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Algérie, immigration, De Gaulle, Macron… L’étonnante rencontre entre Thierry Lhermitte et l’historien Benjamin Stora


“L’acteur ?” Quand on a fait savoir à Benjamin Stora que Thierry Lhermitte désirait le rencontrer, l’historien n’a pas masqué sa surprise. S’il est un “groupie” et a vu quatre fois Les Ripoux, l’auteur du récent L’Arrivée (Tallandier) ne voyait pas bien le rapport entre le Splendid et son domaine de spécialité, l’Algérie. Mais Thierry Lhermitte n’est pas un acteur comme les autres.

Féru de sciences et parrain de la Fondation pour la recherche médicale, il a, contrairement à son plus fameux alter ego “Popeye”, toujours un livre à la main. Cet esprit curieux se passionne pour les sujets complexes, et la mémoire de la guerre d’Algérie, comme la question migratoire, en est un. Après avoir lu ses ouvrages, Thierry Lhermitte voulait donc poser des questions à Benjamin Stora. Une rencontre d’autant plus passionnante que les passerelles se sont révélées nombreuses entre l’acteur et l’historien…

Thierry Lhermitte : Benjamin Stora est l’une des rares personnes qui puisse répondre à une question que je me pose. J’ai lu pas mal de choses sur la guerre en Algérie comme sur l’immigration algérienne. J’ai réalisé qu’après l’indépendance algérienne, sur 250 000 harkis, 60 000 ont été transférés en France dans des conditions lamentables, dans des camps. Nous en avons donc laissé un grand nombre se faire tuer en Algérie, une faute morale épouvantable. Et, en même temps, plus d’un million de travailleurs algériens sont arrivés en France de 1962 à 1974. Comment comprendre cette contradiction ?

Benjamin Stora : La fin de la guerre d’Algérie peut être vue comme une forme d’apocalypse. Il y a effectivement eu des mouvements de population invraisemblables, qu’on n’a pas bien perçus dans la métropole. C’étaient alors les Trente Glorieuses. En pleine vague yéyé, la société française veut absolument tourner la page, et ne plus regarder vers le sud. Beaucoup de Français ont été liés à l’Algérie, avec un million et demi de soldats envoyés là-bas. Lorsque de Gaulle s’oriente vers un départ en 1962, c’est donc un immense soulagement. Le problème, c’est que de l’autre côté de la Méditerranée le chaos provoque la plus grande vague d’immigration jamais connue vers la France.

En l’espace de quelques mois, 600 000 pieds-noirs, dont je faisais partie avec mes parents, arrivent en métropole, en étant rejetés par la société française. En même temps, il y a la démobilisation des appelés, les jeunes soldats du contingent. Sur les 400 000 soldats présents en Algérie, des dizaines de milliers ont été démobilisés à ce moment-là. Cela fait donc en tout près d’un million de personnes qui franchissent la Méditerranée en très peu de temps. C’est colossal. Et n’oublions pas les deux millions de paysans algériens déplacés par l’armée française à l’intérieur du pays à la fin de la guerre.

Et il y a aussi les harkis, autrement dit les soldats musulmans supplétifs de l’armée française, qui ont très peur parce qu’ils ont choisi la France. Attention, c’était souvent un choix par défaut. Il pouvait y avoir un amour de la France, mais aussi le besoin de nourrir sa famille, de se protéger des incursions du FLN… Nombre de harkis étaient des paysans, et ils ne parlaient pas tous le français, ni même l’arabe. C’étaient des gens du peuple, très pauvres. Et chaque harki avait derrière lui plus de trois personnes à charge. Mais de Gaulle a très peur d’eux, car il craint l’infiltration par des commandos de l’OAS. Souvenons-nous du climat de guerre civile qui règne en France à ce moment-là. Des officiers français ont cependant décidé de transgresser ces ordres et de rapatrier les harkis. Ils ont voulu sauver les personnes qu’ils connaissaient. Beaucoup d’entre eux avaient fait l’Indochine et étaient marqués par ce drame humain.

