A en juger par la publication de Khamenei, certains manifestants préfèrent choisir l’autre voie, celle qui séduit même les sociétés les plus fermées. Voilà ce qui se passe lorsque l’on prétend œuvrer pour une cause “morale”, en oubliant la dimension politique.
Aux Etats-Unis, il est bien possible que l’ampleur de la contestation propalestinienne propulse Donald Trump à la Maison-Blanche pour un second mandat. Si cela se produit, on pourra dire que les agitateurs (car je ne cible qu’eux, pas ceux qui soutiennent pacifiquement les Palestiniens) auront contribué à aggraver durablement la situation géopolitique. De même, on s’apprête à voter pour les élections européennes. Qui sait l’impact qu’auront les blocages d’universités en France sur ce scrutin ? En cas de percée de l’extrême droite, en France comme aux Etats-Unis, les premiers à s’en plaindre seront les étudiants. Ils auront raison, mais ce sera trop tard.
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