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Pierre-Guillaume Méon : “Les manifestations anti-RN peuvent être déterminantes”


Paris, Marseille, Strasbourg, Bayonne, Toulon, Nancy, Reims, Rennes, Nantes, Clermont-Ferrand, Valenciennes… Le 15 juin, 250 000 personnes ont manifesté contre l’extrême droite à l’appel des associations, syndicats et partis de gauche. Mais ces rassemblements peuvent-ils avoir une véritable incidence sur l’issue du scrutin des législatives ? Pour L’Express, Pierre-Guillaume Méon, professeur d’économie à l’université libre de Bruxelles (ULB) et co-auteur, avec Nicolas Lagios et Ilan Tojerow, de l’ULB, d’une étude intitulée “Is Demonstrating Against the Far Right Worth it ? Evidence from French Presidential Elections” (“Manifester contre l’extrême droite en vaut-il la peine ? L’expérience des élections présidentielles françaises”) revient sur l’impact qu’avaient eu les mobilisations organisées en 2002 contre le Front national (désormais RN), lors de l’entre-deux tours opposant Jacques Chirac à Jean-Marie Le Pen. Si, à l’époque, les manifestations avaient eu un effet “à la marge” (sans elles, Jean-Marie Le Pen aurait obtenu de 1,1 à 2,4 points de plus, et Jacques Chirac de 2 à 4,4 points de moins, selon leurs estimations), la situation en 2024 pourrait bien se révéler différente…

Entre mode de scrutin différent et paysage médiatique moins uniformément critique du RN, Pierre-Guillaume Méon juge probable que dans de nombreuses circonscriptions, les scores soient serrés. “C’est là que les mobilisations peuvent se révéler déterminantes : un ou deux points de pourcentage en plus peuvent avoir un impact majeur sur l’issue du second tour. On peut même faire de la prospective : si le RN se retrouve au second tour avec un score avoisinant les 50 % lors du scrutin présidentiel de 2027, ce qui est envisageable au regard du dernier scrutin présidentiel de 2022, tout peut basculer en cas de manifestations anti-RN”. Entretien.

L’Express : Selon votre étude, les mobilisations contre le FN organisées en 2002 avaient fait reculer Jean-Marie Le Pen au second tour. Comment êtes-vous parvenus à établir l’existence d’un lien de causalité entre ces rassemblements et l’issue du scrutin ?

Pierre-Guillaume Méon : Les corrélations brutes peuvent effectivement être trompeuses : si les habitants des communes ayant majoritairement voté à gauche ou pour Jacques Chirac au premier tour s’étaient mobilisés davantage contre Jean-Marie Le Pen que ceux des communes où le vote lepéniste avait été important, on observerait au second tour un score de Jacques Chirac mécaniquement plus élevé dans les communes où la mobilisation avait été plus importante, sans que cette corrélation ne reflète un lien de cause à effet.

Ce qui nous a aidés à contourner ce biais, c’est la pluie ! Prendre en compte les données météorologiques dans chaque commune le jour des mobilisations nous a permis de tester s’il y avait bel et bien une relation de cause (manifestation) à effet (impact sur le vote). Lorsqu’il pleut, les gens ont tendance à moins sortir de chez eux que s’il fait beau. Or, le mauvais temps ne fait pas de politique : dans les communes où il avait plu, les manifestations avaient eu moins de succès que dans les communes où il avait fait beau sans que cela soit lié au score du premier tour ni aux caractéristiques socio-économiques de ces communes.

A partir de cette variation aléatoire, et en tenant compte de la propension de chaque commune à accueillir des manifestations (selon qu’il s’agissait d’une petite commune ou d’une capitale régionale, par exemple), nous avons donc pu déterminer que plus la mobilisation dans une commune avait été importante, moins les électeurs avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, au profit de Jacques Chirac.

Pour quelles raisons les mobilisations ont-elles eu un impact ?

