*.*.*.

Marie Mendras : “C’est quand même un constat d’échec de la part de Poutine…”


Assiste-t-on à un tournant stratégique de la part des pays occidentaux à l’égard de la Russie ? Le président français a une nouvelle fois franchi un cap en se disant prêt à autoriser l’Ukraine à frapper le territoire russe avec des armées livrées par la France. Emmanuel Macron a justifié sa position par l’évolution du conflit à Kharkiv.

Marie Mendras est politologue au CNRS et au Ceri, professeure à Sciences Po et membre de la revue Esprit. Elle a récemment publié La Guerre permanente. L’ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy). Dans un grand entretien accordé à l’Express, la spécialiste confirme que “des tabous” sont en train d’être levés du côté des alliés de l’Ukraine. Marie Mendras analyse aussi les ambitions de Poutine, estimant que si l’autocrate ne peut maintenir son régime qu’en poursuivant une guerre d’usure, il n’a pas d’objectifs précis, et encore moins la volonté de reconquérir les territoires de l’ancien empire russe. Pour l’universitaire, l’intensification des bombardements à Kharkiv tout comme la purge au sein de l’armée russe, avec notamment le limogeage du fidèle Sergueï Choïgou de son poste de ministre de la Défense, ont en réalité tout d’un aveu de faiblesse de la part du Kremlin.

L’Express : Selon vous, Vladimir Poutine ne serait “ni un idéologue ni un conquérant”, il serait un “déstabilisateur et un destructeur”. Pourquoi ?

Marie Mendras : Les plus de huit cent vingt jours de bombardements et de terreur montrent bien qu’il s’agit d’une guerre de destruction. Il n’y a pas de but de guerre, puisque le seul objectif annoncé par la Russie, le 24 février 2022, était de “dénazifier” et démilitariser l’Ukraine. Ce qui, au bout de quinze jours d’agression, a été mis en échec. Depuis, la Russie n’a aucun but de guerre précis, ce qui ne veut nullement dire qu’elle souhaite faire la paix.

Poutine est dans une logique de guerre permanente, car sa dictature ne peut se maintenir qu’en continuant cette guerre d’usure. Je ne vois de sa part aucune ambition de conquête pour occuper et gouverner l’Ukraine, puisque, dès le début, il n’y avait aucun projet précis d’administration de ce pays plus grand que la France. Il n’y avait même pas d’équipe ukrainienne que Poutine aurait pu installer au pouvoir à Kiev s’il avait réussi à faire assassiner le président Zelensky dans les premiers jours de l’attaque.

Contrairement à d’autres universitaires, vous ne voyez pas dans cette guerre d’Ukraine une guerre de reconquête impériale…

Poutine n’a à aucun moment démontré qu’il voulait reconquérir les anciennes républiques soviétiques. Il a plusieurs fois dit qu’il était exclu que la Biélorussie refasse partie de la Fédération de Russie, alors même que Loukachenko avait avancé l’idée d’une unité entre les deux pays. De même, dans le cas de la Géorgie, Poutine n’a jamais déclaré que le pays devait rejoindre la Fédération de Russie.

Pour mieux comprendre sa logique, il faut remonter au début de la guerre en Ukraine, en 2014. A ce moment-là, son seul projet de reconquête véritable, c’est la péninsule de Crimée, qui avait appartenu à la République soviétique de Russie jusqu’en 1954, avant de rejoindre la République soviétique d’Ukraine. Ensuite, vu que l’annexion de la Crimée n’avait pas suffi à mettre fin à la révolution de Maïdan et au soutien occidental à une Ukraine démocratique, le Kremlin a décidé de mener une opération spéciale dans l’est du Donbass, en y envoyant des troupes tout en prétendant qu’il ne s’agissait pas de Russes. C’était une entreprise de déstabilisation et en partie de destruction, puisque l’aéroport de Donetsk a été ravagé, 9 000 soldats ukrainiens ont été tués en 2014, et 1,5 million de personnes, déplacées. Jusqu’au début de l’agression totale de 2022, Poutine et son clan continuaient de nier qu’il s’agissait d’une opération russe.

