Du Titien à Fernando Botero, en passant par Veronese ou Picasso, nombre d’artistes se sont réapproprié le mythe d’Europe, cette princesse phénicienne enlevée par un Zeus métamorphosé en taureau blanc dont elle aura trois fils. Dans la représentation occidentale, très largement portée par les hommes, la soumission de la femme contrainte de s’unir au dieu grec que charrie le récit antique s’est muée, au fil des siècles, en consentement. Née à Beyrouth en 1978, sur les vestiges de la Phénicie, la plasticienne Mounira Al Solh s’inscrit en marge du point de vue masculin.
A la Biennale de Venise, elle revisite à son tour le mythe en l’assaisonnant à la sauce paritaire, à travers une œuvre monumentale qui occupe l’entièreté des 180 mètres carrés de l’espace dévolu au Liban. Dans sa relecture, Europe manipule Zeus : c’est elle qui opère le rapt et fait tournoyer sa proie avec ses pieds comme un ballon. Une façon de “pousser à l’extrême la déconstruction des stéréotypes de genre par l’inversion des rôles et des sexes”, souligne la curatrice Nada Ghandour.
Sous l’intitulé Danser avec son mythe, l’artiste déploie une installation multimédia constituée de 41 pièces – dessins, peintures, sculptures, broderies, vidéo –, scénographiée par Karim Bekdache. Elle s’articule autour d’un bateau sur le point de chavirer, pour la réalisation duquel Mounira Al Solh a collaboré avec l’un des derniers artisans libanais capables de construire une embarcation phénicienne. Complètement décloisonné, le parcours invite à une véritable immersion orchestrée par les rapports de force. D’un côté, les compositions picturales ou graphiques qui, en relatant le périple et les aspirations d’Europe, remettent en question les normes de genre et prônent la lutte pour la parité. De l’autre, une réunion de masques aux visages inquiétants, inspirés des amulettes phéniciennes, qui symbolisent le contrôle opéré par les hommes. Au centre du dispositif, sur la voile-écran de l’esquif, est projeté un film de douze minutes qui donne vie aux motifs, tous puisés dans l’histoire et l’art phéniciens, figurant sur les œuvres.
Dans cette réinterprétation de l’un de ces mythes antiques qui, le plus souvent, voient les figures féminines bien malmenées – tour à tour violées, assassinées ou répudiées –, c’est évidemment la société contemporaine qui est interrogée. Ces femmes qui, ici ou là et à des degrés divers, subissent un sort imposé, mais aussi la capacité de résilience de celles-ci, à l’instar d’Europe que Mounira Al Solh transforme en maîtresse de son destin, affranchie de toute contrainte sociale, libre de décider et d’engendrer en pleine conscience.
Pour la plasticienne, la mythologie héritée de la Phénicie sert aussi à désamorcer les catastrophes récentes qui se sont succédé dans son pays natal : “Dans ces moments d’adversité croissante, vous devez vous accrocher à des éléments profondément enracinés qui servent de piliers inébranlables.” Ce qui l’intéresse, au-delà de la beauté du mythe, c’est d’explorer “comment, pour les scientifiques, ces récits non prouvés renferment souvent plus de vérités que ceux scientifiquement prouvés“. Celui d’Europe est, pour l’artiste, l’occasion de questionner les notions d’exil, ces allers et retours incessants opérés par les Libanais comme par les Phéniciens avant eux, tout en bousculant, non sans humour, l’image victimaire associée à la femme.
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