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Tara Varma : “En cas de cohabitation, l’Ukraine sera le premier sujet d’affrontement entre Macron et le RN”

Basée aux Etats-Unis, où elle scrute les soubresauts de la politique américaine et leur portée sur la scène mondiale, la spécialiste des relations internationales Tara Varma se trouve de passage à Paris, en plein chamboulement politique. La chercheuse invitée à la Brookings Institution observe de près le chaos intérieur qui saisit la France, au beau milieu d’une intense séquence internationale, entre les commémorations des 80 ans du Débarquement, le G7 en Italie et la répartition des “top jobs” européens.

Le sommet de l’Otan à Washington DC s’annonce comme le point d’orgue de cette séquence occidentale, décisive dans la lutte contre les visées impérialistes de Vladimir Poutine. Il aura lieu le 9 juillet, soit deux jours après le second tour des législatives qui, d’après les sondages, pourraient donner une majorité absolue à l’extrême droite. Selon Tara Varma, la diplomatie française souffre déjà des effets de la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron. Entretien.

La dissolution de l’Assemblée nationale et cette campagne législative fragilisent-elles déjà la France sur la scène internationale ?

Tara Varma Absolument. A l’étranger, personne ne sait qui va parler pour l’Etat français dans un avenir proche : la politique étrangère fait partie du “domaine réservé” du chef de l’Etat, donc le processus de décision restera probablement entre les mains d’Emmanuel Macron et de la cellule diplomatique de l’Elysée. Pour autant, si le Rassemblement national [RN] l’emporte et que nous avons un Premier ministre issu de ses rangs, nous serons dans une situation de cohabitation bien différente de celles que nous avons eues par le passé. Entre les partis classiques de gouvernement, il existait des désaccords entre la droite et la gauche sur les questions de politique étrangère et il est arrivé d’observer des affrontements franco-français aux conseils européens à Bruxelles.

Mais aujourd’hui, la position du chef de l’Etat sur l’Europe et sur la politique étrangère est diamétralement opposée à celle du RN. Si celui-ci l’emportait, nos partenaires européens entendraient une fois par trimestre ce que dit notre président à Bruxelles. Puis une fois par mois, au conseil des Affaires étrangères, ils auraient un ministre RN tenant un discours très différent à Bruxelles…

L’Ukraine semble être le principal point de désaccord de politique étrangère entre le président et le RN. Quelles conséquences aurait une cohabitation sur ce dossier ?

Ce sera le premier sujet d’affrontement. Avec un gouvernement RN, ce sera probablement la fin de l’aide militaire française à l’Ukraine, mais aussi la fin du soutien financier et matériel européen à l’Ukraine, et la fin du soutien aux négociations d’accession à l’Union européenne. Ce ne sont pas des différences de nuance mais des positions incompatibles et irréconciliables ! Qui représente la France dans cette situation, le gouvernement ou le président ? Ce sera de l’ordre de la compétence partagée et Emmanuel Macron pourra dire beaucoup de choses, mais si jamais le gouvernement est Rassemblement national, ils auront aussi le budget entre leurs mains.

Ce manque de visibilité et de prévisibilité inquiète énormément nos partenaires européens. Le partenaire américain aussi, lui qui compte sur la France, seule puissance nucléaire dans l’Union européenne, une des armées et des systèmes de renseignement les plus développés en Europe. La question de la fiabilité du partenaire français se pose, notamment sur le dossier du conflit israélo-palestinien. Paris est une des capitales dans laquelle les Américains retrouvent leurs partenaires du monde arabe pour discuter : est-ce qu’un gouvernement RN laissera faire ce genre de réunions ?

L’Elysée affirme que les Affaires étrangères et l’armée, donc l’aide militaire à l’Ukraine, font partie du “domaine réservé” du président de la République. Est-ce aussi clair ?

La question du budget est essentielle. L’Elysée garde effectivement le processus de décision mais n’a pas de budget. On ne sait pas comment ça va se passer : l’ensemble des scénarios que l’on envisage, du moins négatif au plus négatif, mènent au chaos. Et donc à l’imprévisibilité de la France.

L’Elysée peut dire qu’il gardera la main sur l’international mais, en cas d’une victoire du RN, la voix de ce parti va compter sur la conduite des affaires étrangères. La RN a envie de peser sur ces sujets, il a travaillé spécifiquement ce domaine. Jusqu’au 17 juin, leur programme en ligne indiquait qu’ils étaient toujours en faveur de la création d’une alliance avec la Russie. Cette page vient d’être retirée de leur site mais on ne sait pas ce qui va la remplacer.

Une des hypothèses qui circule consiste à se demander si le RN, une fois élu, adopterait une stratégie similaire à celle de Giorgia Meloni en Italie. Quand elle est arrivée au pouvoir, elle était à la fois anti-UE et anti-Otan. Par pragmatisme et opportunisme, elle a renoncé à la partie anti-Otan, ou pro-Russie, ce qui lui a permis d’acquérir la confiance des Américains. Mais Meloni a ainsi pu continuer à travailler très activement à briser l’unité européenne, à empêcher des projets européens d’avancer, à imposer une politique migratoire bien plus dure. Elle a fait ce qu’elle avait prévu au niveau national, en s’attirant assez peu de critiques. Le RN aussi veut s’acheter un vernis de respectabilité.

