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La mue des entreprises du CAC 40 à travers les crises


“Chaos.” Le mot choisi par Camille Demarquilly pour décrire l’arrivée de la pandémie de Covid-19 est sans équivoque. “Nous sommes une entreprise globalisée. A ce moment-là, il n’y avait pas un point du monde où nous n’étions pas en difficulté”, se remémore le vice-président de la chaîne logistique de Michelin. Dès le 16 mars 2020 et l’entrée en confinement de la France, le groupe décide d’interrompre la quasi-totalité de sa production sur le territoire, mais aussi en Espagne et en Italie. Quelques jours plus tard, les sites implantés aux Etats-Unis et en Inde connaissent le même sort. En près de cent trente ans d’histoire, le fabricant de pneumatiques n’avait jamais connu pareille situation.

Très vite, les équipes de Camille Demarquilly se retrouvent propulsées au cœur des discussions stratégiques. Des cellules de crise sont mises en place, dont une au niveau du groupe animée par la direction de la chaîne logistique elle-même. “Nous avons eu un immense besoin de réactivité. Nous sommes passés d’un pilotage mensuel à hebdomadaire en nous rapprochant au plus près du terrain”, raconte le dirigeant. Il applique alors un plan en trois étapes : prévention, “avec des mécanismes qui permettent d’absorber le choc”, gestion, avec la création de ces cellules régionales, et enfin sortie de crise en “restaurant la performance”.

Des processus classiques lorsque le problème identifié est local. Mais lorsqu’il prend une dimension mondiale, cela change la donne. “Savoir qui réunir, déterminer quelles personnes sont malades, qui peut reprendre le poste de qui… Cela a entraîné des réflexions sur l’organisation”, reconnaît Camille Demarquilly. En l’espace quelques mois, la crise sanitaire va durablement transformer la manière dont Michelin appréhende sa division chaîne logistique.

Le début d’un changement de paradigme pour de nombreuses entreprises du CAC 40, en particulier dans les secteurs de l’industrie et du luxe. “La chaîne logistique est devenue extrêmement importante pour les entreprises, alors qu’elle était auparavant vue comme une fonction annexe. Les patrons de ces divisions sont aujourd’hui à de très hauts niveaux de direction”, assure Fabrice Bonneau, associé fondateur chez Argon & Co, un cabinet de conseil en stratégie opérationnelle.

Chez Safran aussi, la pandémie a bousculé les habitudes. “Historiquement, l’aéronautique est une activité de cycle long. Durant le Covid, nous avons connu un effondrement du trafic comme nous n’en avions jamais eu. Notre marché, mais également notre activité, risquaient d’être mis à l’arrêt. Des décisions ont dû être prises très rapidement, alors qu’il s’agit plutôt d’un secteur qui privilégie la réflexion dans la durée”, relate Marjolaine Grange, directrice groupe Industrie, achats et performance au sein du deuxième équipementier aéronautique mondial. Gérant habituellement leur chaîne d’approvisionnement de manière indépendante, les différentes filiales du motoriste ont travaillé main dans la main, avec un pilotage central.

Le Covid-19 ne fut que la première crise à gérer d’une longue série. Provoquée par une combinaison de facteurs, dont la hausse des commandes de produits électroniques pendant les différents confinements dans le monde, la pénurie de semi-conducteurs a donné du fil à retordre à de nombreuses entreprises. “Cette ressource n’était pas considérée comme critique jusqu’à la disruption des chaînes de valeur”, rappelle Damien Mariette, gérant du fonds CPR Invest – European Strategic Autonomy.

Dans l’automobile, l’impact fut majeur. Comme les autres constructeurs, Renault a traversé avec la pandémie une période totalement atypique. Dans un premier temps, “nous étions capables de construire des voitures autant que nous le voulions, mais nous n’avions plus aucun client”, se souvient Denis Le Vot, directeur chaîne logistique du groupe au losange. Avec les semi-conducteurs, la situation s’est inversée. “Nous avons payé cher la disponibilité des composants. Nous avions beaucoup de demande, mais pas assez de voitures.”

