Au lendemain de la dissolution et des élections européennes, le nom de Bruno Karsenti apparaissait parmi les premiers intellectuels et artistes appelant à une union des gauches. Mais le philosophe, directeur d’études à l’EHESS, se dit aujourd’hui “atterré” par la tournure prise par le Nouveau Front populaire. En cause : la prédominance dans l’alliance de La France insoumise sur la gauche sociale-démocrate incarnée par Raphaël Glucksmann, alors même que le parti de Jean-Luc Mélenchon défend un antisionisme radical et refuse de considérer qu’un antisémitisme de gauche peut exister.
Bruno Karsenti, qui vient de publier un livre de dialogue posthume avec Bruno Latour sur l’avenir de l’Europe (Nous autres Européens, PUF), explique à L’Express pourquoi l’antisémitisme et la question juive sont des enjeux centraux pour la gauche. “La seule purge à laquelle on assiste ayant été exactement contraire à ce qu’on pouvait espérer”, déplore-t-il, faisant référence à l’éviction par Jean-Luc Mélenchon de ses opposants internes, comme Raquel Garrido et Alexis Corbière. Le philosophe regrette que même François Ruffin ait demandé que la première mesure du Nouveau Front populaire soit la réintégration de l’humoriste Guillaume Meurice, licencié par Radio France pour avoir répété sa comparaison entre Benyamin Netanyahou et Adolf Hitler. Entretien.
L’Express : L’antisémitisme est-il le grand oublié de ce Nouveau Front populaire ?
Bruno Karsenti : L’antisémitisme est le point clé sur lequel se joue la possibilité d’une union de la gauche. Si cette question est affrontée, alors cette union peut se faire. Si elle est évacuée ou mal abordée, alors l’alliance de la gauche s’effondrera, comme cela a déjà été le cas depuis plusieurs années. Depuis le début des années 2000, l’antisémitisme, agissant sous des masques différents, est vraiment ce qui abîme la gauche.
Pourquoi ?
Parce qu’il ne s’agit pas simplement de la question du rapport à la communauté juive qui, démographiquement avec 400 000 à 500 000 personnes, ne représente pas un électorat conséquent. Ce qui est en jeu, c’est la place symbolique que représente la question juive dans la formation de la communauté nationale. Or la gauche a déchu depuis longtemps à propos de cette question, alors que la droite a récupéré du crédit en la faisant sienne, sans néanmoins en mesurer toute la profondeur. Quant à l’extrême droite, en jurant la main sur le cœur qu’elle a évolué sur ce sujet, elle tente de prouver qu’elle serait rentrée dans l’âge de la raison. Mais comme elle joue sur ce point le jeu du conflit des minorités, il est impossible évidemment de lui donner le moindre crédit.
Pourtant, je suis surtout atterré par ce qui se passe à gauche depuis une bonne semaine. Lors des élections européennes, une dynamique sociale-démocrate s’était manifestée, ce qui de mon point de vue est une très bonne chose. Cette gauche, à travers la personne de Raphaël Glucksmann, est arrivée à un bon résultat pas simplement sur des questions de politique interne, pas simplement sur son programme socio-économique, mais sur la politique externe, avec la défense de l’Ukraine, mais aussi le refus de considérer Gaza comme la grande cause fédératrice où toutes les demandes de justice trouveraient leur point d’orgue. Ces 14 % de l’électorat ont donc compris que derrière la critique – légitime – de la politique militaire israélienne se jouait autre chose, c’est-à-dire la mise à l’écart de la question juive et l’effacement, par une mémoire post-coloniale, de la mémoire post-Shoah. Car c’est bien ce qu’on avait essayé de faire à l’extrême gauche. L’antisionisme prônant la destruction d’Israël s’est imposé dans une portion de l’opinion, la plus radicale, comme la seule bonne perspective, reléguant la critique d’Israël au second plan. Aujourd’hui, la grande question idéologique, pour la gauche, c’est vraiment l’articulation de ces deux mémoires, puisqu’on voit bien qu’à ne pas les agencer correctement, on aboutit à ce genre d’aberration.
Tant que LFI refusera de voir l’enthousiasme de certains de ses représentants par rapport au massacre commis par le Hamas, on n’avancera pas…
Voyez-vous quand même des choses positives dans le “contrat de législature” sur lequel se sont entendus les partis de gauche ?
Il ne s’agit pas simplement de dénoncer l’antisémitisme, tout le monde le fait. Il faut d’abord reconnaître qu’il y a de l’antisémitisme de gauche. Un bout de phrase dans cette plateforme le suggère, en condamnant les actes racistes, antisémites et islamophobes “d’où qu’ils viennent”. C’est une ouverture…
Mais si elle évoque “une explosion” de ces actes, l’ébauche de programme du Nouveau Front populaire ne distingue pas l’antisémitisme du racisme et de “l’islamophobie”. Est-ce une façon de noyer le poisson ?
