Nous sommes en 1981. Joe Biden n’est encore que sénateur et Donald Trump, un homme d’affaires bling-bling qui vient de faire construire une tour à son nom au beau milieu de Manhattan. Allan Lichtman, lui, n’est pas encore connu sous le surnom de “Nostradamus de la présidentielle américaine”, mais il est professeur invité à l’Institut de technologie de Californie, où il fait la rencontre de Vladimir Keilis-Borok, un sismologue russe réputé (il a notamment participé aux discussions américano-soviétiques concernant le contrôle des armements en 1963). “Je suis tombé amoureux de la politique et j’ai toujours voulu essayer d’appliquer les méthodes de prévision des tremblements de terre aux résultats des élections. Mais je vis en URSS…”, lui explique-t-il alors.
“C’est ainsi que notre drôle de couple a commencé, en abordant l’histoire des élections présidentielles américaines depuis 1860 comme un jeu de balancier entre stabilité (l’hypothèse selon laquelle le parti à la Maison-Blanche reste au pouvoir) et tremblement de terre (le parti au pouvoir perd sa place)”, résume auprès de L’Express Allan Lichtman, aujourd’hui professeur émérite en histoire à l’American University de Washington. Le modèle est le suivant : 13 affirmations auxquelles la réponse, “vrai” ou “faux”, déterminera le résultat de la présidentielle. Parmi celles-ci : “il n’y a pas de véritable concurrence pour l’investiture présidentielle au sein du parti au pouvoir” ; “le candidat du parti au pouvoir est le président sortant” ; “l’économie n’est pas en récession pendant la campagne électorale” ou encore “le gouvernement sortant enregistre un grand succès sur le plan de la politique étrangère ou militaire”. Si 6 ou plus des 13 points obtiennent la réponse “faux”, le parti sortant perdra l’élection. Mais si c’est moins, il sera victorieux.
Rapidement, le procédé (qui s’est jusqu’ici presque toujours révélé efficace) crispe autant les sondeurs qu’il fascine la presse… et les arcanes du pouvoir. Un jour, Allan Lichtman prend un appel de Kay Goss, l’assistante du gouverneur démocrate Bill Clinton. “Pensez-vous vraiment que George Bush père puisse être battu en 1992 ?”, lui demande-t-elle. Il répond oui, l’issue du scrutin lui donnera raison. En 2016, peu après la victoire surprise de Trump, il reçoit même un mot disant “Bravo, professeur. Bien joué”. Signé “Donald J. Trump”.
Nous sommes en 2024. Donald Trump a été victime d’une tentative d’assassinat, le président sortant, Joe Biden, vient de se retirer de la course et soutient sa vice-présidente, Kamala Harris. De quoi rebattre les cartes, selon Allan Lichtman. Entretien.
L’Express : Joe Biden vient de se retirer de la course à la Maison-Blanche. Les chances du parti démocrate de remporter l’élection s’en trouvent-elles affectées ?
Allan Lichtman : Il est trop tôt pour être précis sur l’issue du scrutin, mais le désistement de Joe Biden va avoir de profondes implications pour le clan démocrate. Jusqu’ici, il y avait deux scénarios possibles. Scénario A : Joe Biden se maintenait dans la course, le parti s’unissait derrière lui. Conformément à mon système des 13 clés pour la Maison-Blanche, Biden aurait donc coché la clé de la continuité (le candidat du parti au pouvoir est le président sortant), et celle du soutien du parti (il n’y a pas de véritable concurrence pour l’investiture présidentielle au sein du parti au pouvoir). Avec ces deux clés d’office, il aurait ainsi fallu qu’il en perde six sur les onze restantes pour être donné perdant – ce qui n’aurait pas été une mince affaire car son bilan à la Maison-Blanche a été salué sur de nombreux plans.
Je crains que le comportement irresponsable du Parti démocrate ne place cette course à la Maison-Blanche en dehors du champ d’application de ma méthode.
Le scénario B, le plus délicat, est celui auquel nous assistons aujourd’hui : Joe Biden s’est retiré, mais sans démissionner de la présidence. Or s’il avait fait ce choix, Kamala Harris, sa vice-présidente, aurait automatiquement pris sa place. Ce qui aurait permis de sauvegarder la clé de la continuité (le candidat est-il le président sortant ?). Ça n’est pas le choix qui a été fait, le camp démocrate perd donc d’office cette clé-là, ainsi que celle du charisme du président sortant, mais aussi, étant donné le revers du parti aux élections législatives américaines de 2022, celle de la popularité (est-ce que, lors des élections législatives de mi-mandat, le parti au pouvoir a remporté plus de sièges à la Chambre des représentants qu’aux élections de mi-mandat précédentes ?). Le parti part donc avec trois clés perdues.
