A la tête de TotalEnergies depuis dix ans, Patrick Pouyanné a l’habitude de se justifier. Lors de l’assemblée générale qui se tenait cette après-midi à La Défense, le PDG s’est encore prêté à cet exercice trois heures durant. Se justifier d’étudier une cotation pleine et entière à New York, d’investir encore dans le pétrole et le gaz, de ne pas investir davantage dans les énergies renouvelables… et même du temps d’attente nécessaire pour accéder à l’auditorium où se tenait le rendez-vous annuel des actionnaires, en raison de lourdes mesures de sécurité.
Le dirigeant en a d’ailleurs profité pour remercier les “pouvoirs publics [qui] ont mobilisé plus de 200 policiers pour assurer la sécurité de l’assemblée générale”, après les heurts des années passées. “J’ai d’excellentes relations avec le ministre de l’Intérieur et l’ensemble du gouvernement, a-t-il souri. Nous sommes devenus le bien-aimé en France. De temps en temps il faut faire un peu de provocation, mais ça marche !”
Valorisation plus flatteuse à New York
La provocation, c’est justement ce pavé jeté dans la mare lors d’un entretien accordé à Bloomberg, fin avril. Patrick Pouyanné avait alors fait part de la mission assignée par son conseil d’administration : étudier la possibilité d’une cotation principale à Wall Street. Souvent houspillé, TotalEnergies est devenu du jour au lendemain le précieux joyau national dont on ne veut se séparer sous aucun prétexte. Ce projet, technique sur le papier, est motivé par l’appétence des investisseurs américains pour le titre, tandis que les Européens ont plutôt tendance à s’en détourner au nom de considérations environnementales.
Et ce malgré les 5 milliards investis par le groupe dans les énergies bas carbone. Mais cette envie d’ailleurs s’explique aussi par la valorisation plus flatteuse des groupes pétroliers lorsqu’ils sont négociés sur les marchés new yorkais. “Les comptes de résultat et le bilan de Chevron sont exactement les mêmes que les nôtres”, a rappelé Patrick Pouyanné, constatant que la valorisation de l’Américain était 1,5 fois supérieure à celle du Français.
Branle-bas de combat dans les hautes sphères. A l’émoi de Bruno Le Maire à Bercy a succédé l’indignation du président de la République dans les pages de L’Express : “Je ne peux pas croire qu’il s’éloigne de la France.” Une tempête dans un verre d’eau ? Patrick Pouyanné s’est depuis employé à dégonfler la polémique, d’abord dans une interview au Figaro parue hier soir. “C’est une erreur de traduction. Un primary listing dans notre esprit, ce n’est pas une “cotation principale”, c’est la cotation de l’action TotalEnergies, à New York comme à Paris.”
Dans son discours face aux actionnaires, le PDG, dont le mandat a été renouvelé avec un vote favorable à 75 %, a réitéré son projet de “cross listing transatlantique”, autrement dit une cotation parallèle, équivalente, à Paris et New York. Mais la nuance paraît mince. Car si le groupe tricolore mène son projet à bien, il y a fort à parier que les volumes de transactions à Wall Street deviennent rapidement plus fournis qu’à Paris, les actionnaires américains préférant jouer à domicile. Auquel cas New York deviendrait, de fait, la place principale.
TotalEnergies resterait-il au Cac 40 ?
“Il n’est pas question de quitter la France, a insisté Patrick Pouyanné cette après-midi, faisant référence à la cotation parisienne comme au siège social. Notre attachement est réel”. Une cotation pleine et entière à New York serait donc sans conséquence vu de France ? Après tout, tant que le siège social est à Paris, l’entreprise reste française, paye son tribut à l’Etat français (plus de 2 milliards d’euros en impôts, taxes et cotisations sociales) et les épargnants peuvent consigner l’action dans leur PEA.
Chez Amundi, un des premiers actionnaires du groupe pétrolier, on s’interroge néanmoins. “Le comité scientifique laisserait-il TotalEnergies au sein du Cac 40 ?”. Ce discret groupe d’experts décide des entrées et sorties dans l’indice phare parisien, en fonction de leur capitalisation boursière, des volumes échangés sur le titre et du secteur d’activité. Mais le groupe pétrolier, poids lourd du Cac 40, a encore de la marge. “A supposer que les volumes à Paris diminuent de moitié, TotalEnergies serait encore dans le top 10, il paraît impossible de le voir exclu du Cac 40, estime Thierry Le Clercq, directeur général de la société de gestion AlphaJet. Le raisonnement du conseil est tout à fait légitime. Cela permet aussi de faire passer un message de mécontentement”.
Les politiques s’indignent, la direction se défend. Les salariés, eux, ne peuvent que se frotter les mains. Propriétaires de plus de 8 % du capital de leur entreprise – soit un montant investi de 11 milliards d’euros, un record en Europe – ils se sont vus attribuer 100 actions gratuites cette année, à l’occasion du centenaire du groupe. Une hausse du cours de l’action en cas de cotation américaine serait the cherry on the cake.
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