Si une guerre s’est installée en 2014, c’est parce que la Russie avait pour but principal d’empêcher la victoire du mouvement “Euromaïdan” et le retour à un Etat de droit en Ukraine, comme après la révolution Orange, en 2004. C’était un objectif de destruction et de subversion d’un gouvernement et de toute une société. C’est bien pour cela que les accords de Minsk n’ont jamais été respectés par Poutine, car, pour lui, il était exclu, dès 2015, d’arriver à un réel accord de paix. Ensuite, il a mené la guerre en Syrie, tout en continuant les combats dans le Donbass.

Ceux qui parlent d’impérialisme et de conquêtes se fondent sur une analyse des textes et discours très agressifs de Poutine, et sur l’histoire russe. Un certain nombre de spécialistes et de personnalités politiques voient effectivement le régime russe comme étant de nature néo-soviétique et impérialiste. Ce n’est pas ma lecture. J’ai effectué des missions dans la Russie poutinienne plusieurs fois par an depuis sa prise de pouvoir, en 1999, jusqu’au moment où j’ai considéré, à partir de 2019, que je ne pouvais plus m’y rendre. Mais j’ai pu continuer mon travail d’analyse grâce à des sources fiables, notamment des confrères russes. Le pouvoir poutinien a certes des ambitions de puissance, mais je ne crois pas à une volonté de réinstaller un empire, car les administrations et les services de sécurité ont déjà beaucoup de mal à contrôler les 85 républiques et régions de la Fédération de Russie. Le régime sait qu’il n’a plus les capacités de contrôler les pays de l’ex-Union soviétique, indépendants depuis 1991 et qui ont par ailleurs développé des partenariats et échanges avec l’Union européenne, l’Otan et des pays d’Asie, du Moyen-Orient et d’Amérique latine.

Poutine peut avoir des envies folles, des caprices paranoïaques

Mais Poutine ne tente-t-il pas aujourd’hui de remettre la main sur la Géorgie à travers la loi sur “l’influence étrangère” qui vient d’être définitivement adoptée par le Parlement ?

C’est de la subversion, pas une reconquête. Poutine peut avoir des envies folles, des caprices paranoïaques. Il ne faut pas chercher à rationaliser la guerre insensée menée en Ukraine. Intellectuellement, il peut certes être confortable de voir dans les actions russes un grand plan de reconquête impériale. Mais la Russie est dans l’incapacité politique, militaire et économique de mener un tel projet. Un pays comme la Géorgie est membre de l’ONU et du Conseil de l’Europe depuis trente-trois ans ! L’agression de l’Ukraine ne fait aucun sens.

En revanche, depuis la déroute militaire du printemps 2022, les commandants russes et le Kremlin ont décidé de miser de plus en plus sur la terreur et la désinformation. Pour eux, il est très important de convaincre les Ukrainiens, les Géorgiens et les Européens dans leur ensemble qu’ils ont une ambition gigantesque, et qu’ils ne s’arrêteront pas là. Cela fonctionne d’ailleurs relativement bien jusqu’à présent. Mais c’est simplement une façon de nous terrifier, et de nous faire croire qu’ils peuvent se payer le luxe d’envoyer des centaines de milliers d’hommes supplémentaires à la mort. Alors même qu’ils ont déjà beaucoup de mal à remplacer les troupes mises hors de combat ainsi que les chars et les armements lourds. Pour comprendre le mode de décision du Kremlin, il faut toujours considérer ses réelles capacités économiques, militaires et diplomatiques, et se souvenir qu’il s’agit d’une dictature qui joue sa survie.

Mais l’évolution de la guerre en Ukraine semble aujourd’hui très favorable à la Russie… Etes-vous toujours persuadée, comme vous l’écrivez dans votre livre, qu’il s’agit de “la guerre de trop, celle qui mettra probablement le point final à l’entreprise dévastatrice d’un régime tyrannique” ?

