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Paul Seabright : “Au niveau mondial, le christianisme n’est pas en déclin face à l’islam”


“Les religions sont des entreprises”, assure-t-il. Dans le très original The Divine Economy (Princeton University Press), qui vient de paraître en anglais, Paul Seabright analyse les religions sous l’angle économique. Cet athée tente de comprendre comment les grandes croyances globalisées, à commencer par le christianisme et l’islam, continuent de séduire autant de personnes dans le monde moderne, en dépit d’une perte de parts de marché en Occident. Pour l’économiste et professeur à la Toulouse School of Economics, c’est avant tout parce que les religions ont su s’adapter au monde moderne et aux avancées de la science en devenant des plateformes qui réunissent des communautés, proposent des services matériels comme spirituels et fournissent un sens à la vie.

Dans un grand entretien accordé à L’Express, Paul Seabright explique pourquoi le christianisme n’est, au niveau mondial, pas en perte de vitesse face à l’islam. En revanche, il estime que la structure de l’Eglise catholique n’est plus adaptée au XXIe siècle. L’économiste annonce aussi que l’instrumentalisation par Vladimir Poutine de l’Eglise orthodoxe russe pourrait se retourner contre cette dernière, tout comme l’islam est en recul en Iran, alors même que le régime est une théocratie. Entretien.

Comment se portent aujourd’hui les religions au niveau mondial ? En Europe et Amérique du Nord, elles semblent en déclin…

Paul Seabright La part du christianisme a effectivement décliné dans les pays occidentaux. Mais même en Europe, la situation est très hétérogène. Dans des pays comme l’Irlande ou l’Espagne, l’Eglise catholique a chuté de manière spectaculaire pour des raisons politiques. En Espagne, l’Eglise était associée au régime de Franco, et les Espagnols ne veulent aujourd’hui plus qu’elle domine leur vie comme leurs choix privés. Mais en même temps, ils restent culturellement très catholiques.

A l’inverse, en Pologne, la religiosité de la population s’est envolée à partir des années 1980-1990, parce que l’Eglise catholique, plutôt que de se laisser instrumentaliser par le régime communiste, a résisté et défendu la population contre la répression. Cela a entraîné une flambée de religiosité, même chez des personnes pas forcément très conservatrices. Mais, ensuite, la droite conservatrice s’est emparée de cette légitimité religieuse à des fins politiques. Aujourd’hui, dans ce pays, on commence à voir une nouvelle baisse de la religion catholique du fait de cette instrumentalisation par le PiS, longtemps au pouvoir. En Russie aussi, avec le patriarche Kirill qui défend la guerre et la propagande de Poutine, on pourrait assister à un contrecoup pour l’Eglise orthodoxe. Mais dans d’autres pays de l’Europe de l’Est, il y a eu une augmentation des niveaux de religiosité. En Allemagne ou au Royaume-Uni, le christianisme a certes fortement décliné, mais aujourd’hui, la situation est plutôt stable.

Mais aux Etats-Unis, les “nones”, les gens sans religion, ont explosé, représentant un peu moins d’un tiers de la population. En même temps, les évangéliques figurent parmi les plus fervents soutiens de Donald Trump…

Il n’y a pas que les Eglises évangéliques. L’Eglise catholique s’est aussi laissé instrumentaliser politiquement. A la Cour suprême, 6 juges sur 9 sont catholiques, et ils ne se sont pas retenus pour émettre des jugements conformes aux enseignements de l’Eglise catholique. Une partie du paysage politique aux Etats-Unis a capté cette religion à des fins politiques. Et je pense que cela coûtera très cher à l’Eglise, qui souffre déjà d’un problème de légitimité à cause des abus sexuels.

Paradoxalement, ces abus ont été révélés plus facilement au sein de l’Eglise catholique que dans les Eglises protestantes ou au sein des mouvements musulmans, bouddhistes ou hindous, alors qu’on a beaucoup de raisons de penser qu’il y a tout autant d’abus. Mais ces révélations se font plus facilement dans une très grande Eglise que dans des plus petites structures éparpillées. L’Eglise catholique a également réagi plus rapidement que d’autres institutions religieuses, en faisant des rapports comme en France. Cela donne l’impression que la situation y est pire, alors que tous les mouvements religieux sont concernés, comme d’ailleurs beaucoup d’autres institutions culturelles.