Mais ce n’est pas fini. Il y a également des Algériens qui ne sont pas des harkis, mais arrivent en France. On les appellera des “immigrés algériens”, alors même qu’ils étaient français jusqu’en 1962. L’Algérie est alors en plein chaos politique et économique, avec une lutte entre Ahmed Ben Bella, aidé de Houari Boumediene de l’armée des frontières, et les maquis de l’intérieur. Avant 1962, 300 000 “Algériens” vivaient déjà en France. Des personnes se sont alors dit qu’elles allaient rejoindre leur famille dans la métropole. On peut également évaluer à 200 000 le nombre d’Algériens qui partent pour la France en 1962.

Enfant, j’ai moi-même vécu cette contagion de la peur. J’avais 12 ans à Constantine. J’ai vu mon quartier se vider en trois mois. Nous sommes partis par avion, et non par bateau, comme le veut le cliché. 1962 a ainsi été marqué par un mouvement de populations parties sans rien. Nous avions deux valises chacun. Les pieds-noirs étaient certes mieux organisés et mieux accueillis que les harkis, mais nous étions quand même des réfugiés. En dépit de notre nationalité française, nous ne savions rien de la France. On a habité dans une sorte de garage en attendant un HLM. Ma mère, femme au foyer en Algérie, s’est retrouvée ouvrière…

T. L. Il y a donc eu un afflux de personnes venues en France pour des motifs parfaitement compréhensibles, mais qu’il fallait intégrer dans l’économie française. Cette libre circulation figurait dans les accords d’Evian…

B. S. Absolument. Mais n’oublions pas que l’Algérie, c’était la France. A partir de 1958, de Gaulle, qui n’a pas encore tranché sur l’indépendance, pense qu’il peut aboutir à une solution fédérale. Il a donc accordé le droit de vote aux Algériens musulmans, qui sont devenus français. A partir de là, comment réguler le flux de personnes toutes considérées comme françaises ? C’est seulement par la suite qu’on leur a demandé de choisir. Mais, sur le moment, le chaos est complet. Les accords d’Evian sont signés par des responsables loin de la réalité du terrain. De Gaulle a déclaré à son Conseil des ministres que les “Européens” allaient rester sur place en Algérie, pensant en faire une passerelle entre la France et le nouveau pays indépendant. Mais il s’est bien sûr trompé, trois quarts des “Européens” partant rapidement. De Gaulle n’a pas mesuré l’ampleur de la peur, du chaos et des rumeurs. Il n’a pas non plus prévu que les officiers français allaient à ce point transgresser ses ordres au sujet des harkis. De même, il pensait négocier avec des indépendantistes algériens unis. Mais les indépendantistes se sont écharpés au congrès de Tripoli en mai-juin 1962. Il n’y avait donc pas de pouvoir algérien unifié. La Kabylie est entrée très vite en dissidence, ne voulant pas d’un pays exclusivement arabo-musulman. L’armée des frontières s’est opposée au GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne, NDLR). C’était une addition de groupes s’affrontant dans des luttes de pouvoir interne, ne permettant pas de stabiliser la situation. Les massacres de harkis ont d’ailleurs en grande partie résulté de règlements de compte intra-villageois.

Dans ce chaos généralisé, les populations algériennes musulmanes ont compris qu’elles passaient d’une guerre anticoloniale à une guerre civile. De Gaulle était très mal renseigné. Il aurait fallu préparer l’indépendance. C’est ça tout le drame de cette histoire. Cela ne se décide pas en trois mois…

T. L. Vous direz cela à Emmanuel Macron… [Rires.]

B. S. C’est le verticalisme français. De Gaulle centralisait tout entre ses mains. Quand Pierre Laffont, frère de Robert Laffont, va voir le Général pour l’alerter sur les souffrances à venir de ceux qu’on n’appelait pas encore les pieds-noirs, de Gaulle répond : “Eh bien qu’ils souffrent, moi je veux sauver la France.” C’est terrible. Mais, en même temps, je ne sais pas trop ce que le Général aurait pu faire, parce que cela devenait vraiment un bourbier. L’OAS était forte au sein de l’armée et de la police. Il y avait aussi une pression internationale pour l’indépendance algérienne. De Gaulle a été lâché par les Etats-Unis. Et, en France, les immigrés algériens étaient des partisans du FLN ou du MNA, des mouvements indépendantistes avec des dizaines de milliers de cotisants.

