Un quartier parisien anonyme. Une rue d’un calme alcyonien. Un restaurant comme un autre, pas vraiment cossu ni marmiteux non plus. Une arrière-salle fermée d’un rideau épais, loin des regards curieux et des oreilles qui traînent. Une table, dix convives. Les “frondeurs” insoumis François Ruffin, Clémentine Autain et Alexis Corbière, les socialistes Boris Vallaud et Johanna Rolland, les écologistes Eric Piolle et Cyrielle Chatelain, et les communistes Elsa Faucillon et Sébastien Jumel. Entre deux coups de fourchette, la bande litote “du chemin de la gauche vers 2027”. Tous ont fait vœu de silence au sujet de ces agapes secrètes qui se tiennent depuis un peu moins d’un an. Assis au bout, il y a l’hôte de ces dîners où chacun paie sa part de l’addition. Olivier Legrain, amphitryon longiligne et grisonnant, souriant et 71 ans. A cet âge, on a eu “plusieurs vies”, raconte cet ancien industriel qui a fait fortune avant de devenir psychothérapeute sur le tard et désormais millionnaire au service de la gauche.
Sa première vie fut communiste. Son polytechnicien de père le pensait gaulliste, comme lui, mais les discours révolutionnaires qui retentissent dans la cour du lycée Buffon dans le XVe arrondissement parisien en 1968 le captivent. Sa deuxième vie de patron a occupé les trois quarts de son existence, d’abord chez le chimiste Rhône-Poulenc, puis Lafarge et sa filiale Materis, spécialiste des matériaux de construction et de peinture qu’il extirpe du giron du cimentier français en 2000. “C’est comme cela qu’il est devenu riche”, retrace un de ses compagnons de route. “Multimillionnaire”, corrige-t-il aussitôt, sourire un peu honteux : “Je n’aime pas trop parler de mon argent” Si Olivier Legrain fait si bien son beurre, c’est qu’il est devenu maître ès LBO (leverage buy-out). Une opération financière aussi juteuse que risquée où l’on fait appel à un fonds d’investissement pour racheter l’entreprise à grands coups de dettes. Une pratique que la gauche conspue mais qui fait la renommée de Legrain qui préside même un lobby pro LBO, le Trèfle.
Il fait partie de ces gens qui s’inquiètent de l’avenir politique
Materis en sort d’abord grandi avec ses 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires et ses 10 000 salariés, avant de prendre de plein fouet la crise de 2007. Les dettes s’envolent, incontrôlables, et la boîte est vendue à la découpe huit ans plus tard. Legrain a alors 62 ans, bien assez jeune pour entamer une troisième vie en tant que psy, et assez riche pour une quatrième comme mécène. Il donne vie à Riace en 2020, un fonds de dotation qui vient en aide aux réfugiés dans lequel il injecte 3 millions d’euros sonnants et trébuchants, au secours de l’hebdomadaire de gauche antilibéral et écologiste Politis, propose quelques écus à Regards, autre journal de gauche, et se bat encore aujourd’hui pour une “maison des médias libres” à Paris et que s’y installent ces journaux-là mais aussi Mediapart, Basta, Alternatives économiques et la revue Esprit. En 2022, il signe un chèque de 400 000 euros à la Primaire populaire, ce processus de militants de gauche censé désigner un candidat commun lors la dernière élection présidentielle et qui a viré au fiasco.
“Si vous voulez que ça fonctionne, évitez de les appeler primaires”
Mille vies, c’est autant de contradictions, sauf chez Olivier Legrain. Dans l’univers aussi feutré que féroce du patronat, où l’on ne bavarde pas de politiques, de gauche ou de droite, on le qualifie “d’atypique”, sinon parfois “d’hétérodoxe”. “Olivier a des convictions politiques et philosophiques ancrées à gauche et qu’il n’a jamais cachées”, croque son ami de trente ans Jean-Pierre Clamadieu, le président du conseil d’administration d’Engie. Un autre de ses compères, grand industriel, encore : “Il fait partie de ces gens qui s’inquiètent de l’avenir politique. C’est sincère, mais il se fait beaucoup d’illusions.” La politique, Legrain la regarde avec autant d’espoir que de désolation. “Il n’a aucune ambition politique mais il est un infatigable militant de l’union des gauches. Il essaie de faire en sorte que les gens se parlent, et c’est déjà beaucoup”, le défend l’ancien président du Conseil national du numérique Benoît Thieulin qui fut de l’aventure Ségolène Royal 2007 et François Hollande 2012.
Dans les dîners clandestins qu’il organise avec la “bande des neuf”, Olivier Legrain parle peu, écoute et interroge à la manière d’un maïeuticien. François Ruffin et son copain Sébastien Jumel, Boris Vallaud et Johanna Rolland, Éric Piolle et Cyrielle Chatelain, Elsa Faucillon, Clémentine Autain et Alexis Corbière, ces députés ou maires de grandes villes, personnalités de gauches élus, qu’ont-ils de si spécial à ses yeux ? “Chacun sait que personne ne peut gagner seul, chacun est animé par ce désir d’union”, se contente d’avouer un invité. La tablée compte trois aspirants candidats – Autain, Ruffin et Vallaud – qui participeraient volontiers à une primaire de la gauche. On gamberge sur les conditions de réussite d’un tel processus alors que Jean-Luc Mélenchon et sa France insoumise s’y refusent catégoriquement. Le sujet a été évoqué un soir avec le professeur de science politique Rémi Lefebvre, spécialiste des primaires. “Si vous voulez que ça fonctionne, il faut déjà commencer par éviter de les appeler primaires”, a recommandé l’universitaire.