Une explication tient à la pression sociale. Les manifestations peuvent signaler ce qui est socialement accepté ou non dans un espace donné, en l’occurrence une commune. Plus les manifestants étaient nombreux, plus cela signalait que voter pour Jean-Marie Le Pen n’était pas accepté. Pour observer la pression sociale exercée, nous nous sommes appuyés sur une enquête, le Panel électoral français, menée après le second tour auprès de plus de 3 000 personnes auxquelles il était demandé pour qui elles avaient voté au premier et au second tour.

Dans les communes où les manifestants avaient été plus nombreux, la probabilité de déclarer avoir voté pour Jean-Marie Le Pen au premier tour était moins importante. Comme les manifestations avaient eu lieu après le premier tour, elles ne pouvaient pas changer le vote des personnes interrogées. Elles pouvaient en revanche affecter le vote déclaré aux sondeurs. Et c’est ce qui s’est produit : une partie des personnes interrogées n’ont pas déclaré leur vrai vote du premier tour lorsqu’on le leur a demandé. Elles évitaient de révéler qu’elles avaient voté pour le FN. En extrapolant, on peut penser que les manifestations ont, selon ce principe, également eu un impact sur leur vote au second tour.

Mais on pourrait supposer que le vote se faisant à bulletin secret, la pression sociale ne s’exerce pas dans l’isoloir…

C’est juste, mais le vote ne reste pas secret bien longtemps. On en parle avec ses amis, ses collègues. On va donc être confronté au regard des autres même en dehors des dîners de famille. Mais au-delà de la pression sociale, les messages qui ont été portés lors des mobilisations (les slogans, les pancartes) ont pu faire réfléchir à l’impact qu’auraient eu les mesures portées par Jean-Marie Le Pen s’il était arrivé au pouvoir. Pour nous en assurer, nous nous sommes à nouveau fondés sur l’enquête du Panel électoral français, qui demandait aux personnes interrogées si elles approuvaient différentes prises de position de Jean-Marie Le Pen. Nous avons observé que dans les communes où la mobilisation avait été plus forte, les personnes interrogées déclaraient moins approuver les positions de Jean-Marie Le Pen sur l’immigration, la défense des traditions ou encore la sortie de la France de l’Union européenne. C’est symptomatique d’une prise de conscience post-manifestations.

Sans ces manifestations, les résultats du second tour auraient-ils été radicalement différents ?

Non. Le score historique de Jacques Chirac ne peut s’expliquer uniquement par l’effet des manifestations. Son score du premier tour et le report des voix modérées lui donnaient une avance confortable. Cependant, l’enjeu n’était pas uniquement de savoir qui allait gagner. Il faut se rappeler qu’à l’époque, le discours ambiant – comme nous avons pu le relever en étudiant ce que disait la presse – consistait à dire qu’il fallait non seulement que Jean-Marie Le Pen perde, mais que Jacques Chirac l’emporte avec une large majorité. Les commentateurs parlaient de façon parfois lyrique d’une question de “fierté” ou de sauvegarde de “l’image” de la France vis-à-vis de l’étranger…

D’après nos calculs, sans les manifestations, Jean-Marie Le Pen aurait obtenu de 1,1 à 2,4 points de plus. Et Jacques Chirac aurait perdu de 2 à 4,4 points. L’abstention, elle, aurait aussi été plus importante, de 0,17 à 5 points. Autrement dit : les manifestations ont eu un impact, mais à la marge. Et n’expliquent pas à elles seules le score de 82,21 % des voix de Jacques Chirac.

Faut-il comprendre que l’effet potentiel des manifestations organisées en vue des législatives de 2024 restera lui aussi à la marge ?

La situation est différente aujourd’hui. Au-delà du mode de scrutin (puisqu’il y a autant d’élections que de circonscriptions lors des législatives), le discours médiatique aussi est beaucoup moins uniformément critique du parti lepéniste qu’il ne l’était en 2002 – on se souvient de la fameuse Une de Libération vendue à 700 000 exemplaires, de l’appel de Robert Badinter et même de l’engagement de Patrick Bruel ! Il est donc probable que dans de nombreuses circonscriptions, les scores soient serrés.