T.L. Ils n’avaient pas le choix…

B.S. Effectivement. De Gaulle du coup craignait une guerre civile en métropole, le FLN comme l’OAS y étant très puissants. Et comme je vous le disais, la société française réclamait la fin du conflit. Quand Louis Joxe va à Evian, De Gaulle lui dit donc de signer.

1962 est un vrai tremblement de terre dans notre histoire, mais dont la réplique n’arrivera que trente ans plus tard…

T. L. Avec pour objectif de pouvoir poursuivre les essais nucléaires en Algérie et de conserver les accords sur les hydrocarbures, n’est-ce pas ?

B. S. Oui. De Gaulle voulait garder le Sahara et les accords sur le pétrole. Se joue alors un drame, mais dont personne n’a conscience en France. 1962 est un vrai tremblement de terre dans notre histoire, mais dont la réplique n’arrivera que trente ans plus tard, avec les enfants des pieds-noirs, des harkis et des immigrés algériens…

T. L. Comment expliquer ce long déni mémoriel ?

B. S. 1968 a succédé à la guerre d’Algérie. A quoi pensions-nous ? A la joie de vivre, la rigolade. J’étais d’ailleurs un grand fan du Splendid. C’était la société de consommation, les belles années 1970. Qu’allions-nous nous embêter avec l’Algérie ? D’autant qu’à l’époque la France a un autre problème à régler, la mémoire de Vichy.

Sur le coup, le souffle de 1968 a été bien plus fort que celui de l’Algérie. Mes parents avaient souffert, ils en ont été terriblement affectés. Mais, dans les manifs de 1968, on parlait très peu de l’Algérie. Cependant, comme tous les traumatismes, il y a eu un retour, à partir des années 1980. C’est le réveil des “beurs”. Les enfants des immigrés ou des harkis ont voulu interroger leurs pères ou mères, qui s’étaient tus.

T. L. Cela a débouché sur une vision de l’indépendance de l’Algérie très décalée par rapport à la réalité…

B. S. C’était très manichéen et simpliste. Il a fallu attendre les années 2000 pour voir se multiplier les recherches sur l’Algérie, avec des universitaires comme Pierre Vermeren, Raphaëlle Branche ou Tramor Quemeneur. J’ai longtemps été seul. J’ai notamment été poussé par une relation que nous avons en commun, l’historien Jean-Pierre Rioux…

T. L. Bien sûr ! Il était enseignant au lycée Pasteur à Neuilly quand nous y étions. C’était un super prof d’histoire-géo…

B. S. Il est ensuite devenu universitaire à Nanterre. Il m’a présenté Charles-Robert Ageron, spécialiste de la colonisation en Algérie, un vieux savant solitaire. J’ai fait ma thèse sous sa direction en 1978, puis j’ai publié une biographie de Messali Hadj en 1982. Longtemps, je me suis par exemple heurté à des personnes qui considéraient Albert Camus comme un colonialiste, alors qu’il a été le seul à condamner les massacres de Sétif en 1945…

T.L. J’ai tourné il y a vingt ans en Algérie. J’ai vu une place du “8 mai 1945”. Je me suis demandé pourquoi on fêtait la défaite de l’Allemagne. Mais c’est évidemment la date des massacres de Sétif. Là, je joue Henri Giraud dans un biopic sur De Gaulle…

B.S. Giraud était férocement antisémite…

T.L. Absolument. C’est un scénario magnifique d’Antonin Baudry, qui a écrit Quai d’Orsay et réalisé Le Chant du Loup. Mais nous avons dû tourner au Maroc, pas en Algérie…

B. S. C’est dommage. La plupart des films sur l’Algérie ont été tournés au Maroc. Même Alexandre Arcady a eu du mal à pouvoir réaliser quelques plans pour Ce que le jour doit à la nuit.

