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“C’est impossible de se parler” : entre RN et NFP, cette ville du Tarn fracturée après les législatives

Sur la place centrale de Graulhet, l’excitation des jours de fête flotte dans l’air. Cette année, la municipalité de cette petite commune de 13 000 habitants, située au cœur du Tarn, a décidé de célébrer le 14 juillet en grande pompe. Pour l’occasion, la fanfare locale s’est installée au centre de la place, une scène avec DJ et lumières bleutées attend déjà les futurs danseurs, des barmans et vendeurs de sucreries se préparent à enchaîner les commandes dans leurs stands éphémères. Avant le début des festivités, la municipalité organise une cérémonie solennelle en présence des pompiers, avec honneurs au drapeau et revue des troupes. Sous le lourd tissu bleu-blanc-rouge, face à des soldats du feu au garde-à-vous, le maire (PS) de la commune Blaise Aznar tente un discours fédérateur. Elu depuis juillet 2020, il salue l’engagement de ces pompiers qui “ne comptent pas leurs heures”, et permettent l’organisation de tels événements, “populaires et rassembleurs”. Autour de lui, la centaine d’habitants applaudit doucement. Alors que la ville est divisée, ses mots n’ont pas été choisis au hasard.

Lors du second tour des élections législatives, la semaine précédente, la commune s’est fracturée en deux camps : les électeurs du Rassemblement national (RN), mobilisés à 52,6 % pour le candidat Julien Bacou, et les électeurs du Nouveau Front populaire (NFP), qui ont voté à 47,4 % pour la députée sortante La France insoumise, Karen Erodi. Malgré près de 37 % d’abstention, le choix du RN dans la commune s’est ainsi joué à 275 petites voix, et illustre le duel plus que tendu qui s’est déroulé sur ce territoire de la 2e circonscription du Tarn. A l’instar de Graulhet, Julien Bacou est arrivé en tête dans de nombreuses communes ouvrières et de petits villages ruraux – mais son avance a été effacée par les scores des bureaux de vote d’Albi, la préfecture, dans lesquels Karen Erodi a été largement plébiscitée. La candidate NFP a ainsi réussi à conserver son siège dans l’hémicycle, en remportant l’élection dans la circonscription avec 50,7 % des suffrages, moyennant 1 000 voix d’avance. A Graulhet, où le RN a bondi de 16 points entre les législatives de 2022 et celles de 2024, cette forte opposition entre les deux camps est palpable. La frustration de certains habitants, aussi.

Dans le mitan des années 1980, les mégisseries de Graulhet ont fermé une à une, laissant de nombreux ouvriers au chômage.

“Fallait que ça change”

“Vous voulez que je vous dise quoi ? Les élections, on n’en peut plus. On n’entend que ça pendant des semaines, on vote, et puis on voit que ça ne sert à rien”, lâche un spectateur, désabusé. Dans la tiédeur de ce 13 juillet, les Graulhétois sont nombreux à préférer écouter la fanfare plutôt que discuter politique. Dans cette ville où l’on se connaît autant que l’on s’observe, beaucoup préfèrent d’ailleurs ne pas commenter leur vote, par peur de perdre un client, frustrer un voisin, irriter un collègue. Sophie, elle, est plus bavarde : peu soucieuse du regard de ses amis, qui “font comme elle”, la quinquagénaire admet “voter Marine” depuis 2017. Lassée, elle évoque sa facture d’électricité passée de “120 à 190 euros”, son smic qui n’augmente pas, les courses “qui ne sont plus les mêmes qu’avant” ou les repas au restaurant depuis longtemps disparus. Pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir voté pour le NFP, dont le programme proposait notamment une augmentation du salaire minimum ? La fonctionnaire balaie l’idée. “En vingt ans, j’ai voté Chirac, à gauche, à droite… Mais j’ai l’impression que le RN est le seul à écouter les vrais problèmes des Français. On ne s’en sort plus là, et c’est le seul parti qu’on n’a pas encore essayé”, argumente-t-elle.