Dès 2018, Renault avait entamé la transformation de sa chaîne logistique pour passer à un modèle d’organisation end-to-end [NDLR : de bout en bout]. Le principe : pouvoir gérer toutes les étapes, du départ des pièces depuis le stock des fournisseurs jusqu’à la livraison du véhicule chez le client, de manière transversale. Le Covid-19 a joué un rôle d’accélérateur. “Nous avons passé notre temps à gérer des crises à extrêmement court terme, nous étions sans cesse en “war room”. Nous arrêtions une usine et nous perdions plusieurs milliers de voitures. Nous avons beaucoup appris durant cette période”, confie Denis Le Vot.

En interne, avec l’aide de Google et de la plateforme Shippeo, les équipes du constructeur français se sont mises “en mode start-up” pour développer un outil baptisé Control Tower. Cette technologie, nourrie à l’intelligence artificielle et aux algorithmes, permet de suivre en temps réel le parcours des 6 0000 camions qui prennent la route chaque jour pour livrer les usines en pièces en tout genre. “Avant, lorsqu’un véhicule de livraison était en panne, nous recevions un SMS avec les références manquantes”, explique Antoine Gatignol, vice-président Capacité et résilience de la chaîne d’approvisionnement.

Autre évolution majeure : Renault a acquis une bien meilleure connaissance des fournisseurs et des sous-traitants. Pour les localiser, le constructeur a effectué un long travail de collecte de données. Il recense pas moins de 5 000 sites de fournisseurs avec lesquels il est en relation directe et en identifie désormais 100 000 autres de rang 2, 3 et 4. Tout le système est constamment mis à jour avec les dernières données météo et le trafic routier de façon à réagir immédiatement en cas de problème. Une véritable culture de la data s’est développée dans les entreprises. “La capacité de l’adaptation de l’homme est assez impressionnante. En quelques jours, les grandes sociétés se sont mises à extraire des données, choses qu’elles n’avaient jamais réussi à faire auparavant”, remarque Fabrice Bonneau, d’Argon & Co.

Une technologie aujourd’hui cruciale pour réagir à d’autres chocs, comme en cas de catastrophe naturelle. Dernièrement, grâce à son système, la direction de la chaîne logistique de Renault a pu réagir de manière quasi immédiate lorsque les inondations en Slovénie d’août 2023 ont fortement endommagé l’usine de l’un de ses partenaires clés. Pour éviter des déconvenues dont la facture peut parfois se chiffrer à plusieurs dizaines de millions d’euros, le fabricant de matériaux Saint-Gobain a, sous la pression des crises successives, identifié les territoires où il ne disposait que d’une source unique d’approvisionnement. “Pour schématiser, nous pouvons utiliser une matière première qui coûte très peu, mais qui entre dans la composition de la moitié de nos produits. Si jamais elle provient d’un pays ou d’un fournisseur pour lequel nous n’avons pas de solution de secours, c’est très problématique”, pointe Rafael Anchustegui, vice-président des achats du groupe. Pour y remédier, la stratégie consiste à diversifier les sources d’approvisionnement à l’échelle locale, régionale et internationale. “Cela peut occasionner un petit surcoût, mais les risques évités sont énormes et l’on gagne en tranquillité.”

Impossible néanmoins de tout anticiper. Dans ce cas, “il faut être capable de réagir très rapidement”, reconnaît le dirigeant de Saint-Gobain. Récemment, des attaques des Houthis en mer Rouge ont largement perturbé le transport maritime via le canal de Suez. “Nous n’avons arrêté aucune usine et cela n’aurait pas été possible sans les outils digitaux”, affirme Antoine Gatignol, de Renault. Une chose est sûre, la chaîne logistique a gagné ses galons et se tient prête pour la prochaine crise.




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