La Mort du roi Tsongor, de Laurent Gaudé. Goncourt des lycéens 2002. Une épopée formidable inspirée de la mythologique guerre de Troie de l’Iliade d’Homère, ramassée en 204 pages, que Stan, 15 ans, en seconde, n’avait évidemment pas lue. Sa prof en attendait un compte rendu pour le lendemain. Alors qu’il raconte l’anecdote, somme toute classique, on lui demande pourquoi il ne s’est pas exécuté plus tôt. Dans ses pupilles semblent défiler mille et une activités plus importantes que ses devoirs quand on a cet âge : copains, sport, jeux vidéo peut-être. Il hausse les épaules et souffle : “Je savais que je pouvais compter sur ChatGPT pour le faire à ma place.”
Le chatbot créé par l’entreprise OpenAI, dévoilé en novembre 2022, s’est rapidement imposé comme l’allié des élèves du monde entier. Facile, il est un mix de tous les outils qui ont donné des sueurs froides aux enseignants depuis cinquante ans : la calculatrice programmable, puis Internet, et notamment Wikipédia. En mieux, car accessible depuis un smartphone, dont on se dote aujourd’hui, en moyenne, entre 11 et 13 ans. ChatGPT s’exécute benoîtement, formule en dix secondes une réponse structurée, bien écrite. En apparence, réfléchie. L’arme atomique des devoirs maison. L’IA générative est donc là pour le meilleur : adieu la honte de l’exercice pas réalisé dans les temps – parfois pas du tout. Mais aussi pour le pire : Stan ne s’est pas rendu compte que l’IA lui a soufflé quelques bêtises sur la mort du roi Tsongor. Sa prof, en revanche, si.
Raconter l’histoire des jeunes et de l’intelligence artificielle générative ne peut se faire hors du contexte scolaire. “C’est le premier usage”, renseigne une étude intitulée Born AI et menée par l’agence Heaven, qui a interrogé des ados de 15 ans et des jeunes adultes jusqu’à 21 ans. Mêmes conclusions pour une autre étude, de Milan Presse, auprès de 1 000 personnes âgées de 13 à 17 ans. Un autre sondage, du pôle universitaire Léonard de Vinci, livré au printemps, est sans appel chez les plus vieux de la génération Z – jusqu’à 27 ans : “99 % des étudiants utilisent l’IA.” Face au risque de triche, des établissements comme Science Po ont sévi : tolérance zéro. Encore cette année, Matthieu Le Crosnier, ingénieur pédagogique à l’université de Caen, a constaté “une augmentation des conseils de discipline” en raison des usages de l’IA générative. “C’est tabou, ChatGPT n’est pas encore considéré comme un outil”, déplore Louna, 19 ans, étudiante en sciences politiques. “Dans ma classe, s’en servir est sanctionné par un zéro, voire une heure de colle”, témoigne Salomé, 15 printemps, dans un lycée près de Paris. Les profs sont sur les dents. On peut les comprendre.
La triche scolaire dopée à l’IA
TikTok fourmille de recommandations d’outils qui aident à paraphraser ChatGPT en reformulant son propos, afin de ne pas être débusqué. Des dizaines d’outils, parfois gratuits, comme Photomat ou Gamma, permettent de résoudre des problèmes de maths complexes en les prenant simplement en photo, ou de réaliser des exposés avec une simple requête – un prompt. Des abonnements payants, à l’instar de celui d’OpenAI, apportent également de meilleures réponses. Le concours Lépine de la triche n’est jamais fini. Le jeu du chat et de la souris bat son plein. “Les étudiants pensent que les profs ne connaissent rien au sujet de l’IA générative, et les profs estiment que les étudiants ne font que l’utiliser sans se préoccuper des conséquences”, résume Alain Goudey, expert de la transformation numérique, qui a supervisé une étude à paraître sur les visions qu’a chaque camp de leurs usages de l’IA. “C’est, en réalité, beaucoup plus subtil que ça”, glisse-t-il dans un sourire.