T. L. J’ai tellement aimé ce roman de Yasmina Khadra. Quel écrivain ! Ce que le jour doit à la nuit, c’est le Autant en emporte le vent de la guerre d’Algérie.

B. S. Il y a une dimension camusienne chez Khadra. Il voulait d’ailleurs faire lire Camus en Algérie, mais il s’est heurté à l’opposition des islamo-conservateurs. Pour en revenir à de Gaulle, il s’est trouvé face à une situation très compliquée. S’il ne se séparait pas tout de suite de l’Algérie, il y avait un vrai risque de guerre civile. Le Général a eu cette formule extraordinaire : “il faut refermer la boîte à chagrin”. Evidemment, cette boîte a été rouverte. Mais à l’époque, entre janvier et juin 1962, alors que l’histoire s’est accélérée, qu’aurait-il pu faire ?

A leurs yeux, il ne peut y avoir que le colonisateur et le colonisé…

T. L. Peut-on enseigner la complexité de cette histoire dans les salles de classe ?

B. S. C’est possible. Il y a quinze jours, je suis allé à Saint-Denis devant 500 adolescents. Ils m’ont écouté, parce que je racontais l’histoire de leurs grands-pères algériens. Sont-ils d’accord avec le fond de ce que je dis ? Je ne peux le garantir. Mais je connais intimement l’histoire vécue par leurs parents et grands-parents. C’est comme pour le cinéma. Qu’est-ce qui fait que vos films, Thierry, ont eu autant de succès ? Parce qu’une génération s’est retrouvée dans votre autodérision. Mais si vous faites un livre, ou un film, dans lequel personne ne se retrouve, c’est raté. Or le problème de l’Education nationale, c’est qu’elle manque d’incarnation et d’empathie. On a beaucoup de retard sur le sujet.

Par ailleurs, j’ai une théorie : tout le monde en France a un lien avec l’Algérie. Et, Thierry, j’ai vu que vous-mêmes aviez des origines algériennes…

T. L. La famille de ma mère, mais on n’en parlait pas. Ils sont sans doute venus en France avant la Première Guerre mondiale. J’ai tourné en Kabylie au début des années 1990 L’Honneur de la tribu, adapté d’un roman magnifique de Rachid Mimouni. Le FIS [NDLR : Front islamique du salut] avait remporté les élections en 1991. Dans l’avion, un Algérien m’a confié : “Je ne connais personne qui pourrait voter pour le FIS.” Je pourrais dire la même chose aujourd’hui pour le RN. C’était une prise de conscience, même pour des Algériens…

B. S. C’est très vrai. Quand Mohamed Boudiaf revient au pouvoir en 1992, avant d’être assassiné, les Algériens ne le connaissaient pas. C’était pourtant l’homme de l’insurrection de novembre 1954 ! De même, les Algériens ignoraient aussi que Abane Ramdane, l’un des leaders historiques de la révolution, avait été assassiné en 1957 non par les Français, mais par ses frères d’armes. Les ignorances se nourrissent des deux côtés. Cela débouche sur des discours manichéens sur “les Arabes” ou sur “les Français”. Quand j’ai rendu mon rapport à Emmanuel Macron, je me suis fait attaquer par certains Algériens simplement parce que j’y expliquais que, du temps de l’Algérie coloniale, il y avait des libéraux comme Camus ou Germaine Tillion qui avaient essayé d’ouvrir une voie de compréhension entre la France et l’Algérie. Mais, à leurs yeux, il ne peut y avoir que le colonisateur et le colonisé.

Vous citiez Rachid Mimouni. Il a également écrit un livre bouleversant, Le Fleuve détourné, racontant comment la révolution algérienne a été confisquée et trahie. Par la littérature, comme par le cinéma, on peut comprendre une situation de manière bien plus forte que par le travail d’un historien. Mimouni, Khadra, Kateb Yacine ont une compréhension de leur société et du rapport à la France bien plus intéressante que les idéologies doctrinaires. Mais le drame aujourd’hui, c’est que les gens qui veulent montrer cette complexité, qui cherchent des solutions démocratiques, sont broyés…




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