Lucas Le Gall est un homme imprévisible. D’une indépendance furieuse, doublée d’une grande franchise. Ce qui peut donner quelques moments déconcertants. Comme en ce jour du mois de juin, où nous devions le photographier. L’intéressé, 58 ans, a tout bonnement annulé, au dernier moment. “Je n’y vois plus l’intérêt”, nous a-t-il même glissé, en guise d’excuses, à quelques minutes de l’échéance.
Difficile d’en vouloir au personnage. S’affranchir représente bien plus qu’un mot d’ordre chez lui. C’est une question de survie : enfant scientologue, il s’est “évadé” du fief californien de l’organisation à l’âge de 18 ans. Depuis, il n’a jamais cessé de combattre toutes les formes d’entraves. Quitte à prendre quelques libertés avec les rendez-vous qui lui sont donnés, en plus de cultiver une certaine propension à l’irrévérence.
De peur que les “immortels”, les adeptes, ne le retrouvent, il ne donnera ni adresse, ni vrai nom – il l’a tout de même laissé échapper une fois, sans s’en rendre compte, avant de nous faire promettre de ne rien dire. Au téléphone, il mène les échanges, tire lui-même ses leçons des moments marquants de sa vie, d’une enfance violente et désillusionnante à un internat aliénant au Danemark, siège européen de la scientologie, avant l’Amérique, puis la vie d’après, la vraie.
De la difficulté d’adhérer
Libre, mais pas désinvolte : il analyse, pèse, soupèse chaque idée avant de la faire sienne. Un des stigmates qu’il garde de ses jeunes années à devoir prendre au pied de la lettre ce que lui disaient les responsables de la scientologie. Il en retire aussi une forte tendance à tout remettre en question. Les grands récits sociétaux, les idéologies, les narratifs d’entreprises, les partis politiques, du PS, qu’il a vite quitté après s’être encarté, au RN, dont la soudaine ferveur qu’il suscite lui inspire une grande méfiance. Jusqu’à Didier Raoult, et ses accents messianiques. Ils lui donnent des sueurs froides – “Des milliers de gens prêts à confier leur vie pour un seul type, ou une seule organisation, vous ne trouvez pas ça étrange, vous ?”, nous demande-t-il, comme pour se rassurer.
Le sexagénaire n’adhère à rien. Ou plutôt, il n’adhère plus totalement à grand-chose. Comme un bout de scotch usagé, qui ne colle plus vraiment à force de le repositionner. “Pas le premier poisson à mordre à l’hameçon, mais quand même un peu ferrable, on l’est tous, rien ne nous protège contre des croyances irraisonnées”, résume-t-il. Avantage : il n’a pas de problème à revenir sur ses positions lorsque celles-ci ont refroidi. Inconvénient : les dix premières années de sa vie libre, il ne tient aucun boulot, et ne supporte aucune directive.
Les ordres bêtes lui rappellent son adolescence. Il l’a passée à faire ses classes pour l’Eglise de scientologie, à Copenhague, dans un immeuble du mouvement. Il fait la vaisselle, le ménage, quelques tâches administratives. Un jour, vers ses 15 ans, on l’envoie refaire la laine de verre à la cave, près de la chaufferie. 50°C, de la poussière partout, le dos courbé à hurler de douleur. Pas le droit d’uriner, ni de s’asseoir. Comme ça, parce qu’il a osé rire durant ses menus travaux. “Je descends à 50 kilos, j’ai les cheveux ras, l’œil jaune.” Une des pires périodes.
“Quelques centaines” d’adeptes en France
Ce n’est pas la première fois qu’il raconte cette histoire. Il en a fait un livre, Un milliard d’années, publié en 2020 aux éditions du Cherche midi. Un récit riche, qui témoigne de son grand intérêt pour la littérature, une des passions qui lui ont permis de tenir. Longtemps, ses pages à lui sont restées blanches. La peur d’avoir l’air de se plaindre, de faire passer ses misères avant celles des autres. C’est la récente installation de la scientologie aux abords du village olympique, en Seine-Saint-Denis, qui l’a fait changer d’avis.
Créée en 1952 aux Etats-Unis, et toujours très populaire là-bas, la scientologie prône “l’élévation spirituelle” par l’ascétisme, moral et social. Elle recommande des “réhabilitations spirituelles”, avec des rites, une affection toute particulière du sauna, censé purifier, et le recours à de nombreux entretiens pseudo-psychologiques. Une recette qui, si elle est bien appliquée, permettrait de devenir ce que l’organisation appelle un “tethan”, un être immortel, “illimité”. Autant de préceptes qui figurent dans une sorte “bible”, La Dianétique, un mélange de psychanalyse et de théories sur l’esprit, rédigé par L. Ron Hubbard, auteur de science-fiction et fondateur du mouvement.
