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Jean-Baptiste Guégan : “Mbappé a fait un choix osé en mettant sur le même plan le RN et LFI”

“J’appelle tous les jeunes à aller voter, à prendre conscience de l’importance de la situation. J’espère que ma voix va porter un maximum […] Je suis contre les extrêmes, contre les idées qui divisent. On a l’opportunité de choisir le futur de notre pays”. Ces mots n’ont pas été prononcés par un vieux loup politique, mais par le très populaire capitaine de l’équipe de France de football, Kylian Mbappé, qui s’exprimait dimanche 16 juin dans le sillage d’un Marcus Thuram appelant la veille à se “battre pour que le RN ne passe pas [aux élections législatives]”.

Opportunisme de jeunes millionnaires déconnectés de la réalité ou engagement sincère ? Pour L’Express, Jean-Baptiste Guégan, expert en géopolitique du sport et enseignant à Sciences Po Paris, co-auteur de La Guerre du sport, une nouvelle géopolitique (Tallandier) et de Révolution Mbappé (Michel Lafon), analyse le sous-texte de ces prises de position. Et rappelle, au sujet des programmes économiques “lamentables” du RN et de LFI, que “la plupart [des joueurs] sont des chefs d’entreprise qui valent plusieurs millions. Si le président de Danone ou Xavier Niel s’expriment sur la situation politique, personne ne s’en offusquera parce qu’ils sont perçus comme des businessmen qui savent de quoi ils parlent”. De là à peser concrètement dans cette course express aux législatives ? “On parle plus de la sortie de Kylian Mbappé qui a 25 ans que de la candidature de François Hollande, un ancien président de la République…”, tacle Jean-Baptiste Guégan. Entretien.

L’Express : Après l’attaquant Marcus Thuram la veille, le capitaine de l’équipe de France Kylian Mbappé s’est lui aussi engagé dans la bataille des élections législatives dimanche 16 juin. Si le premier a explicitement appelé à “se battre pour que le Rassemblement national [RN] ne passe pas”, le second s’est dit “contre les extrêmes, contre les idées qui divisent”. Comment interprétez-vous ces déclarations ?

Jean-Baptiste Guégan: En réalité, c’est Ousmane Dembélé (PSG), d’ordinaire peu politisé, qui a ouvert la voie en appelant les Français à aller voter. Le monde du foot est en train de se mobiliser, alors même que la Fédération française de football (FFF) a fait valoir un principe de “neutralité”. Les joueurs n’ont clairement pas apprécié, d’où la sortie de Kylian Mbappé. Il se passe quelque chose, un nouveau cap est en train d’être franchi en termes de montée en puissance des footballeurs comme acteurs de la vie publique. A la fin des années 90, les joueurs ont commencé à être perçus comme des people. Puis il y a eu le début des années 2000, quand certains ont commencé à s’opposer au FN… Mais jusque récemment, les footballeurs s’exprimaient encore peu voire pas du tout sur les élections européennes et législatives. A la rigueur, on les entendait lors du scrutin présidentiel – à l’instar de Zinedine Zidane qui s’était publiquement opposé à Marine Le Pen en 2017, et avant cela en 2002, concernant Jean-Marie Le Pen.

Aujourd’hui, les réactions des Bleus s’inscrivent dans le sillage de la surprise et l’inquiétude qu’a suscitée la dissolution dans toutes les strates de la société. Symptomatique, aussi, d’une génération Z qui assume ses convictions, avec ses coups de sang, ses erreurs de communication… Venant de Marcus Thuram, c’est un peu moins étonnant au vu des engagements de son père sur les discriminations ou le racisme. Mais concernant Kylian Mbappé, qui sort d’une saison et d’un transfert compliqué, et dont il n’est pas garanti qu’il brille à l’Euro, c’est une prise de position courageuse car il n’y a que des coups à prendre. S’il fait un excellent match ce soir, tout le monde s’inclinera. Mais si les performances sont mauvaises dans un premier match face à l’Autriche, les critiques opportunistes fuseront.

A la différence de Marcus Thuram, la déclaration de Kylian Mbappé était tout de même équivoque…

Au contraire, j’y vois une vraie prise de position. Kylian Mbappé est l’un des visages de la France à l’étranger. A 25 ans, il a déjà vu les couloirs du pouvoir de près, que ce soit lors des tractations avec le Qatar ou lors du dîner à l’Élysée avec Emmanuel Macron. Mbappé aurait très bien pu se taire, mais il a choisi avec Marcus Thuram de prendre la foudre pour tous les autres avec les risques que cela comporte. Notamment vis-à-vis de ses 118 millions d’abonnés sur Instagram et de ses 120 millions de dollars de revenus par an, sans parler de son rôle d’égérie Nike…

Kylian Mbappé est un garçon intelligent : même s’il a dit “se ranger avec” Thuram, qui a condamné clairement le RN, il sait qu’il vient de mettre sur le même plan le parti de Marine Le Pen et LFI. Peut-être qu’il précisera sa pensée dans les prochains jours, mais c’était un choix osé. Tout le monde s’attendait à ce que le gamin de Bondy (93), dont la mère est très engagée et dont l’entourage compte plusieurs professeurs, prenne position pour le Nouveau Front populaire. Pour moi, c’est probablement le footballeur qui a été le plus clair avec Thuram pour le moment.

