Depuis sa nomination comme vice-présidente des Etats-Unis il y a quatre ans et son euphorique “We did it, Joe !”, on avait presque oublié son existence. Jusqu’à ce 21 juillet 2024. Voici donc Kamala Harris passée de l’ombre à la lumière grâce à ce coup double de Joe Biden, qui a renoncé à briguer un second mandat à la tête du pays tout en adoubant l’actuelle n° 2 de la Maison-Blanche. En moins de vingt-quatre heures, l’ancienne sénatrice et procureure de Californie a amassé quantité de fonds pour sa campagne et ribambelle de soutiens dans les rangs démocrates.
Celle qui entrera dans sa soixantième année en octobre devra obtenir l’investiture de son camp lors de la convention démocrate qui se déroulera du 19 au 22 août à Chicago. Sur ce point, estime Amy Greene, spécialiste des Etats-Unis, Kamala Harris part avec de nombreux avantages sur ses potentiels rivaux. Si tout se passe comme prévu et qu’elle est choisie par les siens, il lui faudra déjouer ensuite les attaques des trumpistes. Une autre paire de manches. Les républicains, souligne cette enseignante à l’université Paris Sciences et Lettres, “ne lui épargneront aucune critique”, notamment sur la question de l’afflux de milliers de migrants à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Dossier que lui avait confié Joe Biden début 2021 et sur lequel elle n’a pas particulièrement brillé.
L’Express : Vendredi dernier, Joe Biden affirmait qu’il reprendrait sa campagne la semaine suivante. Deux jours plus tard, il annonce jeter l’éponge. Que s’est-il passé en quarante-huit heures pour le convaincre de changer d’avis ?
Amy Greene : Sa décision est sans doute le fruit d’une accumulation de plusieurs facteurs qui lui sont apparus comme une évidence lors de sa période d’isolement [NDLR : Joe Biden a été déclaré positif au Covid mercredi dernier]. A commencer par la pression d’élus démocrates qui, à l’instar de Nancy Pelosi, l’ont appelé à se retirer de la course. Evidemment, il y a eu une pression financière. Des grands donateurs ont refusé de donner de l’argent en attendant de savoir ce que Joe Biden allait faire. Et puis surtout, les derniers sondages ont montré de façon claire qu’il serait difficile de remporter la victoire dans les swing states, ces Etats pivots. Enfin, en toile de fond, il y avait un autre enjeu pour les démocrates : une défaite potentielle au Congrès en novembre.
Le bilan économique de Joe Biden est largement salué. Certains observateurs s’inquiètent aujourd’hui que les Etats-Unis se privent du meilleur président…
Ce qui est apparu de façon évidente, c’est que depuis son débat raté face à Donald Trump, qui a été une séquence catastrophique, rien de ce que Joe Biden pouvait faire n’aurait pu lui permettre de reprendre la main. Ce débat a été un tournant. Quel que soit le bilan, quels que soient ses succès, tout le monde a vu sa fragilité. Joe Biden lui-même n’a pas réussi à changer le narratif autour de son âge. Il était devenu inaudible. A quoi est venue s’ajouter la tentative d’assassinat contre Donald Trump, qui a eu un effet galvanisant chez les républicains. Cette situation n’a rien d’idéale. Il ne m’appartient pas de juger si ce renoncement est juste ou injuste pour Joe Biden. C’est sa décision. Pour des raisons qui lui appartiennent, il a jugé qu’il n’était plus l’homme de la situation. Mais des millions d’électeurs ont voté pour lui lors des primaires démocrates. Ils sont aujourd’hui déçus de sa décision.
Après l’annonce de Joe Biden, Barack Obama a appelé à “un processus duquel émergera un candidat exceptionnel”, sans citer Kamala Harris. Même chose pour Eric Adams, le maire de New York. Même si elle a reçu de nombreux soutiens, Kamala Harris est-elle assurée d’être investie par le camp démocrate ?
