Le 10 mai, le ministre de la Santé, Frédéric Valletoux, annonçait que l’épidémie de choléra à Mayotte était “circonscrite”, “sous contrôle”. Un mois plus tard, le bilan s’est pourtant aggravé. Les cas recensés dans le département français d’outre-mer ont quasiment triplé, passant d’une soixantaine à 166 au dernier décompte officiel, le 11 juin. Deux personnes sont décédées de la bactérie depuis cette prise de parole.
Comment expliquer une telle déconvenue ? Il y a plus d’un siècle, les dernières épidémies du genre avaient été jugulées en quelques semaines, rappelle le Pr Antoine Flahault, grand spécialiste de la diffusion des maladies à l’Institut de santé globale à Genève (Suisse). La science n’était pourtant pas aussi avancée que maintenant. Si les victimes s’accumulent à Mayotte, c’est à cause d’un manque de volonté politique, dénonce le scientifique.
L’Express : L’épidémie est-elle “sous contrôle”, selon vous ?
Pr Antoine Flahault : On parle d’épidémie “sous contrôle” au minimum lorsque le nombre de nouveaux cas baisse significativement et durablement. Ce n’est pas le cas à Mayotte. Et pourtant, si le gouvernement français le voulait vraiment, il pourrait en l’espace de quelques semaines seulement juguler entièrement cette épidémie.
On aurait déjà pu mettre un terme à l’épidémie, vraiment ? On l’a pourtant bien vu avec le Covid-19, les crises sanitaires sont souvent incertaines…
Oui, mais le Covid, c’est une toute autre histoire. Malgré les vaccins, on ne sait pas comment s’en débarrasser. Pas plus que la grippe d’ailleurs. Il y a des maladies qui nous résistent. Mais le choléra n’en fait pas partie. A part en France, où la bactérie revient de manière très localisée, à Mayotte, les pays riches ont réussi à l’éliminer.
Il n’y a plus un seul cas autochtone rapporté dans aucun pays développé depuis des décennies. Pour la simple et bonne raison que l’on sait comment éliminer cette maladie. La bactérie ne circule que dans les pays qui ne bénéficient pas d’une eau potable disponible pour tous leurs habitants.
Que devrions-nous faire, selon vous pour arrêter la propagation ?
Certains de quartiers de Mayotte sont de véritables bidonvilles. Leurs habitants ne bénéficient pas d’eau potable, ni d’assainissement des eaux usées. La population envoie ses déjections dans les rivières et puise la même eau pour se laver, boire et manger. Si l’on veut que l’épidémie s’arrête enfin, il faut offrir les mêmes standards d’hygiène aux habitants du département de Mayotte que dans le reste du territoire national.
Il suffirait pour cela de fournir en eau potable tous les habitants de l’île de Mayotte, quel que soit leur statut de résidence, légal ou non. Les autorités françaises savent très bien comment mettre en place ces raccordements. C’est déjà le cas ailleurs en France. Et comme la population de Mayotte n’est pas si nombreuse, cet objectif n’est pas hors de portée, loin de là.
Pourquoi, alors, cela n’est-il pas fait ?
Par manque de détermination et de volonté.
L’Express a révélé que l’Etat n’avait pas ajouté de raccordement en eau avant l’explosion des cas dans les deux premiers foyers de propagation. Comment jugez-vous cette décision ?
Des raccordements en eau auraient dû être installés dès la prise de conscience du risque de diffusion du choléra. Et même bien avant, en réalité. Vouloir être présent dans des régions ultra-périphériques offre certes des droits internationaux, comme l’accès à une vaste zone maritime et de pêche. Mais cela confère aussi des devoirs et des obligations, notamment ceux de respecter les droits humains pour tous les résidents qui y séjournent. Le droit à l’eau potable est un droit humain qui semble élémentaire aujourd’hui à tous les métropolitains, quelles que soient leurs origines et leurs conditions sociales ou économiques. Il devrait en être de même pour Mayotte.
Qui est responsable de ces manquements selon vous ?
Au-delà de l’ARS [NDLR : l’Agence régionale de santé], qui est surtout responsable du secteur de la santé sur l’île, et notamment de l’hôpital, la gestion de cette épidémie est du fait de la préfecture, et donc de l’Etat français. A partir du moment où un cas autochtone de choléra avait été rapporté sur l’île, il aurait fallu, je le répète, redoubler d’efforts pour la conduite des travaux d’adduction et d’assainissement de l’eau qui étaient en route sur toute l’île. L’Etat français semble ne pas avoir pris toute la mesure des conséquences de sa procrastination en la matière dans ce cas.
Vous citez souvent l’exemple de la dernière épidémie à Londres, en 1854. Pourquoi ?
En 1854, on ne connaissait pas l’origine bactérienne du choléra. Toutes les grandes métropoles européennes étaient en proie à des épidémies de cette maladie. Le Dr John Snow, médecin de la reine Victoria en Angleterre, l’un des premiers épidémiologistes de l’époque contemporaine, a alors réussi à obtenir des autorités britanniques qu’ils coupent l’accès à la pompe de Broad Street, dans le quartier de Soho à Londres, invitant, de fait, les habitants du quartier à ne plus boire cette eau contaminée issue de la Tamise.
