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Complotisme aux Etats-Unis : “On assiste à une dérive de l’électorat démocrate et du camp Biden”


Sans surprise, depuis la tentative d’assassinat contre Donald Trump, samedi 13 juillet, les théories du complot se multiplient sur les réseaux sociaux. Plus surprenant en revanche, celles-ci ne sont pas l’apanage du clan trumpiste… “Faux sang. Un drapeau américain à l’envers. Je n’achète pas. Trop parfait”, a par exemple posté sur X l’influenceur Lakota Man, pas moins d’un demi-million d’abonnés et démocrate revendiqué. “L’un des faits saillants de la campagne présidentielle états-unienne, ces dernières semaines, c’est la dérive d’une partie de l’électorat démocrate et de la campagne de Joe Biden dans son ensemble. On peine à le percevoir depuis la France, mais de façon assez étonnante, celle-ci se construit en miroir de celle de Trump”, explique Anthony Mansuy, journaliste à Society et auteur de Les Dissidents (Robert Laffont, 2022) – un livre enquête dans lequel il était question de comprendre les raisons pour lesquelles les théories du complot ont infiltré l’ensemble de la société.

Auprès de L’Express, le journaliste décrit ainsi ce qu’il qualifie de “théories du complot centristes”. Loin d’être une nouveauté aux Etats-Unis (pas plus qu’en France), l’essor de cette forme de complotisme correspondrait, selon lui, au besoin pour une partie des soutiens de Joe Biden d’éviter de se confronter à la réalité d’un candidat montrant notamment “des signes de déclin cognitif”. Entretien.

L’Express : Après la tentative d’assassinat de Donald Trump, lors d’un meeting qui se tenait le 13 juillet, vous avez relevé sur X le surgissement de “théories du complot centristes ou libérales”. De quoi s’agit-il ?

Anthony Mansuy : L’un des faits saillants de la campagne présidentielle américaine, ces dernières semaines, c’est la dérive d’une partie de l’électorat démocrate et de la campagne de Joe Biden dans son ensemble. On peine à le percevoir depuis la France, mais de façon assez étonnante, celle-ci se construit en miroir de celle de Trump. L’actuel président s’en est récemment pris à la presse dans un meeting durant lequel ses soutiens ont en outre crié “enfermez-le” en parlant de Donald Trump. On a aussi vu Biden s’emporter contre “les élites” dans une interview début juillet. Sans parler du directeur adjoint de sa campagne qui a utilisé l’expression “bedwetting brigade” – littéralement “brigade du pipi au lit” – pour qualifier les critiques démocrates visant Biden, au rang desquels l’acteur George Clooney (qui a ensuite été ciblé par la campagne).

En clair : le camp Biden a choisi de répondre aux critiques visant son champion par l’offensive et l’hystérisation, les “pro” contre les “anti”. Or ce genre de contexte est favorable à l’émergence de théories du complot, car celles-ci servent à jeter le flou sur les défaillances du candidat, grâce à ce que l’auteur italien Roberto Bui appelle “des récits de diversion”, et à fournir des boucs émissaires : des posts viraux ont ainsi expliqué que Joe Biden aurait été drogué à son insu avant le débat désastreux du 28 juin, ou encore que la chaîne ABC News aurait trafiqué le son d’une interview pour l’affaiblir. Et Seth Abramson, à la tête d’un compte influent sur X, a même parlé d’un “coup d’Etat de l’intérieur” pour qualifier ceux qui demandent à Biden de se retirer.

Cette propension, au sein de la frange démocrate américaine, à propager des théories du complot est-elle une nouveauté ?

Non. Mais en Occident, la tendance aux conclusions hâtives et aux théories non avérées concernait jusqu’ici surtout les tentatives d’ingérence russe. Celles-ci sont évidemment à prendre au sérieux, car elles représentent une menace réelle et permanente sur nos systèmes d’information. Pour autant, l’agitation du chiffon russe a aussi pu servir à disqualifier certains récits contraires aux intérêts immédiats de politiciens centristes ou libéraux. Huit ans après sa défaite, malgré une campagne hasardeuse, une grande impopularité, et un soutien à l’invasion de l’Irak qui lui avait déjà en partie coûté la primaire de 2008, Hillary Clinton explique encore qu’elle a perdu à cause de l’ingérence russe.

Utiliser un bouc émissaire plausible était une manière pour elle et son camp d’évacuer les critiques et de ne pas faire son examen de conscience. Dans le cas de Biden aujourd’hui, l’explosion de théories du complot correspond au besoin pour une partie de ses soutiens d’éviter de se confronter à la réalité d’un candidat à l’histoire politique compliquée, montrant des signes de déclin cognitif et qui, selon certains, n’en fait pas assez pour empêcher les massacres perpétrés par son allié israélien.