Faut-il comprendre cette déclaration comme un appel à voter pour le camp présidentiel ?

Je n’en suis pas certain, je pense que c’est avant tout un appel à la prise de conscience de la montée des extrêmes. Cela dit, ce serait cohérent pour un footballeur. Les joueurs ont des carrières courtes, font partie des très hauts revenus, la taxation affecte leur capacité à construire une rente. Les mesures radicales prônées par l’extrême droite comme l’extrême gauche vont contre leurs intérêts. Et même si le football est un sport d’équipe, c’est aussi une discipline qui valorise la performance individuelle et l’hypercompétitivité. C’est plutôt un cadre qui se rapproche de valeurs libérales.

Ces prises de position peuvent-elles avoir un impact sur le vote des Français ?

Vis-à-vis des jeunes, en tout cas, Mbappé a une audience énorme. Or chez cet électorat, l’abstention est très importante, le RN séduit de plus en plus, et LFI fait aussi de très bons scores. Que des footballeurs prennent position a donc toutes les chances de faire réagir. Mais peut-on, dans un environnement aussi polarisé, faire changer d’avis un électeur, même si l’on s’appelle Kylian Mbappé ? Même si j’ai du mal à y croire, il est possible qu’il y ait un impact sur les abstentionnistes et les indécis. Ce dernier peut également être important dans ce que l’on appelle les “territoires”. La majorité des Français sont à des années-lumière de suivre au jour le jour les tractations politiques qui se jouent à Paris et depuis les QG des partis. Mais quand un joueur du calibre de Mbappé prend la parole, cela fait la Une des journaux et se retrouve propulsé sur les moteurs de recherche. Qu’il s’agisse des lecteurs de la presse quotidienne régionale (PQR) ou de ceux qui s’informent via les moteurs de recherche, personne ne peut passer à côté. Tout de même, on parle plus de la sortie de Kylian Mbappé qui a 25 ans que de la candidature de François Hollande, un ancien président de la République… Le RN comme La France insoumise ont beau dire qu’ils ne se sentent pas visés par les mots de Mbappé sur les plateaux de télévision, ils savent pertinemment qu’il a la force de frappe d’un homme politique, même plus.

Kylian Mbappé s’est montré plus silencieux sur la Palestine, l’Ukraine ou le Qatar. Comment interprétez-vous ce recentrement sur les enjeux nationaux ?

C’est vrai qu’il y a une tendance, mais je dirais plutôt que Mbappé choisit ses causes, à la différence de certains artistes, et c’est ce qui fait sa force. Il a commis des erreurs (sa crise de rire sur la polémique des vols en jets privés du PSG par exemple) mais ses erreurs sont aussi des symptômes de sa qualité. Depuis environ deux ans, il publie peu, mais c’est lui qui est aux commandes de ses réseaux sociaux. Quand il tweete sur le jeune Nahel, c’est lui qui décide. Quand il réagit à l’affaire Michel Zecler, c’est encore lui. Quand il répond à Noël Le Graët, l’ex-président de la FFF, aussi.

Kylian Mbappé en conférence de presse, le 16 juin 2024 à Düsseldorf, en Allemagne

En tant que marque d’exception, à la fois élitiste et accessible, Kylian Mbappé à l’intelligence de se faire rare. Et ça fonctionne ! Il y a quelques années, un artiste aurait pris position politiquement, cela aurait fait la Une des journaux. Aujourd’hui, beaucoup s’expriment sur tous les sujets, l’écologie, la politique, les conflits internationaux. Leur parole est sans doute sincère, mais elle n’est plus rare, donc elle a moins d’impact. La place qu’occupaient les intellectuels et le monde de la culture a été prise par les footballeurs parce qu’ils cassent les codes, ils ont des opinions politiques, les expriment, et ont une stratégie marketing. Bref, un peu comme Emmanuel Macron, ils “disruptent” !

En termes d’influence politique, le football occupe-t-il une place à part en France par rapport à d’autres sports ?

