A Perpignan, c’est presque devenu une habitude. Xavier Baudry, l’adjoint au maire Louis Aliot (RN), pose, mince sourire aux lèvres, à côté de la roue crantée dorée du Rotary International. La fine fleur du monde économique local s’est donné rendez-vous, ce 23 mai, au restaurant gastronomique le Clos des Lys, dans le sud de la ville : il y a des membres de la chambre de commerce et d’industrie de la ville, de l’association de charité, des artisans, des commerçants. Tous sont réunis pour la cérémonie de remise des “prix de l’apprentissage” organisée par le Rotary Club de Perpignan et la section catalane de l’Union des entreprises de proximité.
Depuis l’accession à la mairie de son “ami” Louis Aliot, en 2020, Xavier Baudry prend soin de dorloter les personnalités “qui comptent” dans le monde économique perpignanais. Un mois plus tard, on le retrouve d’ailleurs posant avec les participants de “L’Eté du bâtiment”, grand-messe de la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) à Perpignan. “A cette soirée, on avait invité tout le monde, même le préfet. Ils se sont tous désistés, sauf le RN”, assure Laurent Plo, vice-président de la Capeb départementale et élu à la chambre des métiers et de l’artisanat du département. Depuis quelques années, Plo vote RN, et ne s’en cache pas. “En 2017, j’ai voté Macron, maintenant, le RN ne me fait plus peur, reprend-il. Les élus RN ont prouvé qu’ils savaient écouter les commerçants et les artisans.” Flatter, se montrer disponible, à l’écoute : l’équipe municipale cherche à rassurer. “Ils sont de tous les événements, raconte un fin connaisseur du monde économique des Pyrénées-Orientales. Chaque fois que l’on organise une réunion, les élus RN sont là, tout le temps. Ils prennent un verre, se mettent dans un coin, et discutent avec les chefs d’entreprise.”
Une question qui traverse le parti depuis longtemps
La mairie prise par Louis Aliot est une vitrine du RN, et le maire entend soigner ses relations avec les figures connues de la ville. “Dans le Midi, le milieu commerçant, artisan, les élus des chambres de commerce sont identifiés comme des ‘gens qui comptent’, analyse Emmanuel Négrier, directeur de recherche CNRS en science politique à l’université de Montpellier. Partout où le RN occupe le pouvoir, ses membres ont pris soin d’entretenir des relations très dynamiques avec les structures de la société civile qui ont de l’influence.” Il n’est désormais plus rare de voir les élus RN frayer avec d’influentes associations locales. Thomas Ménagé, député sortant de la quatrième circonscription du Loiret, pose aux côtés des membres du Rotary Club Montargis-Gâtinais. Caroline Parmentier, députée sortante de la neuvième circonscription du Pas-de-Calais, serre des mains au quiz de culture générale du Rotary Club Béthune-Artois. Emmanuel Taché de la Pagerie, député sortant de la 16e circonscription des Bouches-du-Rhône, fraye avec les exposants du Salon du vin et des gourmets à Arles et ses organisateurs, le Lions Club Arles-Camargue. Rotary, Lions Clubs, chambres de commerce… Les représentants du RN ont lancé une “opération séduction” auprès des notables locaux. Avec plus ou moins de succès.
La question de la notabilisation des élus traverse le Rassemblement national depuis des décennies. “Ç’a été un sujet de discorde entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen dès les années 1990, poursuit Emmanuel Négrier. Le premier considérait que le FN ne pourrait conquérir le pouvoir qu’en déployant une stratégie d’enracinement local en tissant des liens avec des structures comme les chambres de commerce, d’agriculture, d’artisanat. Le second optait pour une tactique où le parti ne connaissait qu’une seule tête, servie par des candidats interchangeables sans épaisseur locale.” Mise entre parenthèses après le divorce entre Mégret et Le Pen, la question est revenue dans les années 2010. “A partir du moment où a commencé sa stratégie de dédiabolisation, l’idée s’est installée que le parti ne pourrait conquérir le pouvoir qu’en développant des logiques territorialisées.” La stratégie a été facilitée à la faveur des conquêtes électorales.
Moutons noirs
Les 13 millions de voix au second tour de la présidentielle, suivies de l’entrée à l’Assemblée nationale de 89 députés en 2022, ont rendu le Rassemblement national plus fréquentable que par le passé. Les 143 sièges obtenus par le parti et ses alliés aux législatives anticipées risquent d’accentuer ce phénomène. “Le vote RN a longtemps été considéré comme un vote ‘honteux’, c’est-à-dire plus difficilement avouable que d’autres en raison du stigmate public pesant sur cette préférence électorale, écrit le sociologue Félicien Faury dans son livre Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024). […] Pour beaucoup, le vote RN est un vote normal, au sens où celui-ci se conforme aux normes sociopolitiques locales et rencontre l’assentiment des personnes avec lesquelles on partage des expériences de vie commune.” Cela “compte dans les classes moyennes, où la question de la responsabilité sociale est importante”, ajoutait il y a quelques jours le sociologue auprès du Monde. A en croire les résultats des législatives anticipées, les classes moyennes supérieures et aisées suivent la même logique. En 2022, seulement 14 % des électeurs des classes moyennes supérieures et 11 % de ceux des milieux aisés ou privilégiés assumaient de voter RN. Deux ans plus tard, ces chiffres ont bondi à 25 % chez les premiers et 21 % chez les seconds.
Cette évolution de l’électorat se retrouve aussi chez les candidats présentés aux législatives anticipées. Selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, on dénombrait au second tour au moins 13 dirigeants d’entreprises comptant dix salariés ou plus, une quinzaine d’avocats – dont certains professeurs à l’université en parallèle – et cinq médecins généralistes, neurologue ou chirurgien-dentiste.
Le RN au Lions Clubs
En novembre 2023, une enquête de La Nouvelle République relevait le mélange des genres – avant nettoyage – sur la page Facebook de François Ducamp, jeune président du Lions Club d’Amboise – Val de Loire et délégué départemental du parti de Marine Le Pen. Sa prédécesseure jusqu’en 2023, Corine Fougeron, n’avait pas non plus dissimulé son implication au RN. “Il s’agit clairement de la même galaxie militante en quête de respectabilité, analyse Brice Ravier, maire d’Amboise (sans étiquette, proche du PS). Mais beaucoup, au Lions Club, sont très mal à l’aise devant ces pratiques. L’association est censée être apolitique.” Candidats dans les deuxième et cinquième circonscriptions d’Indre-et-Loire, tous deux ont perdu dimanche 7 juillet – non sans promettre de revenir, dans le cas de Corine Fougeron, aux “prochaines municipales”.
La preuve que la notabilisation du RN reste à parfaire. “Leur stratégie d’enracinement a des limites, pointe Emmanuel Négrier. Quand le RN n’occupe pas le pouvoir à un endroit, les relations avec les chambres d’agriculture, les associations sont bien moins développées.” Dans nombre de départements, en particulier dans l’Ouest, il est beaucoup plus difficile de trouver des traces d’accointances entre le parti et les notables locaux. “Tout simplement parce que nous n’avions pas vraiment de vote RN massif jusqu’ici, relève Eric de Falco, chirurgien-dentiste et président de l’Union des entreprises de proximité de Seine-Maritime, très impliqué dans la vie locale. Nous ne sommes habituellement pas un territoire où les extrêmes performent, et on ne revendique pas ce vote auprès des représentants syndicaux. Mais même ici la colère est en train de monter”. La recette du RN commence à être connue : attiser les colères… avant de flatter les notables.
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