*.*.*.

“Neuf mois”, de Philippe Garnier : un tribut dense de vie qui vous brûle les doigts


Neuf mois, c’est le temps qu’aura mis un cancer de l’estomac à emporter Elizabeth Stromme, l’épouse de Philippe Garnier, à 59 ans. Dix-huit ans, c’est le temps qui se sera écoulé entre sa disparition et le récit qui en est fait ici. Premier temps (“la drôle de mort”), la chronique des derniers jours, dans une maison en rondins prêtée par une amie, quelque part entre lacs et forêts dans le comté de Sonoma. Elizabeth Stromme a choisi de ne pas traiter son cancer. Elle a aussi voulu en décider le terme, en cessant de s’alimenter. Etrange routine des jours derniers, alors, suspendus entre cette mort certaine qui approche sans se cacher et l’éblouissement d’un hiver californien. Crépuscule dans un paysage de nature vibrant au soleil.

Deuxième temps (“la drôle de vie”), les souvenirs de leur vie commune, commencée aux lisières de l’âge adulte. Bohème, virées improbables. Mémoires de paysages et de bars du bout du monde. Elle : pulsion de vie, et cette tête brûlée qui nourrira avec le temps un activisme résolu dont l’agrobusiness sera l’ultime cible, dans des romans arrachés à l’indifférence des éditeurs et agents américains. Lignes étonnantes décrivant son combat écologique reposant finalement sur un éloge du jardin et du jardinage comme recours ultime contre la dévastation du monde, où la morale personnelle dépasse l’enjeu politique.Lui, constamment bousculé par cette figure droite et ardente dans sa pente vers le pococurantisme, éberlué d’amour et parfois griffé par lui – rapportant cette formule qui au fond éperdue et qui semble s’être gravée en lui : “je n’ai jamais été aussi malheureuse que depuis que je t’aime”…

Il n’a jamais été besoin d’être un érudit du rock, de la littérature, du cinéma américains pour suivre Philippe Garnier dans ses pérégrinations. Il a toujours suffi d’adopter le rythme un peu traînant de son pas et de ne pas trop croire à sa désinvolture faite pour éloigner les gêneurs. Sous la paupière lourde, l’œil captait des détails connus de personne, campant avec ça des silhouettes saisissantes. Bien sûr, derrière les rockers fracassés, les écrivains en disgrâce, les journalistes oubliés ou les scénaristes cramés, on devinait bien le visage de Garnier lui-même ; mais il se cachait derrière ces mille doubles, et nous guidait dans leurs lieux, leurs secrets mal gardés, avec une discrétion parfaite et entièrement désembourgeoisée. Quand il s’est agi de raconter un peu son propre parcours dans Les Coins coupés, c’était pour mieux aligner une galerie de portraits qui ne seraient pas le sien, lui-même s’inventant un double déglingué.

“Un tribut à la femme dont j’ai toujours cru tout savoir”

N’ayant jamais été qu’un simple lecteur de Garnier, je me suis parfois demandé s’il vivait dans une mansion sur Beverly Hills léguée par une vieille star flattée d’être redécouverte, ou dans une caravane posée en bord de falaise à Point Dume. Cette fois, pas de mystères. C’est bien de sa femme et de lui qu’il parle, sans masques. Cet œil qui depuis pas mal de temps a appris à saisir le défaut de la cuirasse dans les extravagances d’idoles déchues scrute cette fois le corps malade de sa femme, son souffle la nuit, ses manies ultimes, et puis ce qui reste de désir. Une douleur sourde parcourt tout cela, jamais vraiment avouée, ou vraiment analysée. C’est comme un battement de tempes. La tendresse non plus ne se dit pas crûment, mais elle éclate en fragments incroyablement lumineux et parfois tristement grisâtres. Effet du temps passé peut-être entre la disparition et son récit, tout est décanté au maximum. Pas de vague à l’âme sentimental, plutôt un regard qui est à la fois au plus près et à distance, témoin de soi-même.

Délibérément, tout n’est pas toujours glorieux, qu’importe : la chronique de ce chemin vers la mort nous épargne le pensum métaphysique, et aligne les tessons de vie – la visite aux beaux-parents, les rires, les bars louches et les parties de billard, les citrons proliférant parmi les éboulis de la terrasse, les carnets noircis, les orages sans pluie, telle baignade absurde dans le Mississippi, les soleils et les errances, les silences de grâce, les cheveux blonds en cascade et puis le deuil sec, l’irréalité de tout ça – vraiment pas “drôle” du tout, et que ce livre seul à la fin a peut-être permis d’agripper. “J’écris (ce livre) non pour me faire pardonner, ni pour la faire revivre, mais plutôt comme un tribut à la femme dont j’ai toujours cru tout savoir, et qui m’a surpris jusqu’au bout”. De là un “tribut” dense de vie, de toute une vie, de toute la vie, et qui vous brûle bien les doigts.

Neuf mois, par Philippe Garnier. L’Olivier, 135 p., 17,50 €.




Source
Exit mobile version

..........................%%%...*...........................................$$$$$$$$$$$$$$$$$$$$--------------------.....