Mais le camp démocrate peut toujours préserver la clé du soutien du parti, en s’unissant derrière la candidature de Kamala Harris, comme le souhaite Joe Biden. Et il semble que ce soit ce qui est en train de se produire. Ainsi, ils évitent la perte de quatre clés, ce qui les aurait rapprochés d’une défaite annoncée. Reste à savoir si cela se confirmera lors de la convention démocrate…
Que nous dit l’Histoire, lorsque le candidat du parti au pouvoir n’est pas le président sortant, et qu’il est en compétition avec d’autres profils de son propre camp ?
Depuis 1900, le parti au pouvoir à la Maison-Blanche n’a jamais été réélu lorsqu’il a perdu ces deux clés. En revanche, il l’a emporté la plupart du temps lorsqu’il n’y a pas eu de compétition interne sur la candidature à soutenir. Ainsi, il est vital que le Parti démocrate s’unisse derrière la candidature de Kamala Harris lors de la convention qui se tiendra à la mi-août.
A ce stade, si les démocrates s’en tiennent à la candidature de Kamala Harris, trois des quatre clés encore indécises doivent tomber pour prédire une défaite démocrate : le tiers parti (y a-t-il une candidature sérieuse en dehors des deux grands partis ?), l’agitation sociale (y a-t-il de l’agitation sociale prolongée ?), l’échec militaire ou diplomatique (le gouvernement sortant enregistre-t-il un échec majeur en politique étrangère ?) et le succès militaire ou diplomatique (enregistre-t-il un grand succès ?).
Faut-il comprendre que si les démocrates ne suivent pas vos conseils, ils perdront fatalement l’élection ?
J’étudie la politique depuis des décennies, et je n’avais encore jamais vu un parti aussi prompt à s’autodétruire et à faire le jeu de l’opposition. Mon sentiment sur la situation politique américaine tient en une phrase : les républicains n’ont pas de principes, les démocrates n’ont pas de colonne vertébrale. Les premiers prétendent être le parti de la loi et de l’ordre alors qu’ils ont soutenu un insurrectionniste, un criminel condamné à plusieurs reprises, un agresseur sexuel condamné au civil, un fraudeur notoire – bref, un président deux fois mis en accusation, qui a en prime soutenu des politiques autoritaires.
Mais de leur côté, les démocrates se sont hâtés au premier signe d’adversité de dénigrer leur président sortant, le candidat de leur parti, pourtant choisi par les électeurs lors des primaires démocrates. Je crains que le comportement irresponsable du Parti démocrate ne place cette course à la Maison-Blanche en dehors du champ d’application de ma méthode. Ce serait une première, car celle-ci s’est révélée efficace de l’élection d’Abraham Lincoln en 1860 jusqu’à aujourd’hui…
Le candidat soutenu par le parti démocrate ne sera intronisé que mi-août, lors de la convention du parti. Le profil de ce dernier est-il susceptible d’influencer votre diagnostic ?
Non, ma méthode part du principe que les Américains votent de façon rationnelle en fonction de la force et du bilan du parti occupant la Maison-Blanche lors du dernier mandat. Autrement dit, l’élection présidentielle est une sorte de référendum sur ce dernier. Et dans cette perspective, le charisme de son candidat ne constitue qu’1 clé sur 13. Ça n’est donc pas susceptible d’être décisif. De plus, aucune clé ne concerne le programme du candidat. J’ai conscience que cela peut sembler paradoxal, mais comme je l’ai constaté en travaillant sur les scrutins des cent soixante dernières années, ça n’a pas de valeur prédictive.
En 2008, certains m’ont dit que les Américains n’étaient pas prêts pour la candidature d’un Afro-Américain, et que prédire sa victoire était une erreur. Ils ont eu tort.
Le choix de J.D. Vance comme colistier de Trump n’est donc pas susceptible, par exemple, d’avoir un impact sur cette élection ?
