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A l’Académie française, les rêves d’ailleurs d’Amin Maalouf : il se donne un an, sinon…

Immuable décor, la cour pavée à traverser, le petit couloir, le grand escalier et sur la gauche, la double porte. A l’intérieur, la tapisserie jaune, quelques livres, étonnamment peu pour un tel lieu, une galerie de portraits choisis dans les collections de Versailles. Voilà un an que, le 5 août 2023, Hélène Carrère d’Encausse a tiré sa révérence sans avertir personne si ce n’est ses très proches. Voilà presque un an que le romancier Amin Maalouf lui a succédé en tant que secrétaire perpétuel. Un an, presque rien, une révolution à l’Académie française où l’immuabilité est érigée en principe. Un an au cours duquel des visages ont changé, des egos se sont agités et de vieilles querelles réveillées. Amin Maalouf n’imaginait pas la tâche si lourde, il la découvre ingrate. Au début de l’été, il le dit sans détour lors d’une rencontre avec L’Express : le manque d’écriture le tourmente. Il se donne encore une année pour tenter de concilier son œuvre et la fonction. Sinon….

“Hélène”, un règne de vingt-quatre ans

Lorsqu’il est élu secrétaire perpétuel à l’automne dernier, Amin Maalouf est une figure du Quai Conti : Immortel depuis 2011, il est l’un des plus assidus aux séances du jeudi. Sa voix douce, son accent rocailleux, sa cravate jaune font partie du paysage. Mais “Hélène”, comme l’appellent encore la plupart des anciens, et sa très forte personnalité ont régné vingt-quatre ans sur la Coupole. Il a fallu s’habituer à se passer de ses petits gestes, la bouteille de champagne au déjeuner du dictionnaire pour marquer l’anniversaire d’un membre de la commission, l’attention portée lors d’une maladie à un membre âgé, parfois isolé. Il a fallu s’habituer à ne plus voir sa silhouette habillée de “couleurs anglaises”, ce violet, ce vert qu’elle affectionnait, ses brushings impeccables et son rigorisme qui n’épargnait personne.

Avec Amin Maalouf, plus jeune de vingt ans, l’atmosphère est plus détendue. Hélène Carrère d’Encausse pouvait dire à un postulant “vous enverrez votre lettre le 1er octobre” ; l’envoyer le 2 paraissait déjà un geste inouï d’émancipation, pour ne pas dire de révolte. Le romancier se veut moins rigide, plus enrobant. Les moins querelleurs des membres de la Française notent que le carcan est moins serré, qu’on respire mieux que sous “la tsarine”, même si, ajoutent-ils pour ne pas donner le sentiment de la critiquer, elle était très maternelle. D’autres glissent que la personnalité d’Amin Maalouf les incite à s’exprimer davantage, à donner leur avis. Il a introduit à la commission du dictionnaire Michel Zink et Pascal Ory, qui le souhaitaient depuis longtemps, une entrée qu’Hélène Carrère d’Encausse avait envisagée sans jamais la concrétiser. Il a ouvert au-delà des seuls membres de la commission les déjeuners du jeudi, là où émergent les futures candidatures et se dessinent les décisions importantes.

Quand la discrétion est vue comme une faiblesse

Amin Maalouf revendique une ambition simple : “Si je peux faire en sorte que l’institution continue à fonctionner dans une bonne atmosphère, que les gens viennent avec plaisir, avec intérêt et en ayant de bons rapports les uns avec les autres, je pense que j’aurai rempli l’essentiel de ma mission.” Les plus batailleurs n’hésitent pas à juger cette propension à rester en retrait, à chercher la conciliation plutôt que le passage en force comme une faiblesse. Lors des premières séances du jeudi après son élection, alors qu’il est d’usage de donner la parole en priorité au secrétaire perpétuel quand il la demande, le directeur, qui anime les débats, n’en fait rien. Simple maladresse ? Volonté délibérée de montrer au nouveau perpétuel qu’il n’est pas détenteur du pouvoir ? Un rappel à l’usage met fin au désordre, mais un tel “oubli” n’aurait pas eu sa place sous Hélène Carrère d’Encausse.

