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Jimmy Carter et Bob Dylan, amis pour la vie : “En écoutant ses disques…”

Dans un pays polarisé comme les Etats-Unis, la musique populaire – pop, rock, folk, jazz, country, rap – reste le dernier langage commun des républicains et des démocrates. La Maison-Blanche s’est donc toujours intéressée à ses stars : Frank Sinatra, Elvis Presley, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Kanye West, Taylor Swift et d’autres. Avant l’élection du 5 novembre, L’Express vous raconte, en huit épisodes, l’histoire des couples improbables formés par les bêtes de la scène musicale et les animaux politiques présidentiels. Des duos très pop’n’pol !

EPISODE 1 – Kennedy et Sinatra : une bromance épique, une rupture fracassante

EPISODE 2 – Elvis Presley et Richard Nixon : cette folle entrevue entre le “King” et le président

Il fut un temps, bien avant le “Never Ending Tour”, où Bob Dylan ne donnait plus de concerts. Trop d’hystérie autour de ses prestations, de ses chansons, de sa personne, du mythe qu’il incarne alors aux yeux de la jeunesse – un prophète de la contre-culture –, tout ceci l’exaspère. Sa tournée nord-américaine du début 1974, après huit ans passés loin de la scène, suscite un enthousiasme considérable pour ses nombreux admirateurs. Parmi eux, trois jeunes hommes et leur père, un planteur d’arachide de 49 ans convaincu qu’il pourrait devenir le prochain président des Etats-Unis, Jimmy Carter.

Pour l’heure, il est gouverneur de Géorgie. Et ce 21 janvier, à l’issue du premier des deux concerts programmés dans sa ville d’Atlanta, auquel il a assisté avec les siens, il reçoit dans sa résidence, lors d’une fête, Dylan et ses musiciens de l’époque, le groupe The Band. “Mes trois fils mourraient d’envie de le rencontrer”, explique Carter dans un film de 2020, Jimmy Carter, le président rock’n’roll. C’est grâce à eux qu’il a découvert Dylan, dont il passe lui aussi les chansons en boucle. “Quand j’ai rencontré Jimmy, il m’a cité mes paroles, raconte le chanteur dans le documentaire. Il a su me mettre à l’aise et manifestait un amour sincère pour ce que j’avais fait.”

Entre le démocrate et le chanteur engagé, l’échange ne s’arrêtera pas. “Le soir de sa venue, nous avons eu l’occasion de parler de sa musique, des temps qui changent [une référence au morceau The Times They Are a-Changin’] et des émotions refoulées des jeunes”, explique le futur président au magazine Playboy en 1976. Surmontant sa timidité, Dylan demande également à avoir “une conversation privée”, rapportée quatre décennies plus tard par Carter : “Il m’a interrogé sur ma foi chrétienne et ses principes.” L’artiste pense-t-il déjà à se convertir à l’évangélisme, la religion de son hôte ? Ce sera fait en 1979.

En 1977, Pierre Salinger décrivait une journée type à la Maison-Blanche sous la présidence de Jimmy Carter.

Nombreux sont les présidents américains à avoir noué des liens avec des musiciens. Aucun ne peut revendiquer, comme Jimmy Carter – aujourd’hui âgé de 99 ans et en soins palliatifs depuis un an et demi –, s’être entendu si bien avec autant d’entre eux, dont cette légende vivante du rock’n’roll, Bob Dylan, qu’il présente comme “l’un de [ses] meilleurs amis”. Carter revendique publiquement l’influence du chanteur, trois mois à peine après leur première rencontre, lors d’un discours à l’université de Géorgie devant des avocats et des magistrats : “L’autre source de ma compréhension [après le théologien Reinhold Niebuhr] de ce qui est bien et mal dans cette société est un ami à moi, un poète nommé Bob Dylan. En écoutant ses disques […], j’ai appris à apprécier la dynamique du changement dans une société moderne.”

“Mais merde, qu’est-ce que je viens d’entendre ?”

Puis il explique, toujours lors de la même prise de parole, n’avoir jamais mieux “réalisé la relation qui existe entre le propriétaire terrien et ceux qui travaillent dans une ferme” qu’en écoutant la chanson Maggie’s Farm (“La Ferme de Maggie”). Dans l’auditoire, un reporter du magazine Rolling Stone, qui accompagne Ted Kennedy – frère des défunts John et Robert Kennedy –, n’en revient pas qu’un politicien de ce rang prenne Dylan comme référence. “Mais merde, qu’est-ce que je viens d’entendre ?”, souffle Hunter Thompson – pape du gonzo journalisme et auteur de Las Vegas Parano – dans l’article qu’il consacre au candidat Carter, Jimmy Carter et le grand acte de foi (inclus dans le recueil Dernier Tango à Las Vegas, Ed. Tristram). Quelques lignes plus loin, le journaliste ajoute : “J’ai alors décidé que Jimmy Carter me branchait.”