A quelques mètres de là, Aurore tient à peu près le même discours : cette assistante maternelle, mère de famille et ancienne électrice Les Républicains, a voté RN pour la première fois lors des législatives. “On n’a plus de pouvoir d’achat, on débranche toutes les prises avant d’aller au lit par peur de la facture… Ça a été difficile de sauter le pas, mais c’est ma manière à moi d’alerter”, explique-t-elle à L’Express. Quid des prises de position du parti sur l’immigration, la binationalité, le droit du sol ou l’insécurité ? “Ce n’était pas forcément mes convictions, mais tant pis. Il fallait que ça change”, élude-t-elle.

Aurore, ancienne électrice LR, a décidé de voter pour Jordan Bardella pour “alerter” sur sa situation économique.

A Graulhet, où les mégisseries ont fermé les unes après les autres au mitan des années 1980 et où le taux de chômage atteignait 15,5 % en 2021 – soit 8 points de plus que dans le reste de la France –, le RN a largement axé sa campagne sur le pouvoir d’achat, promettant une baisse de la TVA et du prix du carburant. Mais les arguments économiques du parti ne sont pas les seuls à avoir fait mouche chez les habitants. A l’autre bout de la place, c’est plutôt “la préférence nationale” concernant les aides sociales qui a convaincu Marina et ses amis, électeurs de Jordan Bardella, dont le discours est bien plus tranché. “Il y en a marre de financer les aides sociales de ceux qui ne font rien”, lâche cette pâtissière, fatiguée de “se lever à 3h30 chaque matin quand d’autres profitent tranquillement de la CAF”. Son ami Dylan acquiesce et enchaîne sans hésitation sur “le problème de l’immigration”. “On a trop donné aux gens qui viennent de l’extérieur, à qui on verse des millions, des milliards chaque année. Il faut penser aux gens de l’intérieur !” martèle-t-il, irrité. Cet argument du “nous contre eux”, distinguant à demi-mot les Français issus de l’immigration et “les autres”, revient, comme un leitmotiv.

Vincent, 21 ans et verre de granité bleu fluo à la main, assume ainsi “totalement” son vote pour Jordan Bardella, dont il suit assidûment les vidéos sur TikTok. “J’adore sa repartie sur les ‘battles’”, raconte-t-il en parlant des débats politiques télévisés, dont il n’a regardé que quelques extraits découpés à l’avantage de son candidat préféré sur les réseaux. “Lui, il dit les choses : il faut stopper les aides sociales de ceux qui ne bossent pas, stopper l’immigration, stopper l’insécurité”, récite-t-il. Désignant du regard la place tranquille de Graulhet, il évoque “des poubelles brûlées lors du match France-Maroc” durant la dernière Coupe du monde de football et une ville qui aurait “changé”.

Entre les reprises tonitruantes de l’orchestre et les verres de bière, d’autres habitants citent pêle-mêle “les roues-arrière d’un habitant des quartiers” lors de la fête de la musique l’année dernière, l’affaire Nahel, “la petite Lola dans une valise”, les incivilités de certains jeunes, “l’abaya à l’école”… “Certains d’entre nous se sont déjà fait agresser ou siffler, on n’ose plus sortir de chez nous”, plaide Stéphanie, attablée devant un verre avec son groupe d’amis, qui partagent tous son avis. Au fil de la conversation, le ton monte, les déclarations se font de plus en plus vives. Et finissent par un strident : “On n’est plus chez nous !” – et la promesse de partir vivre en Espagne. “Si j’avais pu voter 10 fois, 30 fois pour Jordan Bardella, je l’aurais fait”, siffle Stéphanie.

Vincent, accompagné de sa compagne, assume “totalement” d’avoir voté pour Jordan Bardella, dont il suit assidûment les vidéos sur TikTok.

