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Mains rouges au Mémorial de la Shoah : “Une guerre hybride d’une rare ampleur orchestrée contre la France”


Une possible nouvelle opération de déstabilisation russe. Selon les informations du Canard enchaîné révélées ce mercredi 22 mai, confirmées par France info, les mains rouges taguées dans la nuit du 13 au 14 mai sur le Mur des Justes, au Mémorial de la Shoah, pourraient être l’œuvre du Kremlin. C’est la piste privilégiée par les enquêteurs de la préfecture de police de Paris. Des caméras de vidéosurveillance ont filmé la scène, montrant, vers trois heures du matin, trois hommes équipés de bombes de peinture et de pochoir. Le groupe de graffeurs – tous d’origine Bulgares – s’est ensuite rendu dans un hôtel parisien, dans le XXe arrondissement, puis à la gare routière de Bercy afin de se rendre en Belgique, a précisé le ministère public ce mercredi. “Les investigations ont également établi que les réservations avaient été effectuées depuis la Bulgarie”, a ajouté le parquet, sans préciser davantage, à ce stade, la teneur de ces réservations.

Le mode opératoire évoque l’affaire des étoiles de David peintes le 27 octobre, encore à Paris. Un couple de Moldaves avait alors été interpellé et le commanditaire – un homme d’affaires moldave prorusse – identifié. Quelques mois plus tard, en février, une note confidentielle révélée par LeMonde émanantdes services de renseignement intérieur français (DGSI) assurait que l’opération avait été pilotée par le “5e département”, le service chargé des opérations internationales du FSB, l’agence de renseignement russe. Dans ce contexte, la DGSI a appelé les forces de l’ordre françaises à faire remonter “tous les signaux faibles” d’ingérences menées par la Russie. Professeur à Sciences Po Paris et spécialiste de l’histoire de la propagande et de la manipulation de masse, David Colon analyse les raisons de cette possible ingérence russe, auteur de La Guerre de L’information (Ed. Tallandier).

L’Express : Dans l’affaire des mains rouges taguées sur le Mémorial de la Shoah, la piste russe est privilégiée par les enquêteurs. Cela vous surprend-il ?

David Colon : Cette affaire ressemble à l’opération menée par l’intermédiaire des étoiles de David, laquelle avait été commanditée par le Kremlin, organisée par deux services de renseignement russes – le GRU et le FSB – et menée par une équipe d’hommes de mains moldaves.

Le Kremlin prolonge depuis 2022 son agression contre l’Ukraine par une guerre informationnelle contre le pays et ses soutiens. Dans un long message diffusé ce 3 février sur la messagerie Telegram, l’ancien président russe Dmitri Medvedev a appelé à “soutenir de toutes les manières possibles” les partis “antisystème” en “les aidant apertum et secretum“, c’est-à-dire ouvertement et secrètement, afin d’obtenir des résultats décents lors des élections. Il y a donc clairement une coordination à l’échelle du Kremlin. Les récents remaniements à Moscou attestent d’une volonté du pouvoir de resserrer son contrôle sur les organes de sécurité russe pour mener une guerre totale. Les récentes actions menées à Paris s’inscrivent dans un contexte plus large de fragilisation de la France avant les Jeux olympiques et les élections européennes. Il s’agit d’opérations de guerre hybride comme on n’en a encore peu connu en France, en tout cas pas depuis la guerre froide.

Ce mode opératoire est-il une nouveauté chez les services secrets russes ?

Pas du tout. L’URSS a mené l’opération Svastika en Allemagne entre 1957 et 1960, afin de donner l’impression d’une résurgence du nazisme et de l’antisémitisme dans le pays. II n’y a donc rien de neuf dans ces pratiques. Ce qui est nouveau, en revanche, c’est l’impact que de telles campagnes peuvent avoir, et leur vitesse de propagation. Dans le cas des mains rouges comme dans celui des étoiles de David, le but était très probablement d’attirer l’attention des médias français pour qu’ils fassent état de ces tags en encourageant la perception de leur caractère antisémite. Une fois l’opération russe dévoilée, cette opération pourrait contribuer à la fabrique du doute quant à la réalité d’authentiques actes antisémites. Au-delà de leur caractère relativement low cost et rudimentaire, ces opérations sont donc relativement sophistiquées. Ceux qui les conçoivent ont connaissance des caractéristiques de la production de l’information dans un pays comme le nôtre, et parviennent à pirater le débat public, à agir sur la perception des Français.

Il faut bien avoir à l’esprit que la Russie a une longue tradition de manipulation des opérations publiques internationales. Pensez à Potemkine. La police secrète du Tsar a aussi été à l’origine de l’un des plus grands complots antisémites du genre, le faux “protocole des sages de Sion”. L’antisémitisme a été l’un des éléments de propagande centraux de Staline, et l’est de nouveau avec Vladimir Poutine. Poutine qui, rappelons-le, s’en prend publiquement au président Zelensky en l’accusant d’être un juif nazi. Le Kremlin contribue à amplifier l’antisémitisme, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans les médias occidentaux. L’un de ses objectifs est de fragiliser la capacité de nos concitoyens à percevoir la réalité – en l’occurrence l’augmentation des actes antisémites.