Peut-être assisterons-nous à un nouveau schisme au sein de l’Eglise catholique

Vous contestez l’idée en vogue d’un christianisme en déclin face à un islam en plein essor. Au niveau mondial, les deux “marques” se portent bien…

Ceux qui se plaignent d’un déclin du christianisme réfléchissent en termes de part de marché, en se basant sur le pourcentage de la population mondiale qui, dans les recensements, se déclare chrétienne. La part des chrétiens autoproclamés dans la population mondiale est effectivement passée de 35 % en 1900 à 32 % en 2020, alors que celle des musulmans a doublé, de 12 % en 1900 à 24 % en 2020. Mais il faut aussi prendre en compte les dynamiques démographiques. Au début du XIXe siècle, le christianisme se concentrait dans des régions du monde, notamment l’Europe, destinées à croître très lentement, car elles avaient déjà entamé leur transition démographique. Alors que d’autres régions avaient alors encore une croissance démographique bien plus forte. En Asie, il n’y avait que 2,3 % de chrétiens au début du XXe siècle, mais cela a plus que triplé depuis (8 %).

On oublie aussi que 80 % des musulmans dans le monde ne sont pas arabes. Les pays musulmans les plus importants en termes de populations sont l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan ou le Bangladesh. Le nombre de musulmans a crû dans le monde en grande partie à cause de la vigueur démographique de ces Etats, mais aujourd’hui, leurs taux de fécondité sont aussi en forte baisse. En revanche, en Afrique, le nombre de chrétiens a augmenté de manière spectaculaire, passant de 9 % en 1900 jusqu’à 49 % en 2020. Or c’est devenu le continent avec la plus forte croissance démographique, alors qu’en 1900, l’Afrique avait une population modeste par rapport au reste du monde.

L’apparence d’un déclin du christianisme provient majoritairement de causes démographiques qui ne sont pas pérennes. Dans un pays musulman comme l’Iran, la natalité a baissé plus rapidement qu’en Chine, avec aujourd’hui 1,7 enfant par femme, alors même que les mollahs tentent de persuader les femmes d’avoir plus d’enfants. Cette panique démographique sur le plan religieux, brandie par les conservateurs occidentaux, ne tient donc pas. Au niveau mondial, le christianisme est en très bonne santé, au moins en termes de part de marché. D’autant plus qu’en dehors de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord, les chrétiens déclarent dans les sondages que la religion joue un rôle important dans leur vie.

Vous rappelez que l’imprimerie a permis, à partir du XVIe siècle, l’essor des mouvements protestants qui ont contesté le monopole de l’Eglise catholique. Aujourd’hui, le catholicisme, centré autour du Vatican et avec une théologie rigide, risque-t-il de subir une nouvelle érosion du fait de la révolution numérique ?

Ce n’est pas l’aspect centralisé de l’Eglise catholique qui pose problème, mais le fait que sa hiérarchie soit finalement très plate. Il y a bien sûr des grades (cardinal, évêque…) mais la structure d’autorité au sein de l’Eglise est limitée. Même pour 1,3 milliard de fidèles, vous n’avez que quatre niveaux – les fidèles, les curés/prêtres, les évêques, et puis le pape. Ce qui signifie qu’il est impossible pour ce dernier, chef de l’Eglise, de prendre en compte tout ce qui se passe au sein de son institution. Dès les débuts du christianisme, il y a eu des christianismes locaux qui s’autogéraient plus ou moins bien. Sur le plan théorique, l’Eglise pouvait avoir une doctrine apparemment rigide, mais la mise en œuvre de cette doctrine variait énormément entre les courants et les régions du monde. Même en ce qui concerne le célibat des prêtres, il y a eu pendant des siècles des prêtres mariés. Au IXe siècle, le pape Adrien II était par exemple marié.

Il y a ainsi une tension permanente entre une doctrine catholique très rigide, et un quotidien beaucoup plus souple. Aujourd’hui, on reproche au pape François de n’être pas assez intervenu au sujet des évêques qui ont refusé d’enquêter sur les abus sexuels des prêtres. Mais aucun pape n’a jamais eu les ressources pour savoir tout ce qui se passe dans toutes les églises du monde catholique. Je ne défends pas le pape, mais la structure de l’Eglise est très mal adaptée à une surveillance des abus de pouvoir qui peuvent avoir lieu entre les prêtres et les fidèles. Cela a toujours été le cas. Simplement, et c’est fort heureux, les réseaux sociaux ne permettent plus à l’Eglise de se taire à ce sujet.