Une compétition, mais avec quels moyens ? Combien de votants ? Quelques centaines de milliers ou des millions comme celle du PS en 2011 ? François Ruffin et Clémentine Autain ont prévenu qu’ils ne se lanceront pas dans un petit bain avec seulement 400 000 inscrits comme lors de la primaire populaire en 2022. Le mode de désignation doit être une rampe de lancement pour celui qui en sort vainqueur. Est-ce pour cela que François Ruffin n’est guère emballé par l’idée d’un conseil des sages évoqué par les socialistes ? Les sondages, dont il est en tête à gauche, lui vont bien. Les frondeurs insoumis doutent. Ont-ils fait tout ce chemin avec Mélenchon et aujourd’hui contre lui pour se retrouver derrière un socialiste ?
“J’ai besoin de vos sous”
Les neuf bavardent du programme commun de la gauche. Un moment où les discussions frottent le plus. Legrain ose s’immiscer un peu plus avec sa casquette d’ancien patron. “Il faut un programme sérieux, qui boucle financièrement”, répète-t-il, faisant se lever les sourcils communistes et insoumis. Devant L’Express, l’intéressé se modère : “On doit imaginer un projet crédible mais qui doit être quelque chose de plus radical que le quinquennat de François Hollande.” Mélenchon, au centre des conversations aussi. Personne autour de la table n’est dupe sur la volonté du chef insoumis de rempiler pour une quatrième candidature à la présidentielle. Legrain considère qu’il faut lui trouver une alternative, d’autres disent qu’il faut le mettre sur la touche, et l’édile de Grenoble Eric Piolle s’agace, réclame que l’on arrête de dire “qu’il faut faire sans Mélenchon”. “Il sera là d’une manière ou d’une autre.”
La gauche doit aussi avoir des puissants qui portent son programme
Il y en a un qui a été plus étonné que les autres de se retrouver à la table d’Olivier Legrain. François Ruffin, célèbre pour sa critique acerbe du patronat, a d’abord hésité, s’interrogeant sur les motivations du multimillionnaire. Les deux hommes ont d’abord dû s’apprivoiser, l’argent a fait le reste. Quand le député insoumis de la Somme a lancé un appel aux dons sur sa chaîne Youtube en mars 2023, clamant “J’ai besoin de vous, j’ai besoin de vos sous […] pour franchir une étape”, Legrain n’hésite pas. “J’ai, à un moment donné, aidé François Ruffin, Clémentine Autain et Éric Piolle”, confirme-t-il sans en dire plus sur le montant d’un chèque qui n’a pas excédé les 7 500 euros, plafond fixé par la loi. “On n’est pas aux Etats-Unis… Ce n’est pas l’argent que je vais donner qui va aider les candidats”, relativise le Crésus de gauche. Ruffin et Autain n’en diraient pas tant. Ils savent qu’à La France insoumise, le coffre-fort est bien gardé, et que Jean-Luc Mélenchon – cet écureuil “qui ne paie jamais un café”, disent ses amis – ne donnera pas si facilement les 8 millions d’euros de financement public récoltés annuellement depuis les dernières législatives. L’argent ne fait pas le bonheur mais en politique, il aide à s’émanciper. “François cherche son trésor de guerre, une liberté financière pour ne pas être trop dépendant des formations politiques”, explique un ancien de Fakir, le journal fondé par Ruffin.
Un riche carnet d’adresses
Si Olivier Legrain ne règle jamais l’addition, c’est qu’il a bien d’autres choses à offrir que son portefeuille. “La gauche doit aussi avoir des puissants qui portent son programme”, a-t-il confié à un visiteur. Il se permet quelques conseils sur la manière de parler aux dirigeants sans effrayer ni se renier. François Ruffin a bien appris la leçon et a tenté de la mettre en application le 7 septembre 2023, dans un hôtel particulier du chic VIIIe arrondissement de Paris mis à disposition d’Ethic, l’organisation patronale dirigée par Sophie de Menthon. Face à lui, une quarantaine d’entrepreneurs qu’il bouscule autant qu’il tente d’appâter : “Demain nous aurons à faire le pays ensemble, je suis curieux de voir ce qui se passe dans la France d’en haut.” Legrain met à disposition son riche carnet d’adresses. On y retrouve foule de dirigeants, des gloires de l’industrie française d’hier et d’aujourd’hui, ses amis Jean-Pierre Clamadieu, Henri Seydoux (Parrot) et Benoît Bazin (Saint-Gobain). A l’un d’eux, il a murmuré en début d’année : “Ce serait bien que tu rencontres François Ruffin mais c’est encore trop tôt. Il n’a pas encore mûri son discours.”
Dans le troquet de Neuilly-sur-Seine où il nous reçoit, à deux pas de chez lui, Olivier Legrain, tantôt sourit, tantôt grimace. Le prochain dîner prévu avec les neuf huiles de la gauche a été annulé. Certains se sont fâchés en apprenant l’enquête de L’Express, et craignent les représailles de Jean-Luc Mélenchon et de ses gardes rouges, toujours plus brutales dans les mots contre ses frondeurs. La violence de la politique, le psy millionnaire ne l’a jamais comprise, démuni devant les banderilles que s’envoient sans cesse insoumis, socialistes, écologistes et communistes. Le fondateur de Mediapart Edwy Plenel, qui compte parmi ses amis, l’avait pourtant prévenu : “Arrête de vouloir sauver toute la misère du monde, tu ne peux pas.”
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