Selon les meilleurs experts américains, européens, ukrainiens et russes, l’armée russe réalise sur la ligne de front du grignotage, mais avec un coût très élevé en matière de vies humaines comme de matériel. Ensuite, il y a de nouvelles batailles, avec l’offensive à Kharkiv, qui a, elle aussi, un coût très lourd pour le Kremlin. Notamment parce que, en provoquant des batailles à la frontière de la Fédération de Russie, les Russes étendent automatiquement la guerre à leur territoire. Depuis une bonne année, l’armée ukrainienne opère des frappes ciblées dans la région de Belgorod, afin de détruire des installations militaires et faire comprendre aux populations frontalières russes qu’elles sont en guerre. Cette avancée russe dans la région de Kharkiv donne l’impression que la Russie est la plus forte, car elle s’accompagne d’attaques de type terroriste contre des bâtiments occupés par des civils, comme cette frappe sur un magasin de bricolage qui n’avait absolument aucun site militaire dans son voisinage. C’est une véritable terreur d’Etat. C’est aussi la reconnaissance de la part de l’état-major russe qu’il n’arrive pas à obtenir ce qu’il veut par le combat traditionnel et qu’il emploie donc des méthodes barbares.

Enfin, il faut souligner que, si la position de la Russie est devenue plus favorable depuis presque un an, c’est parce que les alliés de l’Ukraine ne lui ont pas fourni les armements dont elle a besoin pour résister. Nous avons une grande responsabilité dans cette évolution du rapport de force.

Poutine a limogé Sergueï Choïgou de son poste de ministre de la Défense, et d’autres hauts gradés dans l’armée sont tombés en disgrâce ou été arrêtés. Comment interprétez-vous ces purges ?

L’armée russe n’était pas du tout préparée pour cette agression de l’Ukraine. Souvenez-vous des responsables du Conseil de sécurité convoqués le 21 février 2022, et qui semblaient sous le choc face à un Poutine va-t-en-guerre. Choïgou a déjà failli sauter deux fois, après l’échec de la prise de Kiev, en mars 2022, puis après l’incroyable mutinerie menée par Prigojine et ses mercenaires de Wagner contre une hiérarchie militaire jugée incompétente, en juin 2023. Poutine a fait assassiner Prigojine, mais la mise à plat des graves problèmes au sein du commandement et du ministère de la Défense a été retardée.

Quand un dictateur place son sort entre les mains de près de 3 millions d’hommes en armes – tous les siloviki, les “organes de force” : armée, forces spéciales du FSB et du GRU, garde nationale, gardes-frontières, polices, milices –, il prend un risque. Encore plus si les malversations, la corruption, les violences et l’incompétence à l’intérieur de l’armée sont exposées sur la place publique. Poutine a donc préféré attendre quelques mois après la mutinerie Wagner avant de procéder à une purge. La corruption au sein du ministère de la Défense et de l’état-major est sans doute avérée, mais c’est surtout un prétexte pour ne pas reconnaître publiquement que le commandement militaire n’a pas été au niveau. Choïgou a été ministre de la Défense pendant douze ans. Or cela fait douze ans que les meilleurs spécialistes, comme Andreï Soldatov et Irina Borogan, mettent en avant les faiblesses au sein de son ministère et de l’armée. Le nouveau ministre, Andreï Belooussov, est présenté comme un économiste, mais c’est un bon apparatchik qui sert une dictature guerrière. Il est là pour essayer de mettre un peu d’ordre dans un budget qui ne cesse de gonfler, sans que l’efficacité sur le terrain ne suive. C’est quand même un constat d’échec.