C’est là que les mobilisations peuvent se révéler déterminantes : un ou deux points de pourcentage en plus peuvent avoir un impact majeur sur l’issue du second tour. On peut même faire de la prospective : si le RN se retrouve au second tour avec un score avoisinant les 50 % lors du scrutin présidentiel de 2027, ce qui est envisageable au regard du dernier scrutin présidentiel de 2022, tout peut basculer en cas de manifestations anti-RN.

Les ordres de grandeur des mobilisations actuelles contre le RN (250 000 personnes selon la police) ne sont tout de même pas aussi importants qu’en 2002, où un million de personnes s’étaient pressées dans la rue…

Absolument. Théoriquement, s’il y a moins de monde, il est probable que la mobilisation influence moins de personnes. Mais il y a aussi une nouveauté par rapport à 2002 : les réseaux sociaux. Plusieurs études ont montré que les plateformes peuvent avoir un impact majeur sur le comportement des électeurs. Un autre élément à prendre en compte est la chronologie des manifestations que nous observons aujourd’hui. En 2002, elles avaient eu lieu seulement quatre jours avant le second tour. En 2024, la mobilisation s’est tenue plus de quinze jours avant le premier tour… Cela me semble très éloigné du scrutin. Beaucoup d’événements peuvent venir atténuer les effets potentiels de ces rassemblements.

Dans d’autres pays, ce type de mobilisations atteint-il, en moyenne, son objectif de réduire l’influence des partis d’extrême droite ?

Le bilan est mitigé. Dans l’ensemble, on commence à disposer d’un faisceau d’études qui montrent que les manifestations arrivent à influencer les résultats électoraux dans le sens souhaité. On a par exemple observé que les manifestations contre Aube Dorée en Grèce ont fait reculer le parti dans les urnes, de même que le mouvement des Sardines en Italie concernant la Ligue du nord. Quant au mouvement “Black Lives Matter” consécutif à la mort de George Floyd, il a aussi bénéficié aux démocrates, mais semble être une exception aux Etats-Unis comme le montre une étude récente d’Amory Gethin, de la Paris School of Economics, et de Vincent Pons, de la Harvard Business School. L’ordre de grandeur de l’effet estimé reste en général de seulement quelques points de pourcentage.

Cependant, comme je l’ai dit, les réseaux sociaux peuvent jouer un rôle. Une étude d’Annalí Casanueva Artís, chercheuse au CESifo à Munich, concernant les manifestations du mouvement 15-M en Espagne (mouvement des Indignés, NDLR), a par exemple montré que ces mobilisations ont eu des effets à long terme sur le plan électoral notamment grâce à l’utilisation des réseaux sociaux. D’où l’intérêt d’éviter les dérapages dans les manifestations contre l’extrême droite, qui peuvent ensuite être récupérés et amplifiés par le RN via les réseaux sociaux.

Curieusement, en 2022, la qualification de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle avait mobilisé très peu de Français… A peine plus de 22 800 manifestants s’étaient rassemblés dans une trentaine de villes. Pourquoi, selon vous ?

J’avais été le premier étonné. La réponse la plus évidente est que la stratégie de dédiabolisation du RN a fonctionné. Mais cela ne permet pas d’expliquer pourquoi nous observons des manifestations aujourd’hui, à l’approche des élections législatives. Une hypothèse est qu’en 2022, la crainte que le RN arrive au pouvoir était moindre qu’aujourd’hui ou en 2002. En 2002, la percée de Jean-Marie Le Pen avait créé la surprise. C’était un choc. Aujourd’hui, le scrutin des Européennes montre que le RN a de fortes chances de faire un bon score aux législatives. En clair, il y a un vrai risque. A l’inverse, en 2022, beaucoup de Français qui ne soutenaient pas Marine Le Pen pouvaient juger peu probable qu’elle remporte le second tour – les sondages avaient rapidement montré que l’écart entre Emmanuel Macron et elle se creusait.




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