Il ne faut pas interpréter la déclaration de Barack Obama comme une absence de soutien. Il se retire de ce débat pour ne pas donner l’impression que Joe Biden à peine retiré, il adouberait automatiquement Kamala Harris, comme si la décision était déjà actée par les leaders du parti démocrate. Il ne l’a pas citée pour la protéger et pour laisser les démocrates faire le travail en interne. C’est une manière de faire en sorte que la désignation de Kamala Harris, si elle intervient, sera frappée du sceau de la légitimité. Je ne doute pas que Barack Obama apportera dans un second temps son soutien total et indéfectible à la personne qui aura été investie. Par ailleurs, certains démocrates, comme les Clinton, se sont immédiatement rangés derrière Kamala Harris, ce qui permet de rassurer sur sa capacité à être candidate et à l’emporter en novembre. Il est tout à fait normal que d’autres démocrates décident de rester au-dessus de la mêlée en attendant que le parti fasse son choix.
Kamala Harris est une personnalité très tenace. Elle sait parler de façon très crédible sur des sujets qui galvanisent les démocrates
Mais je crois qu’il sera très difficile pour un autre candidat de se positionner de manière crédible contre Kamala Harris. D’abord, parce qu’en tant que vice-présidente des Etats-Unis, elle connaît déjà les rouages du pouvoir. Ensuite, concernant l’utilisation de l’argent qui a déjà été récolté pour la campagne de Joe Biden, ce sera beaucoup plus facile si c’est elle qui est investie [NDLR : les donations faites à la campagne démocrate étaient destinées à la candidature de Joe Biden et de Kamala Harris, sa colistière]. En plus de cet atout financier, elle présente l’avantage d’être un visage familier de l’électorat américain. Avantage logistique aussi : son équipe est déjà actuellement sur le terrain en train de contacter les délégués pour engranger un maximum de soutiens car ce sont eux qui décideront de la nomination du candidat démocrate.
Outre ces avantages logistiques, Kamala Harris peut-elle faire elle le poids face à Donald Trump ?
Il faut savoir que l’équipe de campagne de Joe Biden avait commencé à sonder très discrètement les chances de Kamala Harris contre Donald Trump. Ils ont constaté qu’elle était tout aussi compétitive que Biden, sinon plus. Ce renoncement de Biden et une éventuelle désignation de Kamala Harris peuvent avoir pour effet de galvaniser le camp démocrate, qui va se dire : c’est notre dernière chance. Si Kamala Harris est désignée, les démocrates n’auront pas d’autre choix que de la soutenir massivement.
En tant que vice-présidente, on ne peut pas dire que Kamala Harris a particulièrement brillé…
C’est le véritable enjeu pour elle. Les républicains ne lui épargneront aucune critique, notamment sur la question de l’immigration clandestine à la frontière sud des Etats-Unis, dossier dont Joe Biden l’avait chargée d’entrée de jeu. Sur ce point en effet, elle n’a pas un bilan très positif sur lequel s’appuyer. Elle va probablement choisir un autre axe : raconter l’histoire du bilan de la présidence Biden à laquelle elle a participé. Et revendiquer ce bilan. Elle va également devoir effectuer un travail de notoriété auprès des Américains. Ils savent à peu près qui elle est mais ils ne la connaissent pas très bien. Il va lui falloir convaincre les soutiens traditionnellement démocrates.
Mais Kamala Harris est une personnalité très tenace, qui s’exprime bien. Elle sait parler de façon très crédible sur des sujets qui galvanisent le parti démocrate comme le droit à l’IVG mais plus généralement sur des domaines qui inquiètent de très nombreux Américains. Son profil est un autre avantage : c’est une femme, noire et asiatique, et de par son âge elle représente aussi une rupture générationnelle avec le candidat Trump, le plus vieux à être investi à la présidence américaine.
Comment le camp Trump va-t-il revoir sa stratégie ?
C’est une éventualité qu’ils préparent depuis quelques semaines déjà. Ils vont d’abord être vigilants sur la manière dont le transfert d’argent issu des donations va se faire entre l’équipe de Joe Biden et celle de Kamala Harris pour essayer d’en contester en justice la légalité. Ils n’ont par ailleurs pas tardé à s’attaquer à sa personne, en se moquant de son rire. Ils vont évidemment l’attaquer sur le bilan de Joe Biden et sur l’immigration, qui est au cœur des préoccupations des Américains. Ils ont aussi commencé à demander la démission de Joe Biden, estimant que si celui-ci n’est pas capable d’être candidat à un second mandat, il n’est pas non plus apte à poursuivre son travail à la Maison-Blanche. Mais cet argument est un écran de fumée. Les républicains vont essayer de capitaliser sur ce moment de flottement des démocrates pour attaquer sur tous les plans.
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