Plusieurs procès, dont une condamnation en 2012 pour escroquerie, ont terni l’image de la scientologie en France, où elle n’a plus de représentants célèbres, à l’instar de Tom Cruise aux Etats-Unis. Si, en 2005, l’organisation disait compter 40 000 membres français, une commission d’enquête parlementaire avançait plutôt le chiffre de 2 000. “Cela se résume à quelques centaines désormais”, croit savoir Lucas Le Gall, aujourd’hui en rupture de ban totale avec l’organisation. Sur Internet, une liste circule, sans qu’on connaisse exactement sa provenance. Datant de 2015, elle recense tous les Français dont les liens sont avérés. Il y en a moins de 400.
Aucune cage ne retient les croyants. Sauf un simple contrat sans valeur juridique qui “engage” les adeptes pour “un milliard d’années”. Et l’”emprise”, l’isolement, le bourrage de crâne, les promesses et la manipulation, érigés en philosophie collective par l’organisation, que racontent tous les ex-adeptes. “Tous les croyants se dénoncent en permanence. Il y a une grande compétition interne pour devenir le meilleur scientologue, et une culture assumée de la délation, ce qui renforce la pression pour appliquer les préceptes”, illustre notre repenti.
“Directeur marketing” à 16 ans et demi
Lucas Le Gall a très jeune songé à partir. Mais où ? Chez ses parents, “idiots et fanatiques”, où il menait, dès 10 ans, les cours de “communication” de l’organisation, dans lesquels les apprentis adeptes doivent marcher vers un mur en répétant : “Est-ce que les poissons nagent, est-ce que les poissons volent” jusqu’à tout confondre ? Avec les “wog”, les damnés non-scientologues, ces ignorants voués à un terrible destin, d’après les penseurs du mouvement ? Il ne connaît alors rien de ce monde. “J’ai appris il y a deux ans l’existence des vignettes panini.”
Ado, le jeune Lucas Le Gall trouve déjà les scientologues “bien injustes, et peu malins”, là où les rares personnes de l’extérieur qu’il aperçoit lui semblent “si belles, si joyeuses”. Mais en l’absence d’alternative, il se résout à faire ses classes, sans rien dire. Malin, appliqué, il monte vite les échelons, jusqu’à être nommé “directeur marketing”. “Une bouffonnerie, je n’étais pas compétent.” Les fondateurs du mouvement lui demandent de les rejoindre aux Etats-Unis, pour prendre des positions encore plus importantes. Il n’a que 16 ans et demi.
C’est une fois arrivé dans les pavillons ultrasécurisés américains, à une centaine de kilomètres à l’est de Los Angeles, là où résident les pontes du mouvement, qu’il décide de partir. “J’étais proche du premier cercle de Hubbard. On voulait me confier les tâches d’intimidation de l’OSA, un genre de service spécial interne, qui peut être violent. C’était hors de question.” Ses parents lui portaient des coups. L’idée de devoir en donner lui donne la nausée.
L’évasion, “The Wall” et “Star Wars”
Le jeune homme s’en va en pleine nuit, en short et en t-shirt, avec assez d’argent pour prendre un vol pour Paris et dormir à l’hotel. Premier contact avec l’extérieur : The Wall, le film sur les Pink Floyd sorti en 1982. Il le voit trois fois de suite. Il bidonne son CV, se fait embaucher chez Sony. Et rattrape la littérature, qu’il dévore en passager clandestin, à la Fnac, dans les rayons, repartant les mains vides après avoir essoré plusieurs ouvrages.
Quand tout le monde se dote d’une identité à l’enfance, lui est obligé d’en bâtir une nouvelle à l’âge adulte. Il reprend petit à petit contact avec son corps. Il avait appris à l’oublier, au sein de la scientologie. “Je n’arrivais pas à relier la notion de faim à la notion de manger, par exemple. Et j’ai récemment découvert que je ne faisais pas du 41 mais du 43. J’ai beaucoup souffert durant mon enfance, alors, à force, c’est comme si je m’étais coupé de mes sensations. Pour moi, la douleur c’était normal. Etre bien, je ne savais pas ce que ça voulait dire”, se remémore-t-il.
Il dépense “le prix d’une Porsche” pour sauver ses dents, pourries à cause d’une sainte horreur de la médecine cultivée par la scientologie. Au début, les relations amicales lui sont difficiles. Il ne partage pas les codes. “Michael Jackson, Star Wars, je ne connais pas.” Mais à force, il se stabilise, multiplie les rencontres, trouve l’amour, fait des enfants – “J’ai eu pendant longtemps peur d’être violent, moi aussi”. Et finit par garder un travail. L’intitulé ? “Chargé de la fracture relationnelle”. La sienne ne s’est pas totalement refermée. Mais ne lui occasionne désormais plus vraiment de soucis.
Source