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Politique, culturelle, médiatique… Les ressorts d’une crise multiple, par Anne Rosencher


Au premier tour des législatives, 10,6 millions de Français ont voté Rassemblement National. 10,6 millions. Mais, de grâce, ne parlons plus de “séisme” : depuis le 21 avril 2002 et l’arrivée de l’extrême droite au second tour de la présidentielle, cela fait vingt-deux ans que toute la panoplie du vocabulaire sismique y est passée. Election après élection, nous avons volé de “tremblement de terre” en “tsunami”, avec l’impression sans cesse réitérée que les représentants des partis traditionnels – aux mines si graves les soirs de scrutin – oubliaient dès le lendemain la réalité de ces alertes. Soit par désinvolture électorale (ils misaient sur un hypothétique “plafond de verre” qui écarterait à jamais le lepénisme du pouvoir). Soit parce que beaucoup de ceux qui font le débat public s’en retournaient, “une fois le séisme passé”, dans un îlot sociologique où l’on ne voit pas grand-chose des ressorts qui gonflent le vote RN depuis des décennies.

L’étiage inédit de ces 10,6 millions d’électeurs au premier tour d’un scrutin indique que ces motifs sont désormais nombreux et puissants. Certains des vieux ressorts hérités du Front national travaillent encore : beaucoup de citoyens ont pu témoigner, ces trois dernières semaines, d’une libération de la parole et de menaces racistes, comme si la perspective de l’arrivée du RN au pouvoir en galvanisait l’expression. Il faut le voir, le dire, le dénoncer, et le combattre à toute force.

Surplomb moral et intellectuel

Ce ressort-là ne saurait expliquer cependant les 29,25 % de ce premier tour des législatives, ni le fait qu’en valeur absolue, les voix du RN ont plus que doublé depuis l’édition de 2022. C’est qu’au fil des années, le parti lepéniste a pris un à un les sujets qui tourmentent une majorité de citoyens, puis les a labourés, labourés, et encore labourés. Sans se soucier d’une quelconque faisabilité. Sans s’encombrer de constance, changeant ses promesses et son programme au gré des années, des mois et même des jours… Opportunisme. Démagogie. Mais les arguments pour le dénoncer sont devenus inaudibles. Et aujourd’hui, une certitude vient hanter la crise de nerfs dans laquelle notre nation est plongée : si les partis traditionnels, tout à leur surplomb moral et intellectuel, n’avaient pas laissé au RN le monopole de certains sujets, nous n’en serions pas là.

La faute est historique. Celle de ceux qui gouvernent le pays depuis quarante ans. Celle de la gauche, qui a abandonné en rase campagne une partie de son électorat de toujours. Souvenez-vous. En mai 2011, le think tank Terra Nova mettait des mots sur une stratégie en réalité engagée depuis des années, et recommandait au parti de Jaurès de changer de cœur de cible : “Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socio-économiques, […] qui défend le passé contre le changement, la France de demain, avant tout unifiée par les valeurs culturelles et progressistes est, elle, tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. Surtout les diplômés, les jeunes et les minorités.” A sa publication, la note avait fait scandale. Mais dans les faits, ce qu’elle préconisait est advenu. Et treize ans plus tard, la gauche dominée par La France insoumise est un véritable repoussoir dans la France populaire rurale ou périurbaine.

Le tombeau de la gauche populaire et républicaine

Au lendemain des législatives de 2022, le communiste Ian Brossat constatait déjà sur le plateau de C ce soir : “En porte-à-porte, dans mon XVIIIe arrondissement de Paris, l’accueil avec l’étiquette Nupes a été formidable. Mais Fabien Roussel, lui, me disait : “Tu ne peux pas imaginer combien c’est dur à Saint-Amand [NDLR : dans le Nord]. Au point que sur mes tracts, je ne mets pas l’étiquette de la Nupes parce que sinon je vais perdre.”” Nous sommes deux ans plus tard. Et Fabien Roussel vient d’être battu par le candidat lepéniste dès le premier tour. Autre symbole : en Picardie, sur les terres où il est pourtant très implanté, François Ruffin est en grande difficulté, derrière le candidat RN. Dans un récent reportage de TF1 qui le suivait en campagne, on entendait des électeurs lui demander, méfiants : “Mais vous n’êtes tout de même pas avec Mélenchon ?” Force de l’image : c’est accompagné d’une Rima Hassan en keffieh que le leader de La France insoumise s’est présenté dimanche soir sur l’estrade pour sa déclaration officielle. Voilà qui n’aidera pas Ruffin. Les anciens bastions industriels sont le tombeau de la gauche populaire et républicaine.

Il faudra, enfin, réfléchir au-delà de la politique. Car la crise des représentations que nous traversons la déborde largement. Cette crise est aussi culturelle, et même médiatique. Dans les missions qui incombent à la presse, figurent bien sûr celle d’enquêter pour informer, mais aussi une mission plus “méta” : celle de représenter ; d’être un “corps intermédiaire”. Si nous voulons justifier de notre existence face au flot spontané d’Internet, son contenu non trié, non vérifié, et hiérarchisé par la seule grâce d’algorithmes dopés à l’émotion, les médias doivent plus que jamais investir les fondamentaux de leur mission. Proposer une information fiable, et faire s’exprimer différents points de vue et diagnostics de la société. Cela va parfois à l’encontre d’intuitions commerciales (conforter son lectorat) ou à l’encontre de certains biais sociologiques. Mais c’est la condition pour remplir notre mission démocratique.




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