“Les gens se sont lâchés”

Loin du tableau décrit par certains Graulhétois, la fête du 14 juillet se passe pourtant sereinement, sans bagarres, ni accrochages. S’éloignant de la petite foule ramassée devant l’orchestre, Nicolas fait ainsi part de son incompréhension face à la montée du RN dans sa ville et à la peur de certains de ses concitoyens. Lui a voté pour la gauche et ne partage aucune de ces inquiétudes. “Ici, c’est très calme, il n’y a pas plus d’insécurité qu’ailleurs. Le problème, c’est que beaucoup sont biberonnés aux réseaux sociaux et à certaines chaînes très orientées. Ils finissent par croire que le danger est partout. Le RN joue un jeu très malsain, qui amène les gens à confondre incivilité et insécurité”, se désespère-t-il. Dans l’entre-deux-tours, cet ingénieur a ainsi constaté des situations “plus que tendues” dans sa ville : “Les gens se sont lâchés. A la sortie du Carrefour, certains ont crié : ‘Vous verrez le 7 juillet, ça va changer, vous ne ferez plus les malins !'”. Son ami Laurent, artisan venu de la commune voisine, abonde. “On a senti la tension, une certaine opposition monter. Au bureau de vote, une amie qui prenait un bulletin NFP s’est fait insulter”, souffle-t-il.

Depuis son bureau de l’hôtel de ville, le maire Blaise Aznar a bien conscience des frustrations qui s’accumulent chez certains de ses administrés. “Nous sommes dans un désert médical, il manque des services publics, une gare ferroviaire. Il y a eu les gilets jaunes, le Covid, l’inflation, et certaines émissions qui ont lobotomisé la tête des gens sur l’insécurité… Le RN s’est infiltré dans toutes les brèches”, analyse-t-il. Alors que sa commune a toujours été partagée entre les partis “classiques” de droite et de gauche, l’homme ne peut que constater un vote “de plus en plus extrême”, motivé par “un rejet du pouvoir en place et l’effondrement de la droite historique”. Au premier tour des élections législatives, le candidat Ensemble Pierre Verdier n’a obtenu que 16,1 % des voix à Graulhet, tandis que le candidat LR Thierno Bah a difficilement réuni 4,2 % des suffrages. Même si le maire assure “tout faire” pour calmer les irritations de ses électeurs, le dialogue entre partisans du RN et du NFP semble rompu depuis longtemps.

Le maire PS de la ville, Blaise Aznar, se dit “conscient” de la frustration de certains de ses administrés.

Installée à la terrasse d’un café du centre-ville, Nina raconte ainsi les portes closes et les dialogues de sourds durant ses journées de tractage pour la candidate NFP Karen Erodi, durant l’entre-deux-tours. “Certains refusaient purement et simplement de nous parler, ils voyaient la députée sur le papier et c’était le rejet total. C’est impossible de se parler, et quand on y arrive quand même, ils ne ressortent que les clichés sur l’immigration, sans argument de fond”, estime-t-elle. Nadia Gil, représentante syndicale pour la CGT Tarn Ouest, sent également un discours “plus affirmé et tendu” chez certains électeurs. “Chacun campe sur ses positions. Les gens se respectent encore un minimum, mais on sent qu’il ne faut pas trop gratter. Les municipales vont vite arriver, et beaucoup se demandent ce qui va se passer”, explique-t-elle.

Nadia Gil, représentante syndicale CGT, ne peut qu’observer la montée du RN dans ce territoire historiquement de gauche.

Sur le marché du dimanche matin, où se mêlent commerçants des villes alentour et électeurs de toutes étiquettes politiques, les tensions des semaines précédentes laissent un souvenir cuisant. “Les militants NFP et RN tractaient chacun de leur côté, mais on pouvait sentir la pression monter”, glisse un vendeur. “Les militants NFP m’ont tout de suite cataloguée RN quand j’ai refusé un prospectus, alors je préfère ne plus parler de politique !” s’excuse une autre. “Moi, je suis soulagée que la gauche soit passée, mais je ne préfère pas provoquer trop de discussion politique ici. Je n’ai pas envie de voir le côté obscur des gens”, lance une électrice de gauche, avant de retourner à ses achats. A quelques mètres de là, sur les murs en pierre de la ville, une affiche électorale de Karen Erodi s’effrite déjà. Celle du candidat Julien Bacou a été recouverte d’une publicité pour le festival culturel de la ville, tandis que les tags “Votez NFP !” seront, eux, bientôt nettoyés par la municipalité. Jusqu’aux prochaines élections.




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