Ce modèle d’autorité très plat, malgré tout ce qui peut être prononcé par les autorités centrales du Vatican au niveau doctrinal, ne me semble ainsi plus adapté à notre époque. Quelle structure lui succédera-t-elle ? Je ne sais pas. Peut-être assisterons-nous à un nouveau schisme, ou à une réforme radicale de l’Eglise. Mais ce qui est clair, c’est que la structure devra évoluer au XXIe siècle.

L’éducation, les progrès scientifiques ou l’émancipation des femmes semblent favorables à la sécularisation. Comment les religions ont-elles réussi à s’adapter dans ce contexte ?

Dans le livre, je donne l’exemple des Polynésiens de Tikopia, dans les îles Salomon. Traditionnellement, quand ils devaient réparer un canoë, ils procédaient à une cérémonie pour que des dieux de la pêche, censés résider dans le canoë, cèdent leur place pour qu’un dieu anguille, situé lui dans les outils, puisse faire son travail. Ces récits surnaturels sont charmants, mais désormais, quand on a besoin de réparer une embarcation, on fait appel à un mécanicien ou un ingénieur.

Si la religion n’avait pas changé face aux évolutions de notre conception du monde qui nous entoure et aux avancées de la science, elle serait en perte de vitesse. Mais tout semble montrer que la religion se soit adaptée. Notamment, et c’est la thèse de mon livre, parce que les institutions de nos sociétés modernes n’arrivent pas à fournir à l’immense majorité de la population le sentiment d’appartenir à une communauté, qui non seulement fournit des biens et services matériels, mais aussi un récit sur notre place dans l’univers comme sur nos souffrances ou nos échecs… Les mouvements religieux ont su s’adapter en fournissant un bouquet de services à la fois matériels, spirituels, psychologiques et narratifs. Et ils savent très bien utiliser les outils modernes numériques.

Certaines personnes, comme moi qui suis athée, n’ont pas besoin de ces services. Mais je comprends très bien pourquoi d’autres y ont recours. Dans les sociétés qui résistent à l’instrumentalisation de la religion par la politique, on retrouve en général entre deux tiers et trois quarts de la population qui vont toujours avoir besoin des consolations et des joies de la religion, alors que ceux qui s’en passent restent entre 25 et 30 %.

Seuls 40 % des Iraniens vont au moins une fois par mois à la mosquée

Si les religions continuent de prospérer dans le monde moderne, ce serait donc avant tout parce qu’elles incarnent des plateformes…

Quand on regarde la place de la religion dans le monde antique, ou dans les communautés traditionnelles en Asie, Afrique ou Amérique latine, on constate qu’il s’agit de religions locales, avec des divinités de la forêt, de la rivière ou de la montagne. Autrement dit, ces mouvements sont adaptés à une communauté stable. Mais avec les grandes migrations et l’exode rural, les personnes ont eu besoin de remplacer la communauté qu’elles avaient quittée. Or c’est ce que proposent justement les grandes religions comme le christianisme, l’islam ou le bouddhisme. Elles offrent leurs services dans toutes les métropoles de la planète, en “vendant” un accueil humain et un soutien. Des associations ou des ONG peuvent aussi jouer ce rôle, mais il est très rare que celles-ci proposent également des rituels, un réseau de personnes dans lequel on peut trouver un mari ou une femme, ainsi qu’un grand récit expliquant pourquoi la condition humaine est si difficile.

Les religions ont par ailleurs des stratégies différenciées, même en leur sein. En Afrique, il peut y avoir une tension entre des mosquées salafistes très rigides, et d’autres beaucoup plus souples, qui n’empêchent pas de voir des praticiens traditionnels. Mais il y a de la place pour tout le monde. L’idée de la religion comme plateforme, c’est vraiment la création d’une communauté dans laquelle les membres ne sont pas simplement des consommateurs, comme ce que proposent les entreprises classiques, mais aussi des contributeurs. La vraie ressource des communautés religieuses, ce sont leurs membres.

Pourquoi l’instrumentalisation de la religion par le pouvoir politique finit-elle souvent par être néfaste à la religion en question ? En Iran, par exemple, on observe un fossé grandissant entre la théocratie islamique et la société…

Si on pense que la religion se réduit à une doctrine, on peut se dire qu’il est facile pour le pouvoir politique d’instrumentaliser cette doctrine, surtout si celle-ci s’avère très abstraite. Mais si on considère que la religion est plutôt une construction de communauté, cela change la donne. Car quand des dirigeants ou des régimes instrumentalisent une religion, cela signifie que seules les personnes qui sont de leur bord politique seraient des membres légitimes de cette religion, ce qui écarte le reste de la population. L’Eglise catholique espagnole a ainsi fini par payer le fait d’avoir, sans honte, pris la défense du régime de Franco.