C’est bien l’eau filtrée, traitée et potable, accessible à tous, qui nous protège du choléra.
Les Parisiens quant à eux buvaient l’eau de la Seine non filtrée et non traitée en la puisant à la Samaritaine à la même époque. Les Berlinois celle de la Sprée. En quelques semaines, l’épidémie a pu être complètement jugulée à Londres, signant par là même que la seule intervention qui consistait à ne plus boire de l’eau contaminée par les déjections humaines permettait de contrôler très efficacement l’épidémie. On sait tout cela depuis 1854 ! Depuis, tous les pays développés ont consacré des investissements massifs pour la potabilisation de l’eau de boisson et l’assainissement des eaux usées.
On dispose en plus aujourd’hui de vaccins… Ne faut-il pas compter sur eux, plutôt que sur le réseau d’eau ?
Il existe plusieurs vaccins contre le choléra, en effet. Le plus utilisé s’administre par voie orale. Il permet de réduire grandement le risque d’être malade en cas d’exposition. Il réduit aussi le portage de la bactérie et donc la contagion. Mais ces effets-là s’estompent avec le temps. A Paris, à Berlin, à Londres, personne ne craint le retour du choléra, et ce n’est pas grâce à l’accès au vaccin, qui est peu utilisé en réalité. C’est bien l’eau filtrée, traitée et potable, accessible à tous. C’est cela qui nous protège du choléra.
Jusqu’à récemment, l’Organisation mondiale de la santé ne vaccinait même pas ses personnels lorsqu’ils se déplaçaient pour investiguer des épidémies de choléra. C’est dire si la stratégie d’assainissement de l’eau est importante. L’organisation disait à son staff qu’il ne risquait pas de contracter le vibrion cholérique, l’agent bactérien responsable, s’il suivait correctement les préconisations d’hygiène de base : le lavage des mains avec une eau non contaminée, le recours exclusif à l’eau potable, pour la boisson mais aussi pour l’alimentation, notamment le lavage des fruits et des légumes.
Vous dites que la France devrait songer à coopérer avec les Comores, le plus proche pays voisin. En quoi ?
Des kwassa-kwassa, ces embarcations frêles qui relient quotidiennement les Comores à Mayotte, souvent clandestinement, ont apporté le vibrion cholérique à Mayotte.
Si nous donnions de l’eau potable aux Comores et à Mayotte, nous n’entendrions définitivement plus parler de choléra autochtone là-bas.
Au-delà des questions de frontières, qui arrêtent rarement les virus et les bactéries, la France aurait tout à gagner à aider ce pays en proie à une lourde épidémie de choléra à s’équiper en matière d’adduction d’eau et d’assainissement des eaux usées. Elle pourrait également aider l’archipel médicalement. Fournir des doses de vaccins par exemple. Envoyer des contingents sanitaires n’est pas exceptionnel. Alors pourquoi pas ? Lorsque l’on aura compris que la prévention est un investissement rentable et non un coût, on sera tous gagnants. En termes de santé, mais aussi en termes économiques, social et politique.
Ce qu’il se passe à Mayotte montre que traiter différemment étrangers et nationaux sur son territoire peut aller à l’encontre de la sécurité sanitaire. Craignez-vous la multiplication de ce type de situation avec la xénophobie actuelle ?
La France connaît des afflux massifs d’arrivées de personnes venant de l’étranger. Et pas seulement des migrants, mais aussi des touristes et des passagers de toutes origines et destinations. Plus de 100 millions de personnes visitent le pays chaque année. Le vibrion débarque régulièrement dans plusieurs aéroports métropolitains, et cela chaque jour depuis des décennies, sans jamais avoir causé de chaînes de transmission locales ou sinon très réduites. La question n’est donc pas de voir dans les étrangers visitant ou s’établissant en France une menace pour la sécurité sanitaire, mais c’est plutôt de comprendre que les maladies ne sont pas seulement l’affaire des médecins et des soignants mais aussi et avant tout celle du développement et des infrastructures conditionnant l’hygiène et le niveau de vie.
Si nous donnions de l’eau potable aux Comores et à Mayotte, nous n’entendrions définitivement plus parler de choléra autochtone là-bas. C’est la même chose pour le paludisme et bon nombre d’autres maladies de la grande pauvreté. Peu importe le mode de propagation, elles se résument souvent au sous-développement dans lequel nous laissons une partie des habitants de la planète.
Il nous faudrait plus de courage politique, et une ambition au niveau international. C’est comme ça qu’on a éradiqué la variole. C’est aussi comme ça qu’on est en train de chasser la poliomyélite. Mais pour le choléra et le paludisme, il n’y a pas beaucoup de consciences qui s’élèvent pour dire aux gouvernants du G7 ou de l’OCDE : “Réveillez-vous, ayez un peu d’audace, terminez donc le job, pour le bien de toute l’humanité !” C’est pourtant crucial.
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