Oui, tout de même. En dehors du football, quand un sportif s’exprime, ça n’a pas la même audience. Et cela se concentre davantage sur des sujets circonstanciés comme la place du sport en France (Florent Manaudou), l’organisation des Jeux olympiques (Teddy Ryner). Ou alors ce sont des “anomalies” venant d’anciens sportifs retirés du milieu, parfois regrettables – je pense à Emilie Gomis, l’ex-basketteuse qui, après l’attaque du 7 octobre, avait publié un message polémique. On peut cependant noter que, dans le contexte actuel, certains commencent à s’exprimer, à l’instar de Yannick Noah, François Gabart, Marie-José Pérec, Marion Bartoli et Yohann Diniz. Au-delà du football, le sport reste un secteur unique en ce qu’il brasse une grande diversité, les discriminations y sont moins déterminantes. Que des sportifs s’expriment de plus en plus est intéressant. Le vrai visage de la France, il se trouve là.

Certains font valoir qu’en tant que très hauts revenus, le fait que les joueurs dénoncent les extrêmes relèverait de l’hypocrisie voire d’une démarche déconnectée de la réalité…

On peut aussi voir les choses autrement. Selon les résultats du scrutin, les joueurs pourront toujours s’expatrier ailleurs car ils ont les moyens, tant professionnels que financiers, de le faire. En prenant la parole, ils parlent pour ceux qui n’ont pas cette chance. En l’occurrence, les programmes du RN comme de La France insoumise sont catastrophiques d’un point de vue économique. C’est lamentable. Sont-ils illégitimes à s’exprimer parce qu’ils sont millionnaires ? D’abord, les trois quarts des joueurs viennent de milieux populaires, ce sont des transfuges de classe. Ensuite, il ne faut pas oublier que la plupart sont des chefs d’entreprise qui valent plusieurs millions. Si le président de Danone ou Xavier Niel s’expriment sur la situation politique, personne ne s’en offusquera parce qu’ils sont perçus comme des businessmen qui savent de quoi ils parlent. Ce déni de compétence des footballeurs me semble regrettable.

Comment interprétez-vous la position de la Fédération française de football (FFF) qui a déclaré samedi soir, après la sortie de Marcus Thuram, “s’associ [er] au nécessaire appel à aller voter”, tout en “souhait [ant] que soit comprise et respectée par tous sa neutralité […] ainsi que celle de la sélection” ?

Disons qu’il existe un mythe bien pratique selon lequel la politique serait loin du sport. Que celui-ci devrait nécessairement être neutre pour permettre à tous de s’y reconnaître. Cette idée est savamment entretenue car personne n’a envie de prendre de risque vis-à-vis des sponsors – rappelons que le RN rassemble tout de même 7,7 millions d’électeurs. D’un point de vue stratégique, il vaut mieux se taire. La deuxième raison est que le président de la FFF, Philippe Diallo, a tout intérêt à ce que l’équipe de France fasse de bonnes performances (notamment pour garder son poste). Or il sait qu’une équipe qui se politise se fera critiquer, et aura donc tendance à se disperser vis-à-vis des enjeux sportifs. Jouer la carte de la neutralité était une façon de préserver les joueurs. Mais ça ne s’est pas passé comme prévu…

Redoutez-vous des incidents pendant l’Euro après les prises de position des joueurs ?

Nous ne sommes en effet pas à l’abri que l’ultradroite ou l’ultragauche fasse des émules. En parlant, les joueurs deviennent des cibles potentielles. En 1978, le sélectionneur de l’Équipe de France, Michel Hidalgo, avait fait l’objet d’une tentative d’enlèvement alors que des intellectuels dont Simone Signoret ou Maurice Clavel se mobilisaient contre la Coupe du monde en Argentine. Aujourd’hui, s’exprimer contre le RN est risqué. Mbappé avec été la cible d’insultes racistes il y a quelques années. Il y a aussi la possibilité qu’un terroriste isolé, un affidé à Daech ou Al-Qaida n’en profite… Mais le pire n’est jamais certain.

Vous décrivez des footballeurs supplantant désormais l’aura dont bénéficiaient hier les artistes. Mais aux Etats-Unis, on parle davantage de l’engagement politique de stars comme Taylor Swift, Lady Gaga ou Beyoncé. Pourquoi ?

Aux Etats-Unis, tout est très concurrentiel. La dimension business est omniprésente, beaucoup plus qu’en France. Les sportifs américains ont dont tout intérêt à préserver leur parole publique car en fonction, ceux qu’ils critiqueront ne les rateront pas. Il y a cette phrase, que l’on prête à Michael Jordan, selon laquelle “les Républicains aussi achètent des baskets”. Le système français est tout de même différent, mais cela n’enlève rien au courage que demande le fait de s’exprimer publiquement sur la situation politique. Mbappé c’est un peu notre Taylor Swift à nous…




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