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Faut-il en finir avec la psychanalyse ? Les vérités sur une passion française

C’est un déjeuner avec quelques-uns des éditeurs les plus influents de Saint-Germain-des-Prés. Au moment du dessert, ces fins lettrés se mettent à évoquer avec enthousiasme les “quatre piliers” du couple édictés par le lacanien Juan-David Nasio (“la sexualité, l’admiration réciproque, les rituels et la mobilité des rôles”). “Tu devrais absolument le consulter”, nous recommande-t-on. C’est, aussi, une soirée parisienne arrosée au spritz qui tourne au pugilat quand s’invite dans les conversations le sujet de la psychanalyse.

Qui ose questionner les théories freudiennes sur la phobie des serpents ou des araignées, respectivement associées à un symbole phallique ou à la mère méchante, s’y voit accusé de “refoulement”. C’est, encore, une récente couverture d’un hebdomadaire, “Ce que les psys disent d’eux”, qui couche nos responsables politiques sur le divan. Dans le dossier, le psychanalyste Jean-Pierre Winter dit entendre dans le mot dissolution “dix solutions”, tandis que son confrère Roland Gori décèle chez Emmanuel Macron une “absence de peur de la castration”…

Nul doute, nous sommes bien en France, ce pays où il est plus facile de débattre sereinement du conflit israélo-palestinien que de la pertinence scientifique de la psychanalyse. Née à la fin du XIXe siècle à Vienne, la discipline s’est d’abord historiquement implantée dans les nations germanophones puis anglo-saxonnes, mais elle y est en net recul depuis plusieurs décennies en faveur d’autres psychothérapies. Chez nous, elle demeure une passion française, incontournable dans les médias, les hôpitaux, les universités ou même les tribunaux. Comme le confirme la psychanalyste et philosophe Clotilde Leguil, la France est son “centre névralgique”. Seule l’Argentine, dont la capitale Buenos Aires détient le record mondial de psys au mètre carré, peut aujourd’hui nous contester ce titre.

Photo non datée de la psychanalyste Françoise Dolto, avec ses enfants Jean-Chrysostome (Carlos) (G), Catherine (C) et Grégoire (D). Le chanteur Carlos, figure de la chanson populaire française, est mort le 17 janvier 2008 à Paris à l’âge de 64 ans des suites d’un cancer, a-t-on appris auprès de sa soeur Catherine Dolto. AFP PHOTO (Photo by AAD FRANCOISE DOLTO / AFP)

Dolto, Lacan, les origines d’une exception culturelle

Une singularité qui s’explique en grande partie par les figures de Jacques Lacan et Françoise Dolto. En rupture avec l’association internationale de psychanalyse, le premier a créé sa propre école dans les années 1960, accordant généreusement le titre de psychanalyste à des personnes n’étant ni psychologues ni psychiatres. Philosophes (Octave Mannoni), jésuites (François Roustang) ou maoïstes (Gérard Miller) ont alors trouvé une nouvelle vocation. L’autre réussite de Lacan, orateur brillant, théoricien jargonneux et dandy excentrique, est d’avoir ensorcelé les milieux intellectuels et médiatiques de son temps, de Michel Foucault à Françoise Giroud, cofondatrice de L’Express.

“Par ailleurs, les Français sont préparés au discours psychanalytique par le cours de philosophie suivi au lycée. L’inconscient figure parmi les thèmes obligatoires et Freud y est souvent porté aux nues. Michel Onfray a bien raconté comment ses élèves étaient plus intéressés par la psychanalyse que par Kant, Descartes ou Platon”, estime le Belge Jacques Van Rillaer, ancien psychanalyste et professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain, devenu le critique le plus féroce de la discipline dans le monde francophone.

Freud, un nouveau Darwin?

Aujourd’hui encore, de nombreux médias présentent la psychanalyse comme une science. Pour les 85 ans de la mort du père fondateur Sigmund Freud, Le Monde publie par exemple un hors-série qui reprend, sans aucun recul, l’argumentaire développé par le Viennois pendant la Première Guerre mondiale : la psychanalyse représenterait, après l’héliocentrisme et la théorie de l’évolution, la troisième – “et la plus cuisante”– blessure narcissique infligée à l’humanité par la science. Autrement dit, Freud s’est lui-même placé au niveau des géants, Nicolas Copernic et Charles Darwin.

Un argument que nous oppose également Elisabeth Roudinesco, gardienne du temple freudien en France, quand nous l’avons sollicitée pour ce dossier critique. “Est-ce qu’on fait un pour ou contre Darwin ? On n’en est plus là”, nous a vertement répondu l’historienne et psychanalyste, qui n’hésite pas à utiliser les lourdes accusations de “négationnisme” et d’”antisémitisme” dès que quelqu’un ose un peu trop chatouiller la statue du commandeur.

Pourtant, les théories de Sigmund Freud ont nettement moins bien vieilli que celles de Copernic et Darwin. Ses concepts de base, comme l’inconscient, le complexe d’Œdipe ou le complexe de castration, ont valeur de dogme en psychanalyse, mais n’ont jamais été validés scientifiquement. Même en France, les psychanalystes savent qu’ils sont loin de leur toute-puissance des années 1960-1970, quand Lacan faisait la pluie et le beau temps au sein de l’intelligentsia française.

Entre-temps, il y a eu la publication du Livre noir de la psychanalyse en 2005, avec les contributions, notamment, de l’historien critique Mikkel Borch-Jacobsen, du psychiatre Jean Cottraux ou de Jacques Van Rillaer. Un best-seller suivi en 2010 du Crépuscule d’une idole de Michel Onfray, violente charge contre Sigmund Freud. Surtout, la discipline a considérablement pâti de l’essor de la psychologie scientifