Un escalier dans les nouveaux quartiers généraux du Parti socialiste, dans le Xe arrondissement de Paris. Mardi 11 juin. Le coordinateur de La France insoumise Manuel Bompard s’apprête à monter les marches quatre à quatre pour rejoindre Olivier Faure.
Les deux hommes doivent parapher l’accord du Nouveau Front populaire et commencer la campagne des législatives. Ils veulent repartir de plus belle, sur les bases du contrat de la Nupes signé il y a deux ans, avec quelques députés en plus pour le parti à la rose, fier du bon score de son candidat Raphaël Glucksmann aux européennes. Avant l’escadrin, le lieutenant de Jean-Luc Mélenchon tombe nez à nez sur Pierre Jouvet, porte-parole du PS, et Benoît Payan, le maire de Marseille.
Acte I. Braquage raté
“Olivier n’est pas là.” Il l’est pourtant, enfermé dans la pièce à l’étage. Les deux hommes veulent empêcher leur chef de se jeter dans la gueule du loup insoumis, comme l’ont fait les écologistes et les communistes la veille. Le PS a faim, et réclame une plus grosse part du gâteau : 200 circonscriptions, ou rien. “Il était hors de question de refaire la Nupes, de laisser Olivier signer un nouvel accord de soumission à Mélenchon, et donc de risquer que le parti ne s’entredéchire à nouveau, explique une huile rose. On devait mener une négociation sans concession.” Suivront des jours de discussions, tendues, parfois au bord de l’explosion. A plusieurs reprises, le Premier secrétaire du PS demandera à ses émissaires de ne pas rendre les discussions impossibles, d’être “au rendez-vous de l’Histoire.” Et dire qu’Olivier Faure ne devait pas être là…
Au PS, les couteaux s’aiguisaient depuis des mois, bien avant le début de la campagne des européennes. On se plaignait de son intransigeance, de sa solitude : il n’avait pas pris soin de Raphaël Glucksmann, pas osé affronter les insoumis, en avait peur, il était mû par sa seule ambition présidentielle faussement cachée. On pariait sur sa fin. On la préparait même. Au congrès, avant la fin de l’année ou peut-être début 2025. Certains étaient prêts “à appuyer sur le bouton”, dixit un socialiste. Qui ? Boris Vallaud, le chef de file des députés socialistes, tenait la corde pour le remplacer. Ou Johanna Rolland, la maire de Nantes et numéro deux du parti. Les plus proches d’Olivier Faure auraient tourné casaque. Mais avec la dissolution et l’union des droites, le PS a refait bloc autour du premier des siens. Merci Emmanuel Macron, merci Eric Ciotti. Olivier Faure, sauvé des eaux, et plus encore.
Un mois plus tard, lendemain d’élections législatives. Le même cortège de plénipotentiaires de gauche se retrouve dans la salle de conférences d’un hôtel près de Bercy et du ministère de l’Economie, loin des curieux. Le Nouveau Front populaire a déjoué les sondages. Arrivé en tête, avec le plus de députés envoyés à l’Assemblée nationale, il doit désigner un nom, un seul, en commun pour pousser le président de la République à le nommer Premier ministre.
Mais la réalité numérique de l’Assemblée nationale complique leurs affaires. Les chefs à plumes du NFP ont beau jurer avoir “gagné” les élections, Jean-Luc Mélenchon peut marteler qu’ils n’appliqueront que “le programme, tout le programme, rien que le programme”, la majorité de gauche n’est que relative. Les députés NFP sont insuffisamment nombreux pour mener à bien les réformes de leur programme et risquent de faire face à des majorités de blocages venus des rangs de la Macronie, de la droite ou de l’extrême droite. Tout gouvernement de l’union de la gauche n’aurait qu’une durée de vie de quarante-huit heures au mieux, motion de censure oblige.
“Le Nouveau Front populaire doit s’ouvrir. Il faut aller chercher des compromis républicains et les socialistes sont les mieux placés”, expliquent les diplomates du PS, parmi lesquels Pierre Jouvet, Boris Vallaud et Johanna Rolland. Ils proposent Olivier Faure, celui dont ils ne donnaient pas cher voilà un mois, comme candidat au poste de chef du gouvernement. “Je ne me faisais aucune illusion, raconte l’intéressé aujourd’hui. Plus ils sont prêts, plus je les vois. J’essaie toujours d’avoir un coup d’avance, mais peut-être qu’un jour j’en aurai un de retard… Aujourd’hui, je peux tranquillement arriver dans la cour d’honneur de l’Assemblée nationale et dire que je suis prêt à être Premier ministre.”
“C’est lui ou rien ?” interrogent les insoumis, loin d’être naïfs. Eux considèrent que Matignon doit leur revenir puisqu’ils ont le groupe de députés le plus fourni à gauche. Ils présentent quatre candidats : Manuel Bompard, Mathilde Panot, Clémence Guetté et Jean-Luc Mélenchon. Quatre noms, et quatre “non” pour les socialistes. Un négociateur du PS réplique : “Olivier est l’homme de la synthèse, des courants socialistes et du Nouveau Front populaire.” L’intéressé, jusqu’alors silencieux, renchérit en assurant qu’il est “le seul qu’Emmanuel Macron peut accepter de nommer.” “Alors nos conversations vont s’arrêter là, Olivier, et je te propose qu’on appelle Macron pour qu’il nomme l’ensemble du gouvernement du Nouveau Front populaire”, ironisent les insoumis avant de quitter la pièce. Ils lui reprochent de “donner les clefs” au président de la République plutôt que d’imposer un rapport de force. Premier accroc, première rupture des négociations, à la tombée de la nuit.
Les écologistes, eux, n’ont pas dit non à Olivier Faure mais ils se cachent derrière le refus de LFI. “Tu es premier secrétaire, les Insoumis ne peuvent pas accepter”, se justifie devant lui Bruno Bernard, président EELV de la métropole de Lyon et ancien du PS. Dans les couloirs de l’hôtel, les émissaires verts dégainent une autre idée à l’oreille des socialistes : Johanna Rolland, la numéro deux du parti. Qu’importe si celle-ci a exprimé très tôt son refus d’être citée parmi les aspirants Premiers ministres. Marine Tondelier et Cyrielle Châtelain invoquent son expérience de maire d’une grande ville, son autorité autant que son savoir-faire collectif, elle qui est à la tête d’une majorité composite, et en profite pour dézinguer Faure : “On est sûr que Johanna est capable de faire cela, mais Olivier on ne sait pas.” Les communistes ne s’y opposent pas. Les écologistes jurent aussi que les insoumis ne trouvent rien à y redire, ce que ces derniers vont vite démentir en bavardant avec Pierre Jouvet et Johanna Rolland.
Une fois n’est pas coutume, insoumis et socialistes tombent d’accord. Tout le moins sur leurs désaccords. En quittant la pièce, l’édile nantaise s’entretient avec Manuel Bompard. “Ce n’est pas Matignon qui se joue mais le rapport de force à gauche, entre vous et nous, lui dit-elle. Et donc les législatives dans un an s’il y a une nouvelle dissolution ou la prochaine présidentielle.” Socialistes et Insoumis face à face.
Acte II. C’est Bello
Chaque jour, le cortège des huiles Nouveau Front populaire change d’adresse pour échapper aux caméras. Pas moins de quatre hôtels parisiens ont accueilli les discussions ces quinze derniers jours. C’est dans l’un du centre de la capitale, au cœur d’une nuit sans fin, en milieu de semaine, que le nom d’Huguette Bello va sortir du chapeau de Fabien Roussel. Le communiste acte les deux veto socialiste et communiste, et l’impasse des discussions. “Soit on change de méthode avec un vote des députés, soit on continue à chercher le consensus avec une personnalité venue de l’extérieur”, insiste-t-il avant de proposer la candidature d’Huguette Bello, la présidente du Conseil régional de La Réunion.
Marine Tondelier et les siens ne réagissent pas, le socialiste Boris Vallaud, interrogé par Christian Piquet, le contre-amiral communiste de Fabien Roussel, n’offre qu’une moue dubitative ; et chacun rentre chez soi. Peu la connaissent, certains voient une élue d’expérience, d’autres repèrent qu’elle a été en toute dernière place de la liste insoumise aux européennes. Sa proximité avec Jean-Luc Mélenchon est un secret de polichinelle. “C’est un faux procès, corrige Piquet. Son indépendance n’est plus à démontrer. C’est une femme d’Etat.”
Il faudra attendre que le nom de Bello fuite dans la presse pour que chacun monte au créneau. Les insoumis applaudissent la proposition communiste. Elle représente une “solution” et “coche de nombreuses cases”, estime Jean-Luc Mélenchon, mais Marine Tondelier et ses négociateurs tergiversent de plus belle. Ils choisissent dans un premier temps de ne pas choisir et attendent que les socialistes se prononcent. Les roses, esseulées, organisent à la hâte un conseil national, samedi 13 juillet. La majorité du parlement interne du PS s’accorde pour ne pas soutenir Huguette Bello, question de ligne politique, de proximité trop évidente avec les insoumis, mais s’inquiète : que faire si tous les autres partis de la gauche valident cette candidature ? Certains socialistes menacent de rompre tout l’accord, d’autres veulent le préserver et réclament de continuer les discussions pour pousser de nouveaux noms.