Non. Prendre en considération le profil du candidat à la vice-présidence créerait des erreurs. En 1988, George H.W. Bush avait choisi le sénateur républicain Dan Quayle, très impopulaire, comme colistier. A l’époque, tous les sondeurs prédisaient que cette décision allait saper les efforts de réélection de Bush. D’autant que Quayle avait subi le pire revers de l’histoire des débats vice-présidentiels de l’époque : il s’était comparé à John F. Kennedy, et le candidat démocrate, Lloyd Bentsen lui avait répondu “Sénateur, j’ai servi avec Jack Kennedy. Je [le] connaissais. [C’] était un de mes amis. Sénateur, vous n’êtes pas Jack Kennedy”. La dernière phrase est restée célèbre. Et pourtant, cela n’a pas eu d’impact sur le vote. Si j’avais dû prendre en compte ce facteur, je me serais donc trompé sur ce scrutin…
Votre méthode prend toutefois en compte le “charisme” du candidat de l’opposition, et s’il est perçu ou non comme un “héros national”. La tentative d’assassinat de Donald Trump n’est-elle pas de nature à jouer un rôle ?
Je pense que Trump a raté sa chance d’utiliser la tentative d’assassinat dont il a été victime pour se redéfinir, se montrer sous un autre jour. Ses appels à l’unité pleins d’émotion lors de la convention des républicains ne trompent personne : en réalité, Trump a fait du Trump, c’est-à-dire haranguer les foules dans un propos sinistre, sombre, diviseur et incendiaire. Cela étant, je suis assez stupéfait par le traitement médiatique de cette campagne, que j’estime, à bien des égards, aveuglé par le cirque de Donald Trump, et obnubilé par l’état de santé de Joe Biden.
A l’heure où certains observateurs s’inquiètent d’une crise de la rationalité, et de la montée en puissance du complotisme, ne craignez-vous pas que votre méthode, qui repose justement sur la rationalité des électeurs, finisse par devenir obsolète ?
Je n’ai pas l’arrogance de prétendre que le cours de l’Histoire ne peut pas changer. Mais mon modèle a survécu à des périodes de polarisation extrême bien plus importantes que celle que nous observons aujourd’hui. On me pose cette question tous les quatre ans vous savez (rires). En 2008, certains m’ont dit que les Américains n’étaient pas prêts pour la candidature d’un Afro-Américain, et que prédire sa victoire était une erreur. Ils ont eu tort. En 2016, une femme concourait contre Trump. Je la donnais perdante, et l’issue du scrutin m’a donné raison. Combien de temps ma méthode fonctionnera-t-elle encore, je n’en sais rien. Peut-être ne le saurai-je pas de mon vivant !
Quel a été le scrutin le plus difficile à prévoir dans l’histoire des Etats-Unis ?
Je pense à deux élections. En 2000, j’avais prévu la victoire du démocrate Al Gore contre le républicain George W. Bush. Et, à mes yeux, je ne m’étais pas trompé. Al Gore avait bien recueilli la majorité des suffrages populaires sur l’ensemble des Etats, mais il avait perdu celui des grands électeurs. C’était une première. Et puis il y a eu la fameuse élection de 2016. La difficulté n’était pas tant dans l’étude des différentes clés : lors de son second mandat, l’administration Obama n’avait pas mené de changement politique aussi important que l’Obamacare, comme elle n’avait pas mené d’action aussi spectaculaire que l’élimination de Ben Laden en 2011. Si bien que les démocrates avaient perdu la cléde l’action politique (le gouvernement a-t-il apporté d’importants changements dans la politique nationale ?) ainsi que celle du succès diplomatique ou militaire. A l’époque, j’avais eu beaucoup plus de difficultés à combattre les idées reçues pour faire valoir que Trump allait l’emporter.
Votre méthode a effectivement dû dérouter plus d’un sondeur…
Quand j’ai commencé à faire connaître cette méthode, le petit monde des spécialistes de l’opinion m’a reproché d’avoir commis le péché capital de la subjectivité. Il ne s’agit pourtant pas de cela, mais de jugement. Les historiens – et ils ne sont pas les seuls – portent des jugements tout le temps (notion que j’ai soigneusement définie dans mon livre Predicting the next president, qui en est à sa huitième édition). Il a fallu presque un demi-siècle pour que la méthode que j’ai créée avec Vladimir Keilis-Borok soit reconnue et que les sondeurs délaissent leurs soi-disant modèles “objectifs” (qui ne fonctionnaient pas, et ne fonctionnent toujours pas). Aujourd’hui, je crois que l’on peut dire que ma méthode a fait ses preuves. Après les résultats du vote de 2016, j’avais reçu un petit mot disant “Bravo professeur. Bien joué”. Il était signé en grosses lettres “Donald J. Trump”. Vous pouvez imaginer qu’après cela, je ne suis pas devenu très populaire dans le Washington démocrate et dans l’université où j’enseigne (rires)…
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