4 000 fausses alertes à la bombe sèment la panique dans les écoles lituaniennes ; un mystérieux incendie dévaste l’un des plus grands centres commerciaux de Pologne ; l’ancre d’un porte-conteneurs met à l’arrêt un pipeline reliant l’Estonie à la Finlande ; à Strasbourg, une eurodéputée lettonne entretient une correspondance avec le FSB, tandis qu’à Paris, trois individus déposent en plein jour des faux cercueils au pied de la tour Eiffel, couverts d’une banderole “Soldats français de l’Ukraine”.
Bienvenue en Europe, cible de toutes les ingérences étrangères. “J’ai longtemps tenu la liste de toutes ces manœuvres, qui vont de la désinformation classique au sabotage en règle. Mais aujourd’hui il y en a trop, je n’arrive plus à les recenser !” se désespère Nathalie Loiseau, présidente (Renew) de la sous-commission sécurité et défense au Parlement européen.
“Drôle de guerre”
Russie, Chine, Iran, Qatar, Turquie, Azerbaïdjan… De plus en plus d’Etats mènent sur le Vieux Continent un conflit qui ne dit pas son nom. “Nous sommes dans une drôle de guerre, où l’attribution de tous ces actes est quasiment impossible”, constate Franck De Cloquement, expert en intelligence stratégique. Derrière ces attaques, le même dessein : affaiblir l’Europe démocratique que ces Etats autoritaires abhorrent et cherchent, par tous les moyens, à déstabiliser.
Quel meilleur moment que les élections européennes ? Du 6 au 9 juin, 50 millions de citoyens choisissent les 720 prochains eurodéputés. De Vilnius à Paris, les services secrets sont sur les dents. “On redoute une offensive d’ampleur pendant le scrutin, glisse une source gouvernementale française. Personne n’a oublié les législatives slovaques, fin 2023…” Juste avant l’ouverture des bureaux de vote, un pseudo-enregistrement du candidat centriste, Michal Simecka, fuite sur les réseaux sociaux. Il y raconte comment il va manipuler les votes pour gagner. Un “fake” publié en pleine période de réserve. Impossible, donc, de le démentir. Au lendemain du scrutin, remporté par le populiste prorusse Robert Fico, la Commissaire européenne à la transparence, Vera Jourova, évoque une “vague de désinformation sans précédent […] de l’extrême droite, mais aussi de sources pro-Kremlin”.
Tensions sociales attisées
Depuis la guerre en Ukraine, “on note clairement une hausse d’intensité de ces agressions”, s’inquiète la députée Constance Le Grip (Renaissance), à l’origine d’une loi sur les ingérences étrangères,en cours d’adoption. “Les attaques sont de plus en plus sophistiquées, complète cette spécialiste, très au fait des modes opératoires russes. Elles attisent les tensions sociales et les fractures nationales.” En évoquant par exemple le passé colonial français. Ou en montant des opérations dans le “monde physique” avant de les amplifier sur les réseaux sociaux, telles les mains rouges taguées sur le mur des Justes du Mémorial de la Shoah, le 14 mai.
La fermeture, en Europe, des médias d’Etat RT et Sputnik et l’expulsion de centaines d’espions n’a pas eu l’effet espéré. “Au contraire, ces mesures ont incité le Kremlin à innover dans sa manière de collecter des informations sur nos sociétés”, observe Elisabeth Braw, chercheuse associée à l’Atlantic Council. Comme cette méthode de recrutement repérée par Vilmantas Vitkauskas, patron du Centre national de gestion de crise, en Lituanie : “Sur Telegram, les services russes ciblent des groupes de discussion où s’exprime une certaine méfiance à l’égard des gouvernements locaux et proposent de l’argent contre des actions ciblées, comme des incendies. Des actes payés en crypto-monnaies entre 20 euros et 50 000 euros. Pour nos services, il est compliqué d’intervenir car il s’agit souvent de profils insoupçonnables, sans aucun antécédent judiciaire”. “Le renseignement militaire russe est de plus en plus plus stalinien dans l’approche, la culture et la méthode, en renouant avec les ‘mesures actives'” ajoute le journaliste d’investigation en exil Andrei Soldatov, fondateur du site d’information indépendant Agentura.ru.
“Les puissances étrangères accentuent leur pression”
Face à ces offensives tous azimuts, l’Europe n’est pas à la hauteur. “Nous avons demandé la création, à Bruxelles, d’une direction du contre-espionnage, en vain”, regrette Nathalie Loiseau, pour qui le problème vient aussi “de la difficulté à coordonner 27 services de renseignement, dont certains présentent de vraies failles de sécurité”. Selon nos informations, la création d’un poste de commissaire chargé des questions de sécurité serait en discussion à Bruxelles… mais pas avant l’arrivée de la prochaine Commission, fin 2024 !
D’ici là, les termites russes, chinois ou qataris auront sapé un peu plus la maison Europe. Et pas seulement ses fondements politiques et sociétaux, mais aussi le socle de sa puissance, l’économie. Là encore, les Européens peinent à prendre la mesure de la menace. “Vol de propriété intellectuelle, prise de contrôle de secteurs stratégiques… Les puissances étrangères accentuent leur pression, alerte Jérémie Gallon, avocat et spécialiste des questions européennes. Leur but est clair : dépecer l’Europe, dégrader sa capacité d’innovation pour l’empêcher de devenir un acteur économique majeur. En face, nous restons dans le déni, incapables de nous coordonner. Il est urgent de se doter, à Bruxelles, d’une agence consacrée à la sécurité économique.”
Bref, l’heure est grave. “Organisons la riposte ! s’exclame Constance Le Grip. A la différence des pays Baltes, qui ont développé un ‘fighting spirit’ collectif, la prise de conscience de la population est, chez nous, trop faible. Il faut, à côté de l’Etat, créer un front citoyen, d’autant que le risque va s’accroître, avec des attaques de plus en plus sophistiquées, à grand renfort d’intelligence artificielle.” Au Quai d’Orsay, le sujet est dans toutes les têtes. A peine nommé, Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de l’Europe, a appelé le 20 février à la création d’un “bouclier démocratique” européen, formule reprise depuis par la cheffe de la Commission, Ursula von der Leyen. Il n’est jamais trop tard.
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