C’est le risque en effet. L’antisémitisme de gauche exige qu’on distingue le racisme et l’antisémitisme. Cela ne veut pas dire qu’il faudrait moins condamner le racisme que l’antisémitisme. Mais il faut reconnaître la spécificité du second, et le fait qu’il provienne d’une critique sociale en perdition, pétrie d’affect négatif, guidée par la désignation des dominants comme l’ennemi à abattre, bien plus que par l’analyse et la compréhension des injustices que la gauche vise à réduire. Les juifs ne sont pas une minorité comme une autre en Europe, car ils se retrouvent la cible de forces sociales qui viennent aussi bien de la droite que de la gauche. Et il arrive, comme c’est le cas aujourd’hui, que la critique sociale soit si faible en termes de savoir et de réflexion, pour que le barycentre de l’antisémitisme se situe à gauche.
J’ai été invité à une réunion du Front populaire il y a quelques jours. J’ai essayé d’expliquer qu’il ne pouvait y avoir d’unité si on n’accepte pas le fait qu’il y a un antisémitisme à gauche, que celui-ci a connu une poussée depuis le 7 octobre, et qu’il faut reprendre le combat idéologique pour le traiter en interne. Mon propos est tombé à plat, la plupart des intervenants s’insurgeant contre la “diabolisation”. Tant que LFI refusera de voir l’enthousiasme d’une partie de son électorat, et de certains de ses représentants, par rapport au massacre commis par le Hamas, on n’avancera pas. Pour l’instant, hormis de rares exceptions, il y a un refus complet des Insoumis de considérer qu’il s’agit là d’antisémitisme. Et malheureusement, ce que je vois, c’est que, en dépit de leur recul, ce sont eux qui donnent le ton.
Vous avez pourtant été signataire d’une tribune parue dans Le Monde appelant à “l’union des gauches et des écologistes”…
Ce texte avait été préparé en amont des élections, et l’idée de dissolution n’était pas dans les esprits des signataires. Ce qui l’était, c’était que dans les années à venir, la gauche devrait se rassembler, trouver le moyen d’élaborer un programme commun. Ce qui ne peut pas se faire réellement en trois semaines… J’ai été contacté par Julia Cagé, économiste qui m’a toujours paru claire sur le point dont on parle. Reconstituer un pôle social-démocrate dans ce pays est pour moi vital, et je pense que cela ne peut pas se faire sans regarder du côté des électeurs qui votent LFI, actuellement subjugués par les démagogues du moment. J’ai toujours cru à une réduction des positions extrêmes à gauche, susceptibles d’être ramenée au principe d’un socialisme démocratique. Et je pense même qu’il n’y a pas de combat à gauche qui ne passe par là. J’ai donc signé ce texte, en pensant à 2027 et en tablant sur le succès de Glucksmann, et sans imaginer – ce en quoi j’étais sans doute naïf – que d’autres noms et une autre hégémonie allaient vite occuper la scène.
Tout cela n’entame pas ma conviction qu’il faut une union de la gauche, la priorité étant d’empêcher la victoire de l’extrême droite. Simplement, la façon dont elle a pris forme avec ce Nouveau Front populaire prend un mauvais tour, la seule purge à laquelle on assiste ayant été exactement contraire à ce qu’on pouvait espérer. Mélenchon a soigneusement éliminé les seuls éléments fiables du côté LFI. Et les vœux de Glucksmann risquent d’être pieux, car dans la précipitation de ces élections législatives, le rapport de force bénéficie à l’extrémisme et à la polarisation. Se satisfaire d’un cri “contre le fascisme”, ce n’est pas permettre à la pensée de l’emporter dans la gauche, ni à refonder une vraie gauche.
Mais du côté de la gauche modérée, on assure que le rapport de force entre LFI et le PS a changé…
Je l’espère. Mais pour l’instant, en termes concrets de ventilation, on n’a pas tiré toutes les conclusions d’un parti social-démocrate qui a fini à 14 % aux européennes, devant LFI. La gauche modérée aurait dû obtenir plus par rapport à Mélenchon. Si Glucksmann a fait un aussi bon score, c’est que, de manière plus ou moins consciente, la question de l’antisémitisme a joué en faveur de la reconstitution d’une raison à gauche, suite aux débordements de LFI des derniers mois.
Par ailleurs, les réactions après l’annonce du licenciement de Guillaume Meurice m’ont inquiété. J’ai sursauté quand j’ai vu François Ruffin tweeter que la première mesure du Front populaire devait être la réintégration de Meurice, qui a pourtant comparé Netanyahou à un “nazi sans prépuce”. C’est hallucinant, car cela montre à quel point cette question reste un point que LFI souhaite continuer à exploiter. Or dans ce cas, on parle de Ruffin qui, durant toute cette période, s’est montré mesuré et n’a jamais tenu les propos de Mathilde Panot et d’autres. Manon Aubry, elle, est allée jusqu’à faire savoir que Meurice ferait à ses yeux un bon député Front populaire. Comme s’il s’agissait d’enfoncer le clou.