A la mi-juin, certains s’étonnent de voir Amin Maalouf laisser Michel Zink prononcer le discours de remise du prestigieux prix de la Fondation Simone et Cino Del Duca à Yasmina Reza. “Ce n’était pas mon idée, je ne voulais pas donner le sentiment de m’être approprié celle d’un autre”, expliquera-t-il à un membre ami, qui l’a incité à moins de modestie s’il voulait survivre. “On surnommait Hélène Carrère d’Encausse la mère supérieure, disons qu’Amin Maalouf n’est pas encore devenu le père supérieur”, note un académicien pourtant indulgent.

Dans un monde où l’on peut disserter des heures durant sur le caractère littéraire de l’expression “vice contre nature”, où l’on est capable de traiter l’un de ses semblables de “pion” parce qu’il est universitaire et non écrivain, où les propos sont souvent rugueux, pour ne pas dire brusques, l’humilité n’est pas une qualité reconnue. Tout au long de l’année, il s’est murmuré que l’Académie était en crise, qu’Amin Maalouf n’avait pas la poigne pour tenir la Coupole. Lui, qui a été élu par 24 voix contre 8 à Jean-Christophe Rufin, son rival déclaré à la dernière minute, un score plus qu’honorable dans un cénacle de 40 membres où cinq sièges étaient encore vacants, refuse de se laisser atteindre par les rumeurs des dîners en ville. “Je suis un conciliateur, j’essaie toujours d’éviter les conflits, quand quelqu’un se sent à l’écart, j’ai plutôt tendance à aller vers cette personne et à la ramener vers le groupe, c’est mon tempérament et je ne changerai pas”, résume-t-il.

Le mot “cacade” a beau avoir été supprimé de la neuvième édition du dictionnaire tout juste achevée, parce que trop vulgaire et trop régionaliste, il aurait eu sa place sous la Coupole ces derniers mois. Il y a d’abord eu la querelle autour de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts (Aisne). Barbara Cassin, fauteuil numéro 36, a été étroitement associée à la création du parcours de visite de ce lieu voulu par le président de la République, mais que nombre d’Immortels voient comme une concurrence déloyale et populaire à leur auguste assemblée. Jean-Marie Rouart, en particulier, a eu un échange musclé avec Emmanuel Macron au moment de l’inauguration fin octobre 2023. Le premier a pris la plume pour traiter le second de “Tartuffe”, le jugeant peu respectueux de la langue française ; le second renvoyant le premier à ses “bouderies”, se satisfaisant d’avoir “la crème de la crème” des académiciens face à lui… dont Amin Maalouf. Derrière tout cela, des règles de préséance non respectées par l’Elysée lors de l’envoi des invitations. Des académiciens, se jugeant mal traités, ont fait savoir tout le mal qu’ils pensaient d’un lieu dans lequel ils n’avaient même jamais mis les pieds. La querelle a fini par s’éteindre, une visite s’est organisée, mais quand Barbara Cassin a proposé de tenir une séance du dictionnaire à Villers-Cotterêts avec les enfants des écoles, un silence poli lui a valu réponse.

L’académicienne Dominique Bona photographiée le 23 octobre 2014 dans la bibliothèque de l’Académie française à Paris

Les esprits se sont à nouveau échauffés autour de la question des nouveaux entrants. Les sièges vacants donnent fréquemment lieu à des querelles de chapelle. Mais le rejet de la candidature de Laurent Fabius a été particulièrement violent. A peine évoqué comme successeur de Valéry Giscard d’Estaing, son nom était écarté et le médecin Raphaël Gaillard, choisi. Cette affaire – et quelques autres – a laissé des traces. Certains, que leurs collègues appellent “les boudeurs”, ne viennent plus à l’Académie. Depuis son échec à l’élection de secrétaire perpétuel, Jean-Christophe Rufin est aux abonnés absents. Angelo Rinaldi a fait savoir que son éloignement récent n’était pas uniquement lié à des problèmes de santé. L’avocat François Sureau, insatisfait de l’affaire Fabius, vaque ailleurs, tandis que Jean-Marie Rouart oscille entre présence tonitruante pour dire ses désaccords et “retrait pacifique”, selon ses propres termes.

