Malgré le formidable élan de l’agriculture biologique, la filière vin souffre. Six millions d’hectolitres sont partis en distillation l’année dernière et une centaine de milliers d’hectares vont être arrachés, soit près de 15 % de la surface totale. La faute au désamour qui frappe le sang de la vigne en France : moins 70 % en soixante ans – les rouges étant plus à la peine que les autres. Pour conjurer l’inexorable tendance, les initiatives se multiplient. Comme, pour recouvrer la faveur des palais féminins et des milléniaux, casser les codes de la consommation jusqu’à élaborer des vins sans alcool. De quoi redonner des couleurs à notre viticulture ? Notre guide.
Les plus hautes instances du vin faisaient face à un dilemme depuis plusieurs mois. Devant le raz-de-marée de nouvelles cuvées à faible degré éthylique, voire sans aucun alcool, le comité national des Indications géographiques protégées viticoles a admis le principe, début avril, de pouvoir désalcooliser jusqu’à six degrés des vins sous IGP. En attendant le premier Pays d’Oc ou Val de Loire light, la question reste en suspens pour les AOC…
Mais à Montagne-Saint-Emilion, un satellite de la prestigieuse appellation bordelaise, le Clos de Boüard, dans la même famille que l’icône Angelus, consacre déjà un tiers de sa production au Prince Oscar : 85 % de merlot, 15 % de cabernet et 0 % d’alcool. La cuvée est née, en 2019, d’une demande des propriétaires qataris du PSG, pour être servie dans les loges.
La mode dite du “No Low”: avec ou sans alcool
Si la mode du “no-low” a pris le vignoble par surprise, ce dernier a réagi très vite. Le terme anglo-saxon, importé avec les opérations d’abstinence du Dry January, désigne des boissons “adultes” (vins, mais aussi spiritueux et cocktails) partiellement (low) ou totalement (no) désalcoolisées. Au pays des grands crus, les consommateurs se tournent avec curiosité vers ces substituts sobres dans un contexte de “déconsommation” qui dure depuis un demi-siècle : moins 60 % en soixante ans. Les Français se sont déjà massivement convertis à la bière 0 %. Alors pourquoi pas le vin ?
Le domaine de l’Arjolle, La Côte de Vincent et, surtout, la maison Chavin, numéro un du secteur, proposent depuis longtemps ce genre de bouteilles, compatibles avec les injonctions liées à la maladie, la grossesse, la religion, le sport ou le Code de la route… Mais cet engouement soudain concerne un public jeune et non contraint.
“Nos clients ont le palais fin et continuent de boire des crus classiques”, affirme le fondateur de la première cave sans alcool parisienne, en 2022. Selon Augustin Laborde, “20 % seulement des visiteurs du Paon qui Boit sont de réels ‘abstèmes’, tandis que la grande majorité d’entre eux sont des flexidrinkers qui gèrent leur consommation d’alcool : le soir, un jour sur deux ou seulement le week-end.” La boutique référence une centaine de vins : “On reçoit une nouveauté par semaine”, se réjouit le caviste. Avec des étiquettes à forte notoriété, tels Uby en Gascogne, Château La Coste en Provence (Nooh), les caves alsaciennes de Bestheim (Zero Limit) et Ribeauvillé (Rib0) : “Ces valeurs sûres contribuent à emporter l’adhésion des curieux.”
Le mouvement no-low a même son “grand cru” avec le Vintage de French Bloom, un effervescent millésimé blanc de blancs à base de chardonnay bio du Languedoc, élevé en fûts de chêne. Son prix : 109 euros le flacon. Il recèle incontestablement une certaine complexité avec des notes d’abricot sec, de fruits confits et de café grillé. “J’en vends 1 500 par an, plus que certains crus classés du Médoc”, confie un négociant bordelais, surpris mais admiratif.