La France est-elle particulièrement vulnérable à ce type d’attaque ?

Depuis l’automne 2022, on sait, grâce à des fuites, que le Kremlin s’emploie à réorganiser ses services de renseignement pour mieux coordonner son action, et organiser des actions de subversion dans les pays qui soutiennent l’Ukraine. On sait aussi que la France est jugée particulièrement perméable à ces récits. Nos compatriotes sont plus favorables à Poutine et ont moins confiance dans les médias que dans d’autres pays de l’OCDE. L’Hexagone est donc une cible privilégiée. Actuellement, quatre grandes opérations numériques sont en cours : l’opération Döppleganger, déjà dénoncée officiellement par la France, l’opération Portal Kombat, là encore dénoncée par la France, l’opération Copycop, récemment identifiée, et enfin l’opération False façade, elle aussi identifiée récemment par les services de l’Union européenne. Il s’agit de quatre grandes opérations de manipulation.

S’ajoutent à cela des opérations de déstabilisation dans nos départements d’outre-mer et qui sont le fait d’une multitude d’acteurs étatiques et non-étatiques. Prenez par exemple la Nouvelle-Calédonie : l’archipel est notamment la cible de l’Azerbaïdjan, qui à travers l’initiative de Bakou encourage le mouvement indépendantiste à lancer ses actions. Il y a aussi la République populaire de Chine qui est extrêmement influente dans l’espace informationnel. La Turquie, également, qui mène des opérations de ce type… Et évidemment la Russie, avec un Kremlin qui saisit toutes les opportunités.

L’action des propagandistes du Kremlin est assez opportuniste : ils s’appuient sur des conflits sociaux existants pour en accélérer la portée, la perception, les effets. Le but est de fragiliser l’espace informationnel au point de priver nos concitoyens de distinguer le vrai du faux. Marc Bloch l’a dit en premier dans L’étrange défaite, quand il ausculte les raisons de la défaite française en 1940. En évoquant ses concitoyens, il s’interroge : “Qu’avons-nous fait pour lui fournir ce minimum de renseignements nets et sûrs, sans lesquels aucune conduite rationnelle n’est possible ?”. Et il répond : “Rien, en vérité”. Dans la guerre de l’information, la victoire revient à celui qui prive son adversaire de la capacité d’agir.

Que faire pour ne pas reproduire les mêmes erreurs ? Comment les médias devraient-ils aborder les opérations similaires à celles des étoiles bleues de David ou les mains rouges ?

On peut constater que les rédactions françaises ont fait preuve de davantage de circonspection à propos des mains rouges qu’elle n’en avait eues à propos des étoiles de David. La dénonciation publique de ces actes par Viginum – le service technique et opérationnel de l’Etat chargé de la vigilance contre les ingérences numériques étrangères – de l’ingérence russe en octobre a contribué à atténuer les effets médiatiques de cette nouvelle opération. Cela étant dit, l’expérience des emballements médiatiques d’octobre et de ce mois-ci devraient inciter les rédactions en chef à plus de circonspection, à l’avenir, à l’égard de ce type d’action susceptible de relever d’opérations d’ingérences. Il y a un besoin de formation des rédactions aux tactiques employées par les propagandistes de régimes autoritaires, à commencer par le régime russe. Face aux manipulations de l’information, nous avons collectivement intérêt à favoriser la sensibilisation des journalistes et du grand public.

Dans ce cas, comment procéder ?

Les opérations de déstabilisation sont appelées à s’intensifier à l’approche des élections et des JO. Cela doit nous conduire à adopter un esprit de défense informationnelle pour anticiper de possibles opérations de déstabilisation et à nous prémunir contre leurs effets les plus dommageables. Nous pouvons nous inspirer de ce qui a été fait en Finlande, à Taïwan et en Estonie, des pays exposés aux attaques de régimes autoritaires, ce qui les a conduits à une plus forte résilience.

Pour cela, ils comptent sur la mobilisation de la société civile notamment via des structures de l’Etat, mais aussi et surtout, grâce à des ONG vouées à l’immunisation de la société contre ces manipulations. La France a considérablement progressé avec Viginium, mais nous pourrions nous inspirer d’initiatives comme celle de la Suède, qui a créé en 2022 une Agence pour la défense psychologique. Cette dernière doit permettre de lutter contre la désinformation qui sape les bases civiques nationales, mais aussi européennes. La menace est d’ailleurs globale : cet automne, les étoiles bleues de David avaient aussi été repérées en Allemagne. Les quatre opérations citées plus haut ont en commun de toucher une demi-douzaine de pays occidentaux à la fois. Les Etats démocratiques doivent coordonner leurs capacités de détection.




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