Entre-temps, Olivier Faure s’entretient avec Augustin Augier, le porte-flingue de Marine Tondelier. “On n’est ni pour ni contre Bello”, fait comprendre l’écologiste en substance. A un journaliste qui assurait que les écologistes soutenaient Bello, Tondelier décroche son téléphone pour le corriger : ni pour elle, ni contre elle. A vrai dire, le parti vert est divisé sur le nom de Bello. La cheffe ménage sa monture, coup de barre vers les socialistes, coup de barre vers les insoumis. Quand Huguette Bello refusera, le dimanche au petit matin, Tondelier rejettera la faute sur les socialistes. Elle dira sur France Inter qu’elle n’était, tout compte fait, pas opposée à une telle candidature. “Marine ne peut pas être actrice et commentatrice d’une négociation”, se lamentent d’une même voix socialistes et insoumis, agacés par l’incurie de leurs amis verts.
Les insoumis n’en démordent pas. Ils veulent continuer de convaincre Huguette Bello, et ne comprennent pas le refus des socialistes. “L’alternative à Huguette, c’est l’alternative au programme du Nouveau Front populaire. C’est quelque chose d’autre, et ce n’est pas ce pour quoi nous avons été élus”, juge Paul Vannier.
Le mercredi 17 juillet, d’autres négociations s’ouvrent au sein du Nouveau Front populaire. Cette fois-ci, ce sont les présidents des groupes parlementaires de gauche qui prennent place autour de la table et doivent désigner un candidat commun pour la présidence de l’Assemblée nationale. Boris Vallaud (PS), Cyrielle Châtelain (EELV), André Chassaigne (PCF) et Mathilde Panot (LFI) se connaissent bien, depuis les débuts de la Nupes à l’Assemblée. Ils s’apprécient – bien plus que les patrons de leurs partis respectifs – et ont mené des batailles parlementaires ensemble depuis 2022 contre la réforme des retraites ou la loi immigration. Les insoumis tentent un dernier coup. Ils remettent le nom d’Huguette Bello dans la balance en assurant qu’ils accepteraient n’importe quel nom pour le Perchoir si la Réunionnaise obtenait le consensus pour Matignon. Les écologistes et les socialistes s’agacent devant la manœuvre grossière. Le communiste André Chassaigne s’échappe pour appeler l’entourage d’Huguette Bello, qui lui confirme qu’elle ne change pas d’avis. Quand c’est non, c’est non.
Acte III. L’enfer, c’est les autres
Dimanche 14 juillet, négociations nocturnes. Cette fois-ci, elles se tiennent en visioconférence. Quand son écran s’allume, Olivier Faure n’aperçoit pas tout de suite le nouveau venu, dans la petite fenêtre, installé à côté de Manuel Bompard. Jean-Luc Mélenchon, visage fermé, bras croisés. On avait entraperçu le leader insoumis deux jours avant, le vendredi, lors d’une autre réunion à distance, par écrans interposés. Il ne dira pas un mot, tout au plus quelques mimiques, tantôt amusées, tantôt agacées. Il s’agit désormais de trouver un nom, qui ne soit pas un cacique d’un des quatre partis, quelqu’un venu de la société civile de gauche.
Olivier Faure propose celui de Najat Vallaud-Belkacem, sans avoir prévenu celle-ci, que Manuel Bompard balaie d’un revers de main. Il y avait bien Claire Hédon, la défenseur des droits, mais celle-ci a fait comprendre qu’elle n’était pas intéressée et reste “trop attachée” à l’indépendance de son institution. Marine Tondelier en profite pour proposer Cécile Duflot, son ancienne mentor, mais les socialistes et les insoumis l’éconduisent.
Un autre nom fuse dans une conversation : Laurence Tubiana. Johanna Rolland l’appelle l’après-midi. Les deux femmes ne se connaissent guère, et s’étaient juste croisées lors du Conseil national de la refondation, cet objet politique non identifié voulu par Emmanuel Macron au lendemain de la dernière présidentielle. Elles bavardent de l’importance d’une candidature venue de la société civile, considèrent l’une et l’autre que le bilan du chef de l’Etat en matière climatique est sa plus grande lacune. La socialiste perçoit rapidement un intérêt chez son interlocutrice. Qu’en diront les autres ?