Car la vague d’IA générative a aussi emporté les profs. “Récemment, pour une formation sur le sujet, nous étions 350 inscrits. Dix fois plus que la normale”, commente Cécile Cathelin, professeure de lettres dans un établissement d’Indre-et-Loire. Cette technophile convaincue a transformé le cadre de son cours pour laisser une place à ChatGPT – sous réserve de citation. Pour elle, l’IA générative a d’excellentes vertus éducatives. “La technologie a remis au centre le brouillon, le premier jet. Pour beaucoup d’élèves, ça n’existait plus, tout était fait de suite, à l’arrache.” Lorsqu’elle mène des oraux ou corrige des copies, Cécile Cathelin remarque que les introductions ressemblent de plus en plus à celles d’un ChatGPT. “Ce n’est pas de la triche”, note-t-elle, puisqu’ils n’ont pas accès à leur téléphone durant l’examen. Cela ne l’agace pas vraiment. “Les candidats reprennent juste cette manière assez consensuelle de contextualiser et de poser des informations de base au début de leur démonstration.” Dans les règles de l’art, en somme. “ChatGPT leur donne un petit supplément de confiance : ça les rassure sur la structure à fournir. Ils se disent : “Je vais dans le bon sens”. Et ce n’est pas rien pour cette génération très angoissée par ses notes et le système Parcoursup. S’ils n’ont pas au-dessus de 15 sur 20, c’est parfois vécu comme un drame”, conclut Cécile Cathelin.
Les jeunes, eux-mêmes, utilisent ChatGPT et l’IA générative de manière plus intelligente et précise qu’au tout début. “Je m’en sers pour synthétiser des consignes, trouver des idées, faire des fiches de synthèse pour les examens ou encore générer des questionnaires de révision”, indique Victor, 20 ans, dans le supérieur. Certains lui donnent le rôle du prof ou de l’examinateur. “Quand j’ai un contrôle, je mets mon cours dans ChatGPT et je lui demande de me poser des questions dessus au hasard”, confie Louna. “Ce qui m’a le plus bluffé, c’est leur facilité à s’approprier l’IA générative. De voir, aussi, à quel point leur manière de travailler était différente de celle qu’on peut imaginer, note Emmanuel Berne, directeur de l’agence Heaven, qui a mené les entretiens de l’étude Born AI. Ils interagissent jusqu’à obtenir ce qu’ils veulent. J’ai discuté avec une jeune fille qui formulait des requêtes de deux pages à la machine. C’est conséquent.”
ChatGPT répond aux questions qu’on “n’ose pas poser aux parents”
Cette agilité s’explique : l’école n’est plus le seul lieu d’expérimentation de l’IA générative. “Quand on a un débat sur un sujet, on demande à ChatGPT ce qu’il en pense”, affirme Céleste, une autre lycéenne de 15 ans. Notamment sur l’actualité. Dans les téléphones, le réseau social Snapchat, ultrapopulaire chez les ados et les jeunes adultes, embarque un chatbot baptisé MyAI. A la mi-2023, plus de 10 milliards de messages lui avaient été envoyés à travers le monde : des demandes de conseils sur les vêtements à porter, des questions sur les nouvelles saisons de Stranger Things, des millions de requêtes sur comment jouer de la guitare et écrire des chansons.
Parmi les sondés par Heaven, Joséphine, 17 ans, a demandé à MyAI de lui choisir, entre deux “plans”, sa soirée de nouvel an. L’IA l’a aidé à trancher ce “gros dilemme”. “Les plus jeunes commencent à déléguer à l’IA certaines décisions”, commente Emmanuel Berne. “Dans ma vie personnelle, j’utilise Copilot [un outil d’IA développé par Microsoft] pour me suggérer des idées de projets informatiques à développer, de livres à lire durant mon temps libre ou de cadeaux à offrir à mes proches”, indique Yilizire, étudiante en cybersécurité. Sage. Mais l’IA a aussi cette faculté de pouvoir répondre à “des questions qu’ils n’oseraient pas poser à leurs parents, sur la sexualité, l’actualité”, expose Axelle Desaint, directrice du pôle éducation au numérique du programme Internet sans crainte. De l’intime. En menant son étude, Emmanuel Berne, chez Heaven, a ainsi aperçu un ado demander à l’IA : “Comment s’excuser après avoir tapé quelqu’un ?”. Sur des plateformes comme Character.ai, des jeunes dialoguent avec des IA qui endossent des personnalités variées, du psychologue attentif au coach de drague survolté.
“ChatGPT prépare mes entraînement sportifs”
Mathis, 23 ans, étudiant en école de commerce, s’étonne d’ailleurs de parler à ChatGPT comme à un ami. “Je suis extrêmement poli avec lui”, s’amuse-t-il. L’IA générative est vite entrée dans sa vie en l’assistant dans ses besognes, même les plus personnelles. “J’ai écrit une lettre d’amour à une fille”, explique-t-il, regrettant toutefois le résultat quelque peu formaté : “C’était cramé que ça ne venait pas de moi.” Beaucoup ont aussi utilisé la génération d’images, pour donner vie à leurs idées, créatives ou simplement farfelues. “Comment Picasso représenterait Paris de nos jours ?”, a prompté un garçon interrogé par L’Express. Un autre : “A quoi ressemblerait un pancake à 1 million d’euros ?”. D’après l’étude menée par Milan Presse, un quart des 13-17 ans ont déjà créé des photos ou des vidéos amusantes avec l’IA, parfois via des filtres, présents sur Snap ou TikTok. Mathis, lui, a profité d’un outil pour supprimer son ex de certaines photos, en deux temps, trois mouvements. Car si l’IA génère, elle permet d’effacer, aussi.