Cet engouement pour Carter anime également Gregg Allman, le leader du groupe The Allman Brothers Band, très en vogue ces années-là. Il arrive en retard à la fête donnée après le concert de Dylan et s’adresse “à un type sur le porche de la résidence avec un vieux jean troué, sans chemise”. Il s’agit de Carter lui-même, qui a retiré sa tenue de soirée. Nouveau coup de cœur d’un rockeur : “Il était cool, il appréciait notre musique, il était authentique, on est devenus amis”, a raconté le chanteur et guitariste installé en Géorgie et originaire, comme Carter, du Sud profond.

Ce lien prend rapidement une tournure politique. Au poste de gouverneur, Jimmy Carter (1971-1974) a succédé à Lester Maddox, un défenseur de la ségrégation se vantant de chasser les Noirs avec un manche de pioche. Carter incarne, lui, un “nouveau Sud”, avec de la place pour les Blancs et les Noirs, dont il apprécie toutes les musiques. C’est en particulier le cas du gospel, découvert dans les églises afro-américaines, dont il aime la ferveur religieuse, car elle résonne en lui. Né dans un comté où les descendants d’esclaves sont majoritaires, mais dans un Etat où ils souffrent du racisme, le Sudiste renvoie une image d’ouverture et d’intégrité qui fait mouche chez les progressistes et au-delà, après les mensonges des années Richard Nixon.

Carter ouvre la Maison-Blanche aux musiciens

Décidés à le soutenir, les Allman Brothers et d’autres groupes montent sur scène pour financer la campagne de Carter et le faire connaître. “Les jeunes se sont dit : si les Allman Brothers aiment bien Carter, on peut voter pour lui”, s’en amuse Carter dans le film consacré à cette épopée. Cela marche si bien que l’un de ses adversaires à la primaire démocrate, Jerry Brown, monte à son tour des concerts pour lever des fonds, avec les Eagles – mais sans leur mégatube Hotel California, sorti en 1977. Peine perdue, Carter l’emporte. Lors de son investiture par le parti, il cite à nouveau l’auteur du génial album Bringing It All Back Home : “Notre Amérique est, pour reprendre les mots de Bob Dylan, occupée à naître, et non à mourir.”

Dans la droite ligne de sa campagne, Carter ouvre en grand la Maison-Blanche aux musiciens. Le trio Crosby, Stills and Nash y est reçu au débotté, comme le ténor Luciano Pavarotti ou Dolly Parton, Johnny Cash et June Carter, qui viennent y déjeuner. Le bluesman Muddy Waters y donne un concert, de même que le jazzman Dizzy Gillespie et le pianiste Vladimir Horowitz. Bien qu’il n’en ait jamais joué, Carter aime la musique. “Il est devenu passionné de classique enfant, rappelle Jonathan Alter, auteur d’une biographie, His Very Best : Jimmy Carter, a Life. A l’Académie navale, il possédait un tourne-disque. Il commença alors une collection de disques éclectique, car il aime tous les genres.”

Jimmy Carter et ronald Reagan

Bob Dylan, pour autant, n’est jamais venu lui rendre visite à la Maison-Blanche, contrairement au chanteur de country Willie Nelson, que Carter considère comme son autre grand ami – celui-ci y a même fumé un joint, en compagnie du fils du président, Chip. Cette ouverture culturelle ne profite pas à Carter, battu à la fin de son unique mandat par le républicain Ronald Reagan, dans un contexte économique et international morose, avec le renversement, en Iran, du Shah, dont le régime était tenu à bout de bras par Washington. “L’opération de sauvetage des otages de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran a viré au fiasco, l’image de Carter ne s’en remettra jamais, rappelle l’historienne Françoise Coste. L’Amérique de Carter, celle des années 1970, avec la défaite au Vietnam et l’inflation, est passée pour celle de la loose.”

Il faut attendre le tournant du millénaire pour voir Jimmy Carter être réhabilité. Son engagement constant en faveur de la paix et de causes caritatives, à travers la fondation qui porte son nom, lui vaut d’être récompensé en 2002 du prix Nobel de la paix. Là encore, il peut compter sur un ami rockeur, Willie Nelson, pour le gala organisé à Oslo, la capitale norvégienne. Echo singulier à leur amitié, Bob Dylan se verra lui aussi récompensé par un Nobel, mais cette fois-ci de littérature, quatorze ans plus tard.




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