Dans le petit milieu des communicants politiques, il existe une fable : le meilleur d’entre eux serait un… scénariste. Fascinée par la “Netflixisation de la politique“, concept assez tendance porté par l’essayiste Raphaël Llorca, une nouvelle génération “d’ingénieurs du chaos” s’est laissé emballer. Chacun s’est pris pour Baron Noir (Machiavel, c’est so XVIe…) et y est allé de son décryptage House of Cards style dans une novlangue d’initié : “Et là, cliffhanger, nouvelle séquence, le spin doctor provoque un coup d’Etat psychique…”. Bienvenue dans l’univers flatteur de la post-rationalisation.
Peut-on faire davantage fausse route ? La Netflixisation est un mauvais concept pour une mauvaise politique, un exercice intellectuel éloigné de la réalité stratégique ou opératoire – car le scénariste, deus ex machine à écrire, joue avec des personnages dont il maîtrise seul la destinée fictive quand le stratège – qui doit demeurer le politique – compose avec la réalité mouvante et le réel insondable.
Et il était assez burlesque de voir en avril dernier la Fondation Jean Jaurès mobiliser le ban et l’arrière-ban de l’expertise politique pour une analyse dédiée de la série La Fièvre, sans qu’aucune de ces éminences n’interroge la trame caduque de cet “objet pop-culturel”, inscrit dans cette structuration politique mitterrandienne qui vole en éclat sous nos yeux. Les pieds dans l’humus, il est bien difficile d’étudier ce biotope qui vous nourrit. En vérité, dans cette expérience de laborantin, pour brillante qu’elle soit, la Fondation Jean Jaurès ne dissèque-t-elle pas un insecte pour nous l’expliquer sans l’avoir regardé voler ? Cela prêterait à rire si cela ne nous conduisait dans une situation aussi… attendue.
On le sait, dans cette économie média de l’attention, pour gagner la guerre cognitive, la bataille des algorithmes, il faut provoquer la sidération pour saturer l’espace public. Un “lâcher de grenade”, comme s’en amusait notre Président en virée mémorielle à Oradour-sur-Glane. Après “Le Candidat”, dispensable format égocentré de la campagne 2022, Emmanuel Macron a donc acheté la nouvelle série dont il serait le héros : “La Dissolution”. Fallait-il déléguer la politique aux scénaristes ?
Chacun devra reprendre la place qu’il n’eût jamais dû quitter
Aussi bonne soit-elle, une “séquence” ne peut réparer une mauvaise stratégie. En l’occurrence, cette “série” ambitieuse est venue percuter une stratégie mitterrandienne hors d’âge, qui voulait que la gauche, depuis SOS Racisme et Touche pas à mon pote, agrée le périmètre des alliances possibles à droite. Mise en musique par le communicant Jacques Pilhan, à distance parce que “autrement tu deviens un courtisan” (sage précepte), cette stratégie permettait d’éperonner toute velléité majoritaire à droite en excluant de “l’arc républicain” une part croissante de son électorat, bouleversant à dessein le rapport de force. La suite, on la connaît : de vraies-fausses alternances animées par des politiques publiques où le commun l’emporte sur les divergences. Et depuis mai 1981, point de grand soir ou de grandes espérances…
Mais ça, c’était avant. Avec la dissolution, Emmanuel Macron voulait une clarification ? Il ne croyait pas si bien dire. Comme Camus l’affirmait : “Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde…” Voilà tout l’édifice stratégique mitterrandien et sa narration qui vacillent. Les mots retrouvent leur sens, les faits leur importance ; mouvement tectonique, nouvelle donne… Au grand bal des étiquettes, tout vole et les masques tombent. Le roi est nu, les courtisans sans fard, la comédie humaine révélée. Chacun devra reprendre la place qu’il n’eût jamais dû quitter : au politique la stratégie, le réel et la grande Histoire, aux communicants, à distance, le récit et son orchestration. Parce que, je ne voudrais pas vous spoiler – la réalité dépasse toujours la fiction.
* Pierre Vallet est un spécialiste de la communication digitale et de la communication de crise. Il est CEO et co-fondateur de Reputation Age, agence conseil en souveraineté stratégique. Dernier ouvrage collaboratif : Réenchanter Internet – 15 ans après le web 2.0, comment bâtir la vérité à l’ère des réseaux sociaux.
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