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Thomas Bauer : “L’individualisme égocentrique est de plus en plus éloigné des valeurs de la démocratie”


Tandis que l’époque prône la diversité, serions-nous, en réalité, de plus en plus recroquevillés sur nos certitudes et notre petite personne ? C’est la thèse de Thomas Bauer qui dans son livre “Vers un monde univoque” (Les éditions L’échappée) met en garde contre un monde où la nuance, l’ambivalence n’ont plus droit de cité. Dans le même temps, l’individu prend l’ascendant sur le collectif. Le “moi” devient primordial, il compte plus que tout. “Cela se traduit par les deux grands maux politiques de notre époque : le populisme et le désintérêt généralisé pour la politique et la communauté en général”, alerte Bauer. Entretien.

L’Express : Quelle lecture faites-vous des résultats des élections européennes ?

Thomas Bauer : Les résultats sont intéressants. Le désastre des Verts allemands est notamment dû à l’idéologisation du parti, qui a souvent donné l’impression que la politique identitaire était plus importante pour lui que la politique des transports, par exemple. A cela s’est ajouté un autre facteur négatif : les gens ne veulent pas d’un gouvernement divisé, ils veulent de la clarté, et tous les partis de cette coalition divisée ont donc obtenu de mauvais résultats. En France, le fait que le président n’ait pas de majorité stable à l’Assemblée nationale a sans doute également joué un rôle, ce qu’il souhaite désormais corriger. Enfin, les partis nationalistes populaires ont gagné partout, élus par des personnes qui ne sont pas particulièrement solidaires de leurs concitoyens, mais qui voient le peuple comme une sorte d’extension de leur propre moi, qui leur garantit clarté et pureté.

En effet, lors de ces élections, le chant de la raison a montré qu’il peinait à combattre les sirènes du populisme. De quoi est-ce le symptôme ?

De nombreux bouleversements contemporains, notamment la montée des populismes, dissimulent un recul croissant de la tolérance à l’ambiguïté, c’est-à-dire de la capacité à supporter les contradictions, le vague et la complexité excessive. Ce phénomène est le fruit d’une longue histoire. L’évitement de l’ambiguïté – source de stress psychologique – et la quête d’univocité ont beau être profondément ancrés dans la nature humaine, les différentes cultures ont appris à s’accommoder de l’ambivalence car, sans tolérance à cette dernière, il devient impossible de vivre ensemble dans des sociétés complexes. J’ai décrit ce mécanisme pour les cultures islamiques prémodernes, où la tolérance à l’ambiguïté ne s’est effondrée de manière drastique que dans la seconde moitié du XIXe siècle pour laisser place à l’idéologisation. En Europe, la situation n’était guère différente au Moyen Age : les scolastiques représentaient un modèle de tolérance à l’ambiguïté. La Réforme et les guerres de religion y ont mis fin. Par la suite, une culture de l’ambiguïté s’est certes à nouveau développée à l’époque baroque, mais des philosophes ont voulu mettre un terme définitif à la confusion qui s’était manifestée lors des guerres de religion et ont cru pouvoir créer un monde entièrement fondé sur la raison, dans lequel tout fonctionne selon des lois quasiment mathématiques et où les ambiguïtés sont abolies. Mais c’est une erreur : partout où l’on rase l’équivoque à grands frais, de nombreuses incertitudes repoussent aussitôt.

C’est ce à quoi ont été confrontées les grandes idéologies du XIXe siècle, finalement la technicisation et la bureaucratisation de la modernité ont permis à une mentalité intolérante à l’ambiguïté de se développer. Les troubles engendrés par les scissions et oppositions religieuses, que l’on a tenté de surmonter par la recherche de l’univocité, ont conduit à une multiplication de ces troubles et débouché sur les catastrophes du XXe siècle. Et là encore, on a cru que la création d’un monde univoque permettrait de surmonter ces dernières et d’empêcher les affrontements futurs.

Les idéologies ont certes persisté, mais le repli dans la sphère privée a été plus fort. La société s’est vue délaissée au profit de l’individu. Le moi est devenu la dernière instance de vérité à laquelle on pensait pouvoir faire confiance sans condition. Après la Seconde Guerre mondiale, la démocratie offrait la possibilité bienvenue de pouvoir, a minima, vivre ensemble en paix. Mais l’individualisme égocentrique, qui avait enflé entre-temps et qui a pour particularité d’être fondamentalement asocial, est devenu de plus en plus éloigné des valeurs de la démocratie. Cela se traduit par les deux grands maux politiques de notre époque : le populisme et le désintérêt généralisé pour la politique et la communauté en général.

Les politiques qui revendiquent, à l’instar d’Edouard Philippe, un attachement viscéral à la nuance, n’appartiennent-ils pas au “monde d’hier” ?

