Privatiser l’audiovisuel public, nationaliser les autoroutes françaises. Le programme du Rassemblement national donne des sueurs froides aux investisseurs depuis deux semaines. En Bourse, TF1, M6 et NRJ Group ont accusé le coup, les concessionnaires Vinci et Eiffage aussi. Pour autant, “ce ne sont pas les mêmes logiques qui président à ces deux projets”, signale le politologue Maroun Eddé. Etre un Etat actionnaire ou ne pas être, telle est la question ?
L’auteur de La Destruction de l’Etat (Bouquins, 2023) résume : “Sur le plan économique, l’équation est souvent assez simple : soit l’Etat sort d’une activité parce qu’il n’a pas grand-chose à y faire ou qu’il n’est pas un bon gestionnaire. Soit, à l’inverse, la mutualisation par les pouvoirs publics peut se révéler bénéfique, à l’instar des infrastructures du rail, des autoroutes ou du nucléaire. Pour le reste, il s’agit essentiellement d’un choix de société”. En l’occurrence, l’essayiste voit surtout dans les velléités du parti de Marine Le Pen une visée populiste. Et même une mesure revancharde, sous couvert d’économies budgétaires : “Le RN identifie l’audiovisuel public comme marqué à gauche et estime que l’Etat n’a pas à le financer”.
Quoi qu’il en soit, d’un point de vue économique, ces deux mesures ne tiennent pas la route. Commençons par l’hypothèse d’une renationalisation des axes opérés par Vinci, Eiffage et Sanef depuis les privatisations de 2006, sous le gouvernement Villepin. Autant de contrats de concession dont les échéances s’étalent entre 2031 et 2036, selon les cas. Les rompre coûterait plusieurs dizaines de milliards d’euros. En 2020, le rapport de la Commission d’enquête du Sénat précisait : “Prévu par les contrats de concession pour motif d’intérêt général, le rachat aurait un coût évalué par le ministère de l’Economie et des Finances entre 45 et 50 milliards d’euros”. Voilà de quoi calmer les ardeurs d’un Etat qui croule déjà sous la dette publique. Dans une interview au Parisien, la semaine dernière, le directeur général de Sanef Arnaud Quémard a enfoncé le clou : “Nationaliser coûterait cher et ne résoudrait rien […] Le système des concessions est le meilleur moyen d’entretenir et financer les autoroutes. C’est grâce à ce modèle qu’on a le meilleur réseau d’Europe, sans un sou d’argent public”.
Mauvaise gestion
Favorable, pour sa part, à une renationalisation des autoroutes, Maroun Eddé juge toutefois aberrant de ne pas attendre 2031 et la fin des premiers contrats. “Le RN ne parle que de nationaliser dans l’optique de diminuer le prix du péage, ce qui relèverait d’une mauvaise gestion. S’il est vrai que les prix des péages ont augmenté plus vite que l’inflation, mieux vaudrait stopper cette hausse et utiliser la manne existante pour la placer dans un fonds, de façon que ses retombées soient utilisées pour moderniser le secteur du transport et financer la transition écologique”, avance-t-il.
Les projets du RN dans la sphère des médias ne sont pas plus convaincants pour ceux qui savent lire les chiffres. Sur LinkedIn, le professeur à HEC Pascal Quiry a repris dans le détail les données financières de 2023. Le groupe France Télévisions a bénéficié l’an dernier de 2,4 milliards d’euros de subventions publiques – deniers venus compenser la suppression de la redevance en 2022. Le reste de ses recettes se compose de quelque 432 millions d’euros de revenus publicitaires. Au bout du compte, un résultat légèrement bénéficiaire de 14 millions d’euros. Dès lors, si France Télévisions va chercher 2,4 milliards d’euros de recettes publicitaires supplémentaires, cela lui octroiera “une part du marché de la publicité télévisuelle de 80 % avec seulement 29 % de l’audience.”, relève le professeur de finance. Absurde. Et Pascal Quiry poursuit : “Même si cet exploit était réalisé, ce qui reviendrait à priver Groupe TF1 et M6 de 90 % de leurs recettes publicitaires, France TV ne serait toujours qu’à l’équilibre”. Le tout dans un marché publicitaire en recul annuel de 1,4 %, loin des taux de croissance à deux chiffres des années 1980, quand TF1 a été privatisé. Dans ces conditions, on imagine difficilement une transaction à 3 milliards d’euros, le prix avancé par le député RN Sébastien Chenu.
Un prix nul pour France Télévisions
Le bureau d’analyse d’Oddo BHF n’est guère plus optimiste sur la faisabilité du projet. “Compte tenu de son positionnement local, France 3 nous semble invendable et pourrait être obligatoirement attachée à France 2, mais le prix serait alors très bas”, avance le spécialiste du secteur, Jérôme Bodin, dans une note sur le sujet. L’intensification de la concurrence née d’une privatisation de France Télévisions tirerait aussi la négociation à la baisse. “Nous ne serions pas surpris que les enchérisseurs proposent un prix nul pour certains, comme c’est parfois le cas pour les sociétés difficiles à restructurer”, ajoute-t-il. Jérôme Bodin élabore deux scénarios : celui d’une privatisation partielle, via la cession, par exemple, de France 2 ou France 5, “plus réalisable que la privatisation totale”. Ou bien un statu quo mais une réduction des coûts chez France Télévisions et Radio France. “En première approche, un mix de ces deux scénarios nous semble la perspective la plus crédible en cas de victoire du RN”, conclut l’analyste.
Qui serait susceptible de se porter volontaire ? TF1 et M6 pourraient faire figure de candidats au rachat, à ceci près que “leur capacité serait limitée par les dispositions anti-concentration puisqu’elles ont déjà cinq chaînes et ne peuvent en détenir plus de sept”, remarque Philippe Bailly, président du cabinet NPA Conseil. Impossible pour elles de reprendre l’ensemble de France Télévisions. Le spécialiste des médias évoque aussi ces “acteurs qui ont montré un goût pour l’audiovisuel ces derniers mois comme Rodolphe Saadé [NDLR : futur propriétaire de BFMTV], Xavier Niel ou Daniel Kretinsky [NDLR : anciens candidats au rachat de M6]. Ou encore des groupes étrangers comme celui de la famille Berlusconi, premier acteur privé en Espagne et en Italie, devenu premier actionnaire de Pro Sieben en Allemagne, et qui pourrait nourrir le projet d’un ensemble européen”.
Au-delà des comptes de France Télévisions, c’est toute une filière qui se retrouve menacée, pointe Philippe Bailly. “L’audiovisuel public a aussi pour mission de contribuer au rayonnement de la culture, avec au moins un programme dédié par jour en première partie de soirée et un minimum de 390 diffusions de spectacles vivants par an, explique-t-il. Il peut y avoir des effets de bord sur la filière – 150 000 emplois – puisque le groupe finance la production visuelle à hauteur d’au moins 440 millions d’euros par an, et le cinéma pour 80 millions d’euros minimum. En cas de privatisation, il y a peu de chances que le repreneur poursuive ces investissements au même niveau.”
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