Les écologistes s’avouent séduits, d’autant que le nom de Tubiana circulait aussi chez eux. Marine Tondelier échange aussitôt avec l’architecte de l’accord de Paris sur le climat, et en interne Yannick Jadot fait un intense lobbying pour la diplomate, qu’il connaît bien. “L’union quoi qu’il en coûte pour ne rien faire nous disqualifie pour les Français, en particulier nos électeurs. Ils s’en souviendront en 2027. Je préfère tenter de mettre en œuvre 50 % que zéro ! L’unité est une priorité si elle est utile au pays. Pas si elle est un confort” martèle-t-il dans une boucle interne, alors que les insoumis commencent une intense campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux contre Tubiana.
Les écologistes signent des deux mains. “Yannick et Marine meurent d’envie de devenir ministre, alors ils jouent leur dernière carte. Celle-ci peut leur permettre de réussir”, grince un écologiste. De son côté, Fabien Roussel a aussi droit à un échange avec Laurence Tubiana. Le communiste lui réclame des gages sur le programme du Nouveau Front populaire. L’économiste, soutien de François Hollande en 2012, est soupçonnée de vouloir former une coalition avec une partie de la Macronie, qui la voyait bien remplacer Edouard Philippe à Matignon il y a quelques années. A l’autre bout de la ligne, Tubiana rassure le communiste. Elle ne portera aucune initiative “contre nature”. “Je serai la Première ministre représentante de la coalition du Nouveau Front populaire”, lui assure-t-elle, répétant qu’elle s’appuierait sur le projet commun “pour construire des majorités”, texte par texte. “Les ambiguïtés ont été levées”, confirme un proche de Roussel à L’Express.
Je sais que c’est horriblement difficile
Au tour des insoumis de se retrouver isolés. Olivier Faure s’est entretenu avec Marylise Léon et Sophie Binet, les dirigeantes de la CFDT et de la CGT, qui ont toutes deux approuvé le choix de Laurence Tubiana. Cette dernière a bien tenté de joindre plusieurs leaders de LFI, en vain. Eux martèlent leur refus. “Elle est à distance du programme”, dit Paul Vannier, qui considère que la candidate défendue par le PS manque de clarté sur sa volonté d’abroger la réforme des retraites et de mettre en place rapidement, par décret, le Smic à 1 600 euros. Le monsieur élection de LFI ouvre un autre débat : “Les socialistes nous donnent le sentiment qu’ils sont prêts à revoir le programme pour durer au gouvernement. Ce n’est pas respecter le contrat du NFP, c’est autre chose. C’est une autre coalition, qui s’ouvre à Emmanuel Macron.”
En milieu de semaine, Laurence Tubiana quitte son lieu de villégiature pour revenir à Paris. Elle s’est mise en retrait de la très puissante Fondation européenne pour le climat qu’elle dirigeait jusqu’alors, embarquant avec elle trois de ses plus proches soldats, dont l’influente Karine Gavand. “Karine, c’est la femme la plus puissante de tout le mouvement climat en France. C’est elle qui finance toutes les ONG climat, les influenceurs, leurs campagnes, etc.”, explique un écologiste. Mardi soir, dans une boucle de conversation regroupant foule d’acteurs de la société civile qui la poussaient à se lancer dans le grand bain, elle répondait : “Je sais que c’est horriblement difficile, et j’aurais terriblement besoin de vous. J’aime bien prendre des risques, mais c’est mieux d’être avec plein de regards et de soutiens. Tout seul, on ne fait rien.”
L’expérience politique ? Cabinet de Lionel Jospin, cheffe de délégation pour la négociation du protocole de Kyoto, COP21, Convention citoyenne pour le climat… Elle en a plus que de mesure sinon autant que Jean-Luc Mélenchon, né comme elle en plein été de l’année 1951 de l’autre côté de la Méditerranée. “J’ai une grande carrière politique : j’ai fait quinze jours à la Ligue communiste révolutionnaire”, aime-t-elle répéter avec humour. Ses amis lui ont beaucoup téléphoné ces derniers jours, inquiets devant la brutalité des sympathisants insoumis anonymes sur les réseaux sociaux à son égard. “Je ne me défilerai pas, a-t-elle répondu. Cette violence-là, ce n’est qu’un galop d’essai pour l’enfer de Matignon.”
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