Est-il étonnant que le complotisme “centriste” que vous décrivez surgisse aujourd’hui ?

Il faut faire la distinction entre les producteurs et les consommateurs. Côté consommateur, le complotisme est un réflexe profondément humain, qui fait appel à nos instincts tribaux, communautaires, à nos biais idéologiques. Aucune personne, aucun groupe social ni idéologie n’est a priori épargné par cette mécanique mentale. Quand leurs figures sont en danger, ou qu’ils sont menacés, les producteurs utilisent ce “potentiel complotiste en nous” pour mobiliser les troupes afin d’expliquer une défaite, soutenir un chef ou décrédibiliser un adversaire. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’en période instable, certaines figures publiques habituellement considérées comme “raisonnables” s’y adonnent.

Que dit ce phénomène des inquiétudes qui cristallisent au sein de la société américaine ?

Aujourd’hui, les politiques de gauche et d’extrême droite fondent leur action, à des degrés divers de rationalité, sur des discours qui annoncent la fin imminente de notre civilisation. Pendant ce temps-là, le centre et la droite au pouvoir se sont arc-boutés sur une politique économique exsangue, la défense d’institutions fragilisées, parfois rouillées, qui se délitent peu à peu. Le résultat ? L’idée se diffuse qu’il n’y a plus d’espoir, plus de projet commun positif, aucune autre réalité possible. Plus d’alternative, comme disait Margaret Thatcher. Pour beaucoup, le pire a déjà été acté, le futur a été confisqué, ce qui engendre désolation culturelle et sociale, dépolitisation et apathie. C’est dans ce monde désenchanté – et ce, quel que soit le bord politique – que certains cherchent, avec les théories du complot, à remettre du sens, trouver des mécaniques d’évasion ou des communautés en ligne.

Êtes-vous inquiet pour l’issue de cette élection présidentielle américaine ?

Je ne pense pas que l’on puisse lutter contre les fantasmes politiques, la désinformation et le complotisme en en adoptant les codes. Il est encore impossible de savoir si la tendance complotiste des libéraux et du camp Biden va s’intensifier, mais je l’interprète comme un aveu de faiblesse, voire même d’échec. La situation est si nouvelle et explosive que je ne me risquerai pas à d’autres prédictions.

Ces théories du complot “centristes” sont-elles l’apanage des Etats-Unis ?

Cela existe en France aussi, un peu sur le même modèle qu’aux Etats-Unis. Le phénomène s’était particulièrement manifesté en 2018, lorsque certains éditorialistes avaient commencé à parler de liens entre Moscou ou Trump et les gilets jaunes, de même que des députés de l’ex-majorité, voire dans la bouche d’Emmanuel Macron, qui avait aussi estimé dans une interview début 2019 que certains gilets jaunes avaient été “conseillés par l’étranger”. Comme Biden aujourd’hui, plutôt que de se confronter à l’infinie complexité du social et à la conséquence de mesures impopulaires, certains membres de la majorité ont préféré se réfugier dans une histoire simpliste, binaire. On avait aussi vu des poussées de contre-récits en 2007, où plusieurs candidats à la présidentielle avaient accusé TF1 de truquer le panel de téléspectateurs lors d’une émission politique au profit de leurs adversaires. Même à l’époque de l’affaire DSK, des élus PS avaient crié au complot. Jacques Attali, pourtant poupée vaudoue ultime des conspirationnistes, avait parlé d’une “possible manipulation”.

Est-ce une crise de la rationalité dont nous parlons ?

Je ne vois pas le complotisme comme le contraire de la rationalité. À bien des égards, à vouloir relier entre eux des faits disjoints et leur fournir immédiatement une lecture politique, il y a parfois dans le complotisme une forme d’excès de rationalité. Parfois, on ne sait tout simplement pas ce qui s’est passé. Il y a ceux qui acceptent l’incertitude et le flou, et les autres qui refusent de ne pas savoir. Ceux qui veulent tout expliquer, tout le temps, même en l’absence d’éléments indiscutables, et qui trouvent la confusion insupportable. Dans le cas de l’assassinat de Trump, tout le monde a fait la même chose, moi compris : passer des heures sur Twitter à la recherche de la moindre nouvelle bribe d’information, zoomer sur des photos sans savoir si elles étaient authentiques ou non, formuler des théories plus ou moins farfelues. Face à ce genre d’événements historiques, nous sommes tous les mêmes. En revanche, ceux que l’on peut qualifier de “complotistes” sont ceux qui vont partir en croisade politique sur la base d’éléments bien trop maigres pour constituer une hypothèse crédible.




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