Les philosophes des Lumières rêvaient d’un monde raisonnable et sans contradictions et plaçaient leurs espoirs dans le despote éclairé. Le rêve ne s’est pas réalisé et, en réaction, la démocratie a pu s’imposer dans certaines parties de l’Europe au cours d’une histoire sanglante, une forme d’Etat désordonné qui dépend de l’acceptation des contradictions et des ambivalences. Si un homme politique sensible à la nuance appartient au passé, alors la démocratie dans son ensemble appartient également au passé et nous verrons surgir des Etats dans lesquels le retour de l’absolutisme sera souhaité.

Quelle attitude et quels mots adopter face à Jordan Bardella et Marine Le Pen dont le discours sur l’autorité, l’immigration, la sécurité, le pouvoir d’achat… est d’une simplicité déroutante ?

Pour ne pas se retrouver sur le même plan, il faudra continuer à argumenter de manière différenciée. Mais il faut se garder de tomber dans le piège de l’idéologisation. On ne pourra pas lutter contre le populisme si l’on tente de lui opposer une autre vision du monde propre et fermée, qui s’accompagne, en prime, d’une exigence excessive de moralité. Cela ne conduit qu’à des réactions boudeuses, comme on l’observe très bien dans les débats sur le genre. Ici, on exige de toutes parts beaucoup d’univocité, que le genre lui-mêmene peut pourtant pas offrir. Si en plus, la langue doit être modifiée de manière “genrée” parce que cela correspond à un certain concept idéologique, on heurte inutilement ceux qui aiment leur langue et ne veulent pas la voir déformée – ils seront plus nombreux en France qu’en Allemagne – et, on risque, in fine, de les pousser dans le mauvais camp.

Vous observez que nos sociétés sont contaminées par ce que vous appelez “le virus de l’authenticité” qui n’est pas synonyme de sincérité – l’exemple de Trump est à ce sujet très frappant. Pensez-vous que le pouvoir laissé dans nos systèmes politiques aux purs techniciens, combiné à la déconnexion d’une partie des élites, a pu engendrer cette quête maladive de “l’authenticité” ?

L’origine du culte de l’authenticité réside sans doute dans la recherche d’une instance qui laisse derrière elle les ambiguïtés du monde. Or, les institutions de la société appartiennent à notre monde, elles sont donc par essence contaminées par des confusions et des erreurs, et les valeurs qu’elles véhiculent sont complexes et non dénuées de contradictions. On cherche donc refuge dans ce que l’on appelle le “vrai moi”. Or, cela n’existe pas, car le moi est lui aussi un produit façonné en partie par la société. Néanmoins, une conviction s’est imposée : il suffirait d’être à l’écoute de son moi pour trouver la meilleure solution “pour moi”. On a même généralisé et transformé cette croyance en une loi morale générale : l’injonction “sois qui tu es !” ne peut être valable uniquement pour moi, mais doit l’être pour tous.

Trump séduit ses partisans, non pas parce qu’il ne ment pas mais parce qu’il est un menteur authentique : cela fait partie de sa personnalité

Il en résulte à présent cette morale nouvelle qui considère l’autodétermination et l’épanouissement personnel comme les seuls critères et qui rejette avec indignation tout ce qui apparaît comme une contrainte sociale ou religieuse. Cela débouche sur une éthique souvent plus intolérante que l’ancienne. Ce qui rend son propre moi plus supportable pour les autres, comme la politesse, les convenances, une mise soignée, n’est plus compris. L’engagement social diminue également. Non seulement les jeunes s’engagent moins dans les partis politiques, mais ils sont aussi de moins en moins nombreux à devenir pompiers volontaires ou à donner de leur temps à un club de sport.

En politique également, on veut voir des personnalités “authentiques”, ce qui, en réalité, paraît impossible car il s’agit d’un métier qui exige de la diplomatie – tout dire franchement n’est pas toujours possible –, une disposition au compromis, souvent, un peu de dissimulation, sans oublier une véritable empathie. Les responsables politiques des partis établis, souvent perçus comme des technocrates froids et des carriéristes ambitieux, qui jouent parfois habilement cette partition, ne peuvent pas répondre au désir d’authenticité. C’est ainsi que des politiciens comme Trump séduisent leurs partisans, non pas parce que Trump ne ment pas mais parce qu’il est un menteur authentique : cela fait partie de sa personnalité, ainsi beaucoup ne lui en tiennent pas rigueur.

La quête effrénée de l’authenticité n’est-elle pas le mal nécessaire pour que les responsables politiques renouent avec un discours plus humble, c’est-à-dire un discours qui abandonne les grandes promesses et privilégient celles qui peuvent se traduire par des actes ?