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky accueilli par la Première ministre italienne Giorgia Meloni à Borgo Egnazia, le 13 juin 2024 en Italie

Le RN peut-il se retrouver dans une situation comparable à celle de Meloni ? Son parti n’a jamais été financé par une banque russe par exemple…

Tout indique que le RN aura une volonté d’être bien plus proche de la Russie. Sous quelle forme, c’est encore flou. Mais le RN veut s’intéresser davantage aux questions de politique étrangère et aurait accès à la délégation parlementaire aux renseignements. On se retrouverait donc avec des personnes, dont la presse a démontré l’implication active contre les intérêts stratégiques français, qui auraient accès à des informations confidentielles ayant trait à ces mêmes intérêts stratégiques. C’est un danger pour la France.

Le sommet de l’Otan aura lieu à Washington à partir du 9 juillet, soit deux jours après le second tour des législatives. Que changerait une victoire du RN pour la place de la France dans l’Alliance ?

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, Bardella et Le Pen disaient qu’ils ne voulaient pas se retirer de l’Otan tant que la guerre avait lieu. Si, une fois élus, ils poussent pour des négociations accélérées entre l’Ukraine et la Russie qui mettent fin à la guerre, on peut alors envisager un retrait de la France de l’Otan.

Un gouvernement français peut-il avoir suffisamment de poids pour faire aboutir des négociations de paix, donc imposer des concessions territoriales à l’Ukraine ?

C’est une question de tendance, le risque d’un effet domino international contre l’Ukraine. Si la France, un des Etats fondateurs de l’UE, dit “maintenant, on veut que la guerre s’arrête, dans l’intérêt de tout le monde”, la question serait : quelle paix ? Dans quelle mesure la sécurité de l’Ukraine serait garantie de manière durable ? Dans quelle mesure cette sécurité pourrait assurer à l’Ukraine d’entrer dans l’UE ? Comme la majorité des partis d’extrême droite en Europe, le RN dit : “Nous sommes les partis de la paix alors que les partis au pouvoir favorisent la guerre, dans leur propre intérêt.”

Je ne pense pas que le RN se lancerait immédiatement dans ce processus, car il souhaite montrer son sérieux. Ses dirigeants savent que Macron table sur leur incompétence et ils auront à coeur, s’ils l’emportent, de ne pas tout chambouler tout de suite. D’autant que les Jeux olympiques auront lieu dans la foulée, avec des millions de touristes à Paris et en France.

Mais il faut rappeler le contexte, avec la Hongrie de Viktor Orban qui prend la présidence du Conseil de l’UE à partir du 1er juillet et qui serait plutôt alignée sur la position d’un gouvernement Bardella. Ce qui est inquiétant, c’est ce risque d’un effet domino. Depuis le début de la guerre en Ukraine, les 26 Etats membres ont été unis contre la Hongrie et ont réussi presque systématiquement à faire plier Orban. Cette unité des Vingt-Six a été clef. Si soudain la France ne se montre pas aussi unie ou prend un positionnement radicalement différent sur le soutien à l’Ukraine, alors la logique devient foncièrement différente et d’autres Etats membres pourraient basculer.

Le président russe Vladimir Poutine (g) et le Premier ministre hongrois Viktor Orban, le 17 février 2015 à Budapest

Les Etats-Unis ont souvent le dernier mot dans le soutien à Kiev, mais doivent eux aussi gérer une élection, le 5 novembre. Quel scrutin paraît le plus dangereux pour l’Ukraine ?

La garantie de sécurité pour l’Ukraine reste principalement américaine. L’administration Biden veut réussir le sommet de l’Otan à Washington, où sera célébré le 75e anniversaire de l’Alliance. Il faut éviter de répéter le scénario de l’année dernière, au sommet de Vilnius, avec Zelensky qui tweete le texte exact du communiqué en cours, qui se fâche et met les pays de l’Otan face à leurs contradictions. En même temps, à Washington, il n’y aura pas d’invitation formelle pour l’Ukraine à entrer dans l’Otan non plus. On parle beaucoup d’un “pont” vers l’Otan, avec peut-être des assurances de sécurité pour l’Ukraine.

L’élection française peut jouer un effet bascule : le revirement de Macron vis-à-vis de la Russie a été important, avec un véritable rapprochement de la France avec la Pologne et les pays Baltes ces derniers mois. Paris a enfin compris que la protection du flanc Est de l’Union européenne était clef pour l’avenir et la sécurité de l’Europe. Jusqu’au 10 juin, ce revirement de la France était salué par nos partenaires et laissait augurer une Union européenne plus forte, plus assumée, plus claire dans ses ambitions. Là, plus personne ne sait ce qu’il va se passer.

Lundi, les Vingt-Sept ont presque trouvé un accord sur les “top jobs” de l’UE, pour diriger la Commission, le Conseil et les Affaires étrangères. Comment la situation interne a pesé sur l’influence française ?

La France était affaiblie. Macron avait de nombreuses idées pour remplacer Ursula von der Leyen à la tête de la Commission mais il n’était plus en mesure de la faire tomber pour mettre, par exemple, Mario Draghi à sa place. Depuis sept ans, l’impulsion française pour l’UE a été décriée, parce que la méthode Macron n’est pas toujours la plus douce, mais tout le chemin réalisé s’est arrêté net, malheureusement. Avec une majorité et un gouvernement opposé, il sera très, très difficile pour Macron de faire avancer ses idées européennes. L’influence de la France va en prendre un coup.

Personne ne comprend sa dissolution de l’Assemblée nationale. Chez nos voisins, le sentiment domine que Macron a joué à la roulette russe la place de la France en Europe. Et donc l’avenir de l’Europe, par extension.




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