Quand un régime qui s’appuie sur une religion perd de sa légitimité, la religion en subit aussi les conséquences. Pour l’Iran, il est difficile d’avoir des chiffres fiables puisqu’il s’agit d’un régime répressif, mais il est certain que les Iraniens se rendent de moins en moins dans les mosquées. Seuls 40 % d’entre eux y vont au moins une fois par mois, ce qui signifie que ce n’est pas une population fervente dans sa défense de l’islam. La population n’est pas dupe, et voit par exemple que le voile, qui n’est pas directement évoqué dans le Coran, est utilisé par le régime à des fins politiques. On peut être un bon musulman et ne pas partager les interprétations politiques faites par ce régime islamique.

Mais de nombreux dirigeants autoritaires, d’Erdogan à Poutine en passant par Modi, s’appuient aujourd’hui sur la religion…

Je ne sais pas quelle sera l’issue de la guerre en Ukraine. Mais il est presque certain que l’Eglise orthodoxe ukrainienne gagnera en légitimité, tandis que celle en Russie subira une baisse. Quand vous avez des centaines de milliers de jeunes Russes jetés dans l’hécatombe pour assouvir les fantasmes d’un homme à la tête du régime, une partie de la population finira par questionner sa confiance dans des leaders religieux qui se sont transformés en porte-parole de ce régime, même si cela prendra sans doute du temps. D’autant plus que Poutine lui-même n’a jamais été très pratiquant. Il s’est servi de l’Eglise orthodoxe pour des raisons bassement politiques.

En ce qui concerne Erdogan, personne ne doute de sa pratique religieuse personnelle. Mais il a instrumentalisé l’islam pour séduire une partie de la population turque opposée à l’Etat laïc hérité d’Atatürk. On a d’ailleurs vu que son parti conservateur a subi un revers lors des dernières élections municipales. Si Erdogan continue à utiliser de la sorte la religion pour ses campagnes politiques, la délégitimation viendra inévitablement…

Il y a aussi un paradoxe de genre : les femmes sont généralement plus religieuses, mais les leaders religieux restent très majoritairement des hommes…

En 2016, une étude du Pew Research Center a montré qu’au niveau mondial, les femmes dans le monde se rendaient plus souvent aux services religieux ou priaient plus que les hommes. Par exemple, 83,4 % des femmes s’identifiaient à un groupe religieux, contre 79,9 % pour les hommes. Mais c’est surtout le christianisme qui est marqué par ce phénomène, avec une plus grande religiosité des femmes. C’est sans doute dû aux caractéristiques historiques de cette religion. Dès les premiers siècles de l’Empire romain, les convertis au christianisme étaient de manière disproportionnée des femmes et des esclaves. C’était la religion des faibles. L’une des raisons, c’est que le christianisme prône une moralité, notamment sexuelle, imposant des restrictions aux hommes. Alors que dans l’éthique du monde antique, les hommes étaient les empereurs de leur ménage, ayant le droit de faire ce qu’ils voulaient avec les femmes, les enfants ou les esclaves.

Aujourd’hui, beaucoup de gens ne comprennent pas pourquoi autant de femmes membres des Eglises évangéliques américaines acceptent que ces mouvements puissent prôner un rôle de subordonné pour les femmes. Comment peut-on soutenir ce rôle de soumission ? Mais en réalité, c’est plus complexe. Les Eglises évangéliques font de l’homme un chef de sa famille, mais cela implique aussi des devoirs, non pas que des droits. L’homme a le devoir de protéger sa femme, de s’occuper de ses enfants, et de fournir à sa famille les moyens pour survivre et prospérer. Aux Etats-Unis, pays marqué par une épidémie de divorces et de dissolutions familiales, des femmes acceptent ainsi que l’homme soit le chef de la famille, à condition qu’il respecte ses devoirs. Beaucoup de femmes au sein des Eglises évangéliques se sentent soutenues par des structures qui prônent une forme de moralité pour des hommes qu’elles estiment irresponsables. En France, cela peut bien sûr vous paraître comme très démodé…




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