Dimanche 7 juillet, 20 heures. La surprise est de taille pour les électeurs, qui découvrent en direct la nouvelle composition de l’Assemblée nationale. Contrairement aux prévisions des instituts de sondage, qui plaçaient le Rassemblement national en tête de ces élections législatives, sans majorité absolue mais devant le Nouveau Front populaire, lui-même suivi de la majorité présidentielle (Ensemble), c’est bien l’union de la gauche qui a finalement tiré son épingle du jeu, en envoyant 182 députés dans l’hémicycle. Le RN et ses alliés, quant à eux, n’obtiennent que la troisième place avec 143 sièges, derrière Ensemble, que les électeurs ont hissé à la deuxième place avec 168 sièges.
Tout au long de l’entre-deux tours, au fil des désistements et en prenant en compte les différents scénarios des triangulaires, les instituts de sondage ont tenté de fournir des projections précises de la future Assemblée nationale. Leurs simulations – qui ne se sont finalement pas vérifiées dans les urnes -, largement reprises sur les réseaux sociaux et commentées dans les médias, ont-elles eu une influence sur le vote des électeurs, notamment contre le RN ? Brice Teinturier, politologue et directeur général délégué d’Ipsos France, analyse pour L’Express les conséquences des enquêtes d’opinion sur le vote des Français.
L’Express : A quel point les sondages ont-ils pu influencer le vote des Français contre le RN pour ce second tour des élections législatives ?
Brice Teinturier : Pour cette élection, on peut justement tirer la conclusion que les enquêtes d’opinion et les simulations en sièges n’ont pas vraiment influencé les électeurs. Dès dimanche 30 juin au soir, après le premier tour et avant même que l’on prenne en compte les retraits éventuels des triangulaires, nos estimations indiquaient qu’il n’y aurait pas de majorité absolue du RN. Après les retraits de certains candidats, nous avons confirmé et amplifié ce message : je n’ai cessé de dire, partout dans les médias, que cette idée du RN aux portes du pouvoir était une idée fausse. Sur le nombre de sièges potentiellement gagnés par le RN, que nous estimions en fourchette basse à 175, j’ai également alerté sur le fait qu’une cinquantaine de circonscriptions pouvaient se jouer à un point près, et qu’il fallait donc prendre ces projections avec des pincettes.
Pour autant, la perception des Français sur la menace immédiate que représentait le RN n’a pas changé. Ils n’ont pas vraiment entendu ce que disaient les simulations électorales sur le sujet et sont restés sur l’idée qu’il existait un risque majeur de majorité absolue pour le RN, et le front républicain contre le parti s’est alors considérablement amplifié. Je souligne par ailleurs que le RN n’a pas disparu : il est au contraire en pleine expansion, avec 142 sièges au total, et je ne pense pas que ce soit les simulations de sièges et les sondages qui ont provoqué un tel engouement des électeurs.
Quels sont justement les autres éléments qui pourraient expliquer, selon vous, le succès du “barrage” contre le RN ?
Je pense que c’est plutôt le résultat du premier tour, avec plus de 10,5 millions de voix pour le RN, qui a marqué les électeurs et amplifié le vote pour un front républicain. En parallèle, les Français ont pu constater durant l’entre-deux tours que le RN n’était pas prêt, en observant les difficultés de certains candidats qui ont déserté les débats et les plateaux, montré une certaine incompétence, ou tenu des propos racistes, antisémites ou xénophobes. Cela a fissuré la respectabilité que Marine Le Pen tentait de construire autour de son parti. D’un côté, les électeurs de gauche ont senti un réel danger et se sont mobilisés plus que jamais, tandis que les électeurs de droite ou de centre droit ont hiérarchisé les dangers, et préféré “faire barrage” au RN. C’est ce qui explique pour moi, bien plus que les sondages, cette puissance du front républicain au second tour.
Au-delà de cette élection, l’éventuelle influence des sondages dépend-elle du type de scrutin ?
Les effets des sondages ne sont pas mécaniques, et ne sont pas les mêmes en fonction du type de scrutin et du contexte politique. Sur la fin de la campagne présidentielle de 2022, une partie des électeurs ont pris en compte les sondages et ont ainsi réalisé un “vote utile” pour Jean-Luc Mélenchon, qui a su en tirer profit en se plaçant comme seul candidat légitime à gauche. Des électeurs de Yannick Jadot (EELV), ont ainsi pu basculer durant la présidentielle pour Jean-Luc Mélenchon – ce qui explique d’ailleurs son bon score au premier tour [NDLR : 21,95 %]. En revanche, le front républicain n’a pas marché aux législatives de 2022, parce que le RN était alors relativement faible. Même s’il a fini avec un score historique de 89 députés, cela n’avait rien à voir avec ce qu’on vient de connaître en 2024 – personne à l’époque ne craignait que le RN finisse avec une majorité.
Le “vote utile” et le “front républicain” que vous évoquez fonctionnent-ils uniquement contre le Rassemblement national ?
Tout dépend de la menace immédiate perçue par les Français ; pour cet entre-deux tours, il s’agissait du RN, et non d’un autre parti. Il faut prendre en compte le contexte médiatique et politique : le RN venait de réaliser un score historique de plus de 30 % aux élections européennes, puis de mobiliser 10,5 millions de voix au premier tour des législatives. Malgré une relativisation assez rapide d’une possible majorité absolue pour le parti, la perception de la menace s’est donc cristallisée autour du RN. Si, demain, vous aviez pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, l’idée que LFI pourrait obtenir une majorité absolue à elle seule – ce qui n’était pas le cas pour ce scrutin – vous auriez également un vote barrage contre LFI, dont le programme politique peut inquiéter certains électeurs. La perception d’un parti clivant “aux portes du pouvoir” joue énormément.
Tous les électeurs regardent-ils les sondages ?
Les électeurs qui suivent les sondages sont ceux qui s’intéressent le plus à la politique, ce sont ceux qui suivent attentivement la campagne électorale. Cela dépend aussi beaucoup de l’offre politique. Les candidats eux-mêmes s’appuient d’ailleurs sur les enquêtes d’opinion, soit pour dire qu’elles sont fausses quand ça ne va pas dans leur sens, soit pour s’en servir positivement. On a un bon exemple avec Jean-Luc Mélenchon en 2022, qui utilise les sondages pour expliquer que le vote utile, c’est lui.
Au-delà de l’utilisation des enquêtes d’opinion par les personnalités politiques elles-mêmes, quel est le rôle des médias dans l’exploitation de ces sondages ?
Il y a hélas certains médias qui utilisent les résultats des sondages en les déformant ou en ne les comprenant pas, ce qui peut produire certains effets chez les électeurs. Par exemple, quand nous ne cessons de dire que le RN n’aura pas de majorité absolue, et que nous pointons un possible rééquilibrage des sièges, tout en assortissant nos prédictions de nombreuses précautions, mais que le discours et la petite musique ambiante restent ceux d’un RN aux portes du pouvoir. Nous avons eu du mal, dans cet entre-deux tours, à être écoutés sur la prudence nécessaire vis-à-vis des estimations de sièges du RN.
Source