Le RN s’est transformé ; cela ne le rend pas moins dangereux, mais cela modifie la stratégie à adopter pour le combattre
Dans les négociations entre les partis de gauche, il a été question d’une formation de lutte contre l’antisémitisme pour les élus du Front populaire, ce qui a énervé LFI…
Ces formations sont faites par des jeunes militants d’extrême gauche qui ont réalisé, il y a quelques années, qu’il y avait un problème dans leur camp politique. Ils se sont ainsi attelés à enseigner l’histoire de l’antisémitisme et de la Shoah au sein des mouvements de gauche. Ils sont devenus la tête de turc du mouvement des Indigénistes. Houria Bouteldja a bien vu le danger que cela représentait pour ses idées, car ces formations ne font pas l’impasse sur le lien qui existe objectivement entre antisionisme et antisémitisme. Tout l’enjeu est là : montrer qu’à l’intérieur de la thèse antisioniste, y compris à gauche, il y a une implication antisémite, à savoir la destruction de l’Etat des juifs. L’antisionisme qui s’est affiché dans les campus ces derniers mois ne défend pas simplement la réforme légale ou constitutionnelle de cet Etat – ce qui dans tous les cas, ne pourrait de toute façon être que la décision propre la société démocratique israélienne – mais la destruction d’Israël. Mais il y a aussi un aspect révisionniste, en considérant l’histoire d’Israël uniquement sous l’angle du colonialisme, et en niant le fait que le sionisme est d’abord un mouvement d’émancipation nationale.
Ces formations luttant contre l’antisémitisme au sein de la gauche entendent ainsi montrer qu’il faut distinguer la critique, parfaitement légitime, de la politique israélienne, de la négation de l’existence même de cet Etat. Tant que LFI refusera de considérer cette distinction, la question de l’antisémitisme à gauche ne sera pas affrontée.
Vous analysez depuis longtemps les nationalismes contemporains. Mais dans votre livre de dialogue avec Bruno Latour, vous considérez que le terme “fasciste” n’est pas approprié pour qualifier le RN de Marine Le Pen. Pourquoi ?
Le RN s’est transformé ; cela ne le rend pas moins dangereux, mais cela modifie la stratégie à adopter pour le combattre. Aujourd’hui, les partis nationalistes européens intègrent beaucoup d’éléments néolibéraux sur le plan économique, qu’ils transforment en les articulant à la thèse de la préférence nationale. Ce qu’on cherche à définir comme illibéralisme – qui n’est pas une dictature fasciste – tourne autour de cette articulation. Les droits qui y régressent, ce sont d’abord et avant tout les droits sociaux. De même, ces partis s’accommodent très bien d’un constitutionnalisme où le régime démocratique parlementaire reste en place. Les nationalismes à l’Est ont joué à cet égard le rôle d’un miroir pour l’Ouest, à commencer par celui de Victor Orban en Hongrie. En Europe occidentale, nous avons bien sûr une tradition démocratique plus ancrée que ces pays qui ont vécu sous le communisme. Mais le lien entre illibéralisme et nationalisme, tel qu’Orban l’a réalisé, la réduction des services publics et des droits sociaux au profit de droits individuels apparemment augmentés, ainsi que le repli sur soi et la défiance à l’égard de l’intégration européenne, est devenu le modèle en vogue chez les partis populistes de droite.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Europe ?
J’étais optimiste avant cette dissolution, car il y a eu une inflexion du côté de la gauche sur le thème de l’Europe, qui s’est bien exprimée dans le programme de Glucksmann, marqué par un retour saisissant de ce qu’il faut bien appeler la fierté européenne. Après un moment d’ivresse cosmopolitique qui a abouti à une auto-détestation de l’Europe, la gauche s’est mise à défendre l’autonomie de l’Europe sur le plan sanitaire à la suite de la crise du Covid-19, ainsi que l’indépendance énergétique, et même une défense européenne en réaction à la guerre en Ukraine. Tout cela a renforcé l’idée que les nations européennes partagent un idéal commun, et que le processus d’intégration doit aboutir à quelque chose comme une nation européenne, et non pas à une dissolution de la nation française dans un espace mondial indéterminé. Cette affirmation d’une véritable consistance européenne, une identité qui ne se pense pas sur le réactionnaire, mais au contraire comme une avant-garde retrouvée sur les grands combats du moment – la démocratie, le climat, la santé… – me semble très positive.
Tout ça figurait dans le programme de Glucksmann. J’avoue que j’en ai été surpris, car je ne pensais pas qu’au sein du socialisme, il y avait un courant assez fort pour reformuler ce thème de la nation dans son ouverture, en la portant sans l’abandonner à un échelon supérieur à celui qu’on expérimente actuellement. L’Europe des nations, contrairement à ce qu’affirme le RN, n’est pas simplement une coalition d’intérêts égoïstes, mais une intégration, développant des relations et des interdépendances plus poussées pour faire face aux menaces mondialisées – réchauffement climatique, circulations des capitaux, conflits géopolitiques… – qui nous guettent.
Nous autre Européens. Dialogue philosophe avec Bruno Latour, par Bruno Karsenti. PUF, 16 €.
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