Les bouderies agacent, elles ne sont pas sans conséquences sur l’image de l’Académie. Elue en 2023, Sylviane Agacinski a été victime des dissensions internes. Lors de sa cérémonie de réception, seuls treize académiciens étaient présents. Certes, elle était entourée de ses proches, son époux Lionel Jospin bien sûr, mais aussi Mona Ozouf, Bertrand Delanoë, Anne Sinclair ou Pierre Nora, mais l’absentéisme des Immortels, lié à des querelles de personnes autant qu’aux difficultés à se déplacer, a fait jaser. Chacun a conscience qu’il faut réfléchir à une procédure différente pour l’entrée des futurs membres. Désormais, de peur de subir le même sort que Laurent Fabius, les intellectuels sollicités préfèrent se tenir à distance du Quai Conti. D’autant que l’élection ne vaut pas accueil à bras ouverts. Une partie des Immortels considèrent l’entrée de Christian Jambet, pourtant éminent spécialiste de l’islam, comme une “bêtise” – “il aurait plus sa place aux Sciences morales et politiques”, murmure l’un d’eux.

Après Hélène, un autre Carrère, son fils Emmanuel ?

Pour échapper à ces désagréables épisodes aux allures de “combats”, Amin Maalouf défend l’idée d’une “cooptation”, par laquelle les académiciens se mettraient d’accord sur un nom au préalable, le vote ne venant que confirmer leur choix. Les plus anciens rappellent que cette formule a déjà été tentée mais qu’elle a échoué, parce que les noms sortaient immédiatement dans la presse ou parce qu’aucune majorité ne se dégageait autour d’un candidat. Pour les trois sièges encore vacants, il y a pourtant urgence à trouver une solution. Une de ces élections devrait avoir lieu d’ici à la fin de 2024, une autre au début de 2025. Et pourquoi, si tout se passe bien, ne pas imaginer asseoir Emmanuel Carrère dans le fauteuil numéro 14, si longtemps occupé par sa mère ? “C’est quand même notre plus grand écrivain aujourd’hui, ça aurait vraiment du sens”, note un académicien madré.

Depuis quelques semaines, des coups de téléphone sont échangés pour convaincre les boudeurs de revenir après l’été. A la rentrée, un grand déjeuner réunissant toute l’Académie pourrait être organisé à l’initiative d’Amin Maalouf dans l’espoir d’apaiser tout ce petit monde autour du lancement des travaux de la 10e édition du dictionnaire. Sauf si la publication, fin septembre par Plon, du rapport sur l’usage des anglicismes par l’administration sous le titre N’ayons pas peur de parler français, préfacé par Dominique Bona, réveille une querelle datant de plus de deux ans. A l’époque, l’idée de publier ce rapport de trente pages à destination du grand public avait divisé les académiciens, une partie d’entre eux jugeaient que ce travail n’était “pas au niveau” de la vénérable maison.

Autre sujet à risque, l’appartement de réception du secrétaire perpétuel. Occupé pendant des décennies par Hélène Carrère d’Encausse, ce lieu de 400 mètres carrés nécessite des travaux et des mises aux normes de plusieurs dizaines de milliers d’euros. Pour l’instant, Amin Maalouf ne l’occupe pas. Pour des raisons pratiques et de prestige, certains le poussent à s’y installer dès que possible. D’autres le mettent en garde. Un tel avantage ne manquera pas de susciter des polémiques utilisées par ses adversaires pour l’affaiblir.

Amin Maalouf feint l’indifférence au tumulte. Il rappelle qu’il a hésité avant d’accepter la mission. Il a fallu convaincre son épouse Andrée, son éditeur chez Grasset, qui trouvait l’idée mauvaise, sacrifier en partie son besoin de solitude, lui qui n’aime rien tant que se retirer de longues semaines à l’île d’Yeu. Ceux qui l’observent remarquent qu’il n’est pas insensible aux honneurs, qu’il a apprécié, à peine élu, d’être du voyage présidentiel au Kazakhstan et en Ouzbékistan en octobre 2023. Mais peut-être sous-estiment-ils le manque intime, presque charnel, qu’il éprouve depuis son élection comme perpétuel.

Il ne s’en cache pas, le pire moment de son année a été celui où il a tenté de reprendre le fil de son roman en cours d’écriture et qu’il n’y est pas parvenu. Il se donne quelques mois pour mieux organiser ses semaines. “Je me sentirai mal de passer encore une année sans me consacrer à mon œuvre. Ce sera donc le test pour décider comment orienter ma vie”, proclame très tranquillement celui qui, à 35 ans, avait choisi de quitter toute activité régulière. A l’Académie, ses collègues veulent croire ses doutes passagers et espèrent que la trêve estivale propice à l’écriture les dissipera. Ils n’osent imaginer se mettre déjà en quête d’un nouveau perpétuel capable de réunir sur son nom une majorité d’entre eux.




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