Difficile de savoir précisément quelle place elle occupe désormais dans la sphère personnelle de cette génération. “En public, beaucoup ne veulent pas reconnaître qu’ils utilisent l’IA générative”, estime Alain Goudey. L’étude Born AI révèle que la tranche des 18-21 ans ouvre une application d’IA générative une fois par semaine en moyenne. 1 sur 5 le fait déjà tous les jours. Une chose est sûre : plus l’on grimpe au sommet de la “GenZ”, les 15-27 ans actuels, plus l’usage est assumé, essentiellement à visée “pratique”. Emma vient de terminer ses études et travaille comme assistante en relations presse, près d’Angers. Au quotidien, elle pousse régulièrement la porte d’une salle de fitness voisine. Son nouveau coach s’appelle ChatGPT. “C’est lui qui conçoit mes plannings, mes objectifs, selon les parties du corps que je veux travailler”, détaille-t-elle, non sans avouer qu’on s’est un peu moqué d’elle au début. Mickaël, 27 ans, a déjà demandé à l’IA de lui faire des listes de course et de lui suggérer des idées de repas calquées sur ses habitudes alimentaires. Elle l’aide aussi à mettre en forme les messages qu’il envoie à sa communauté de gamers.
“Ne pas utiliser l’IA, c’est un peu comme ne pas savoir parler”
Ce sont ces jeunes, déjà rodés, qui apportent l’IA générative sur leur lieu de travail. Au départ, en catimini. “L’an dernier, je faisais un stage au sein d’une célèbre chaîne de télévision. Je devais écrire des textes qui allaient passer à l’antenne. Comme ChatGPT était encore un peu niche, je me suis permis de l’utiliser, sans le dire à personne bien sûr. On m’a dit que ma prose était super”, s’esclaffe Mathis. L’utilisation de l’IA en entreprise évolue cependant vers quelque chose de plus cadré. Emma a créé un tutoriel pour expliquer le fonctionnement de Midjourney à ses collègues. Et milité, avec succès, pour que des formations au prompting soient mises en place.
“La GenZ attend des entreprises qu’elles se soient déjà adaptées aux innovations, et en particulier à l’intelligence artificielle. Ils ont compris que c’était la fin des hard skills, bientôt remplacées par l’IA, et ils tendent à développer d’autres compétences, humaines en particulier, que la machine ne pourra pas remplacer. Ils cherchent à travailler non pas contre, mais avec la machine, en complémentarité”, décrypte Elodie Gentina, docteur en sciences de gestion et auteure de plusieurs ouvrages sur cette génération et son rapport au travail. Charlotte, 25 ans, dans la communication et le marketing, opère ainsi avec son collègue ChatGPT. “Je bosse en trois langues différentes. L’IA générative est en permanence ouverte sur mon ordinateur. J’ai un abonnement payant à ChatGPT. Ce dernier me permet de traduire, vérifier si mes textes sont corrects, sans faute, parfois de faire des comptes rendus de réunion. C’est une petite main quotidienne, qui me permet d’être beaucoup plus efficace et de me concentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée.” Auprès de L’Express, quelques jeunes ont admis développer une activité en parallèle de leurs études ou de leur premier job, grâce à l’IA générative et ses capacités de traduction, de création de concepts ou de contenus. “Avec la GenIA, on peut construire des produits complets et ne plus vendre seulement des services”, souligne Nicolas Fayon, dirigeant de l’entreprise de portage salarial Jump, qui accueille de plus en plus de profils de ce type.
Il existe bien sûr des réfractaires à l’IA. Mathilde, 23 ans, ne s’en est jamais servie. “J’ai la flemme d’apprendre à prompter et pas l’envie de servir de cobaye ou de base de données.” Tout en ayant conscience que la vague risque de la submerger : “C’est en train de s’installer dans nos mœurs. Ne pas l’utiliser, c’est un peu comme ne pas savoir parler.” La jeune génération ne regarde en tout cas pas l’IA générative de manière béate. “Cette technologie nous sera vraiment utile lorsqu’elle pourra dire : ‘Non, je ne sais pas'”, dit Louna. Ou qu’elle avouera n’avoir pas vraiment lu La Mort du roi Tsongor.
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