Une option de remplacement
“Nous ne sommes pas anti-alcool”, affirme le créateur de French Bloom, Rodolphe Frerejean-Taittinger, par ailleurs producteur de champagne et de cognac. “Il s’agit plutôt d’une option de remplacement”, dont la création fut inspirée par la grossesse de son épouse Maggie (ancienne directrice du Guide Michelin) et leur amie la mannequin Constance Jablonsky. L’argument diététique revient souvent dans la promotion de ces flacons faibles en calories.
French Bloom, lancé en 2021 avec le soutien des grands noms du vin et des spiritueux Jean Moueix et Béatrice Cointreau, a vendu 300 000 effervescents blancs et rosés (30 euros) l’année dernière. La nouvelle cuvée Vintage, produite à 17 000 bouteilles, est l’aboutissement de quatre ans de recherches. Les qualités organoleptiques et les sensations restent le grand défi de ces nouvelles boissons. “Trop de gens désalcoolisent des fonds de cuve dont ils ne savent pas quoi faire alors qu’il faut créer une base spécifique. C’est parfaitement imbuvable, glisse Rodolphe Frerejean-Taittinger. On doit exagérer tous les paramètres d’acidité, d’oxydation et de boisé pour conserver du nez, de l’attaque, de la texture et de la longueur. Surjouer pour déconstruire.”
Avec sa gamme Moderato, Sébastien Thomas, un ancien de Pernod-Ricard, vise “des amateurs raisonnables, désireux de conserver le plaisir de ‘boire un coup’ autour du cérémonial de la bouteille.” Il a sélectionné du colombard pour les blancs et un assemblage de merlot et de tannat pour les rouges : “Des variétés très aromatiques au départ, avec une bonne acidité naturelle, et récoltées pas trop mûres pour limiter d’emblée le potentiel alcoolique.” Car tous les cépages ne résistent pas aussi bien au choc de la désalcoolisation – laquelle induit une perte de 60 à 80 % des arômes et de 20 % des volumes.
Il existe plusieurs techniques : l’osmose inverse, la distillation classique et, depuis peu, celle à basse température, de 32 à 35 °C, beaucoup moins agressive. Un système de captation des arômes naturels volatils permet de les réintégrer dans le produit – considérablement amélioré par cette nouvelle méthode. Longtemps, les pionniers du vin désalcoolisé ont dû envoyer leurs cuves en Allemagne ou en Espagne pour effectuer le traitement. Signe d’un nouveau marché qui s’ouvre : en quelques mois, quatre unités industrielles ont été mises en service en France, dont deux investissements de deux et quatre millions d’euros chez Bordeaux Families et Vivadour, des coopératives du Sud-Ouest ouvertes au travail à façon.
La filière, résignée à accompagner le mouvement
La filière, au départ agacée, désarçonnée, semble résignée à accompagner le phénomène en regardant le verre à moitié plein : un remède potentiel à la surproduction et une manière de convertir un nouveau public… “Il ne s’agit pas d’une simple mode : c’est une tendance de fond de déconsommation. Et on ne peut pas aller contre le marché”, constate Samuel Montgermont, président de Vin et Société, lobby français de la filière. Alors que, aujourd’hui, le 0 % radical intéresse plus que les titrages intermédiaires, il s’attend à une petite remontée de l’éthylomètre, passé l’effet de la nouveauté.
“Je comprends cette attirance pour des boissons sans alcool qui méritent quand même un verre à pied, affirme le vigneron bordelais Jacques Lurton. Mais je ne comprends pas que tant d’acteurs traditionnels s’y engouffrent”, se rebiffe cette figure de Pessac-Léognan, inquiet du mélange des genres. “Cet amalgame est très dangereux pour nos appellations. Elle menace l’aboutissement d’une histoire millénaire. On exploite notre image pour vendre quelque chose de tout autre.” Le président du groupe familial André Lurton redoute (ou espère…) “un engorgement » sur ce qui reste « un marché de niche”.
Les amateurs devront mettre de côté leurs critères habituels. Nonobstant la chaleur de l’alcool, certains flacons, surtout effervescents, ne manquent pas de qualités – fruité, amertume, acidité, fraîcheur – quand on recherche une boisson inoffensive et néanmoins festive.
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