En réalité, la Russie a perdu de plus en plus d’influence

Selon vous, “le processus de défaite d’empire est entré dans sa dernière phase”, avec la prise de distance de pays longtemps dans la sphère d’influence russe, tel le Kazakhstan…

La sphère d’influence russe avait déjà été remise en question au début des années 1990, puisque toutes les républiques post-soviétiques sont devenues indépendantes. Il y a eu trois révolutions de couleur, en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizistan, au début des années 2000. Le message de ces populations était clair : elles en avaient assez de l’ingérence russe. Ensuite, avec la guerre de Géorgie de 2008, Poutine voulait renverser le président Saakachvili, qu’il détestait, et faire de ce pays un Etat à la souveraineté faible, mais il a échoué sur le premier point. On a retrouvé la même obsession avec l’Ukraine en 2014. Poutine n’a jamais reconnu l’élection de Petro Porochenko ni celle de Volodymyr Zelensky, en 2019. Durant toutes ces années, il a essayé de subvertir et dégrader la souveraineté et l’économie de la Géorgie, de la Moldavie et de l’Ukraine. Mais, en réalité, la Russie a perdu de plus en plus d’influence. Elle a certes bombardé la Géorgie, mais elle a perdu les Géorgiens. Elle a fait la guerre au Donbass, mais elle a perdu les Ukrainiens. En Moldavie, il y a aujourd’hui un gouvernement démocratique clairement pro-occidental.

En Asie centrale, des pays comme le Kazakhstan ou le Turkménistan ont exprimé leur incompréhension devant l’agression de l’Ukraine. Lors de réunions multilatérales, des dirigeants ont même appelé à mettre fin à ce conflit. Il est important de réaliser que, plus le Kremlin utilise la violence extrême, les bombardements aveugles, la subversion économique et le soutien à des oligarques comme Bidzina Ivanichvili, en Géorgie, plus il accélère l’indépendance totale de ces pays en alimentant une hostilité antirusse au sein de ces sociétés. La reconquête de l’empire est impossible. Des pays développés comme l’Ukraine et la Moldavie sont déjà pleinement européens, avec des populations à 90 % hostiles à la Russie. L’agression de l’Ukraine est surtout la preuve de la frustration de plus en plus grande de Poutine face à sa perte d’emprise sur ces pays voisins.

Emmanuel Macron est prêt à autoriser l’Ukraine à frapper directement le territoire russe avec des missiles français, après avoir plusieurs fois évoqué l’envoi de troupes occidentales. Qu’en pensez-vous ?

Puisque Poutine ne respecte plus rien, nous-mêmes ne pouvons rien exclure pour renforcer la capacité des Ukrainiens à repousser leur agresseur. J’échange souvent avec des spécialistes et responsables des pays Baltes, de Pologne, d’Allemagne… Nous sommes vraiment à un tournant stratégique, avec des tabous qui se lèvent. Nous, Européens, sommes visés par la Russie, et nous ne pouvons plus exiger que les armes que nous livrons à l’Ukraine n’atteignent pas le territoire russe, dans la mesure où Moscou a fini par ouvrir ce champ de bataille en attaquant la région frontalière de Kharkiv. S’il faut envoyer des hommes, des techniciens, des militaires et peut-être plus, nous devons nous y préparer.

Nous devons soutenir bien plus efficacement les Ukrainiens, et nous le pouvons. N’oublions pas que la dictature russe reçoit certes des armes de la Corée du Nord et de l’Iran, avec l’aide de la Chine, mais elle n’a pas d’alliés institutionnels sûrs, alors que l’Ukraine a près de 40 pays partenaires, dont les 32 membres de l’Otan. Cela paraît aberrant que l’Ukraine ne puisse pas améliorer sa position dans le rapport de force avec l’armée russe. Après avoir longtemps tergiversé face à Poutine, Emmanuel Macron a raison de vouloir faire évoluer les esprits et la stratégie. Il faut maintenant que tous les décideurs politiques en Europe comprennent que nous sommes vraiment en position de force, à condition de ne pas tomber dans le piège de la subversion russe, qui consiste à nous faire peur et à nous faire croire qu’on pourrait contenir le dictateur en laissant les Ukrainiens s’affaiblir.




Source
Exit mobile version

..........................%%%...*...........................................$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$--------------------.....