Les questions liées au genre sont très polarisantes. Elles dissimulent des visions du monde différentes qui se rencontrent, se croisent difficilement ; par conséquent, les débats sur ces sujets dans un forum démocratique ne mènent souvent à rien. En revanche, tout le monde souhaite profiter d’un bon revenu et d’une retraite suffisante, utiliser des transports qui fonctionnent et évoluer dans un environnement sain. Bien sûr, il y a, dans ces domaines, beaucoup d’idéologisation, mais un consensus de base existe sur le but à poursuivre, ce qui devrait permettre des discussions ouvertes. Mais les interrogations que nous venons d’évoquer sont liées à la question de la répartition de l’argent, et c’est là que la disposition au compromis touche rapidement à sa fin. Voilà comment éclôt, comme on peut le voir en Allemagne, l’exact contraire du raisonnable : une politique identitaire entraînant des décisions qui ne débouchent pas sur le bien-être du peuple, mais qui ont le mérite de ne pas coûter d’argent, ou très peu, tandis que dans le même temps, on assiste à l’échec d’une politique concernant par exemple les transports, où l’argent doit être réparti et où les conflits d’intérêts doivent être surmontés. La démocratie paraît pourtant plus adaptée pour dompter ces difficultés que pour servir des constructions idéologiques.

Vous pointez du doigt “l’obsession de l’explication et de la compréhension aujourd’hui généralisée”. Qui va forcément de pair avec l’interdiction radicale du droit à l’erreur. Un responsable politique n’a plus le droit de dire qu’il lui a fallu du temps pour appréhender une situation, le Covid a été une parfaite illustration de cela. En même temps, les populistes en tous genres donnent souvent des explications fausses ou biaisées et ne s’embarrassent pas de comprendre le monde dans sa complexité. Croyez-vous que l’on se dirige vers l’avènement du mensonge, perçu comme vérité parce qu’il est asséné avec assurance ?

Commençons par un exemple tiré de la religion : lors de la réforme liturgique des années 1960, on a essayé de tout rendre compréhensible à tous, la langue du pays au lieu de la langue liturgique, le recours à beaucoup de pédagogie… En suggérant que l’on pouvait tout comprendre en matière de religion, on a de fait chassé le mystère et le sens du sacré.

C’est ainsi que l’on détruit la religion, qui s’occupe justement de ces choses qui ne sont pas accessibles immédiatement à la vue. On a promis de comprendre, mais on n’a pas pu tenir cette promesse, ne serait-ce qu’en raison du sujet lui-même. Là où on ne l’a pas fait – dans l’islam, l’orthodoxie et le catholicisme traditionnel -, la perte de confiance a été bien moindre. Naturellement, en politique, l’impératif de transparence totale apparaît encore plus aigu. Un regard presque pornographique exige transparence et clarté absolues, ce que la politique ne peut pas non plus offrir. Le monde d’ici-bas est trop complexe pour cela.

Les politiques doivent avoir le courage d’admettre la complexité des problèmes, et les citoyens peuvent bien sûr espérer des politiques honnêtes mais en gardant à l’esprit que dans la vie demeure toujours une part d’ambiguïté

On attend cependant un comportement sans équivoque – un rire au mauvais endroit et au mauvais moment a coûté sa carrière à un candidat à la chancellerie allemande en 2021 – et des positions tout aussi claires, même s’il ne s’agit que d’un semblant d’unicité. Il y a un déficit à combler des deux côtés : les politiques doivent avoir le courage d’admettre la complexité des problèmes, et les citoyens peuvent bien sûr espérer des politiques honnêtes, sincères et compétents, mais en gardant à l’esprit que dans la vie, les comptes ne sont jamais faits et que demeure toujours une part d’ambiguïté.

Une dernière question pour tenter d’insuffler un peu d’optimisme : qu’est-ce qui pourrait nous rendre plus tolérants à l’égard de l’ambiguïté, à l’avenir ?

Difficile de répondre à cette question ! Regardez : dans les écoles, les matières dans lesquelles on peut “entraîner” la tolérance à l’ambiguïté comme la musique et les arts semblent de plus en plus réduites. Surtout, malgré leurs expériences vaines, de nombreuses personnes continuent de placer leurs espoirs dans le progrès technique. La technique est sans équivoque, et je crains que l’idée selon laquelle la machine pourrait nous délivrer des incertitudes et des ambiguïtés du monde soit profondément ancrée dans nos mentalités. Voire, l’espoir de devenir nous-mêmes des sortes de machines. Comment peut-on être optimiste face aux développements de l’IA ?

Vers un monde univoque. Sur la perte d’ambiguïté et de diversité, par Thomas Bauer, traduit de l’allemand par Christophe Lucchese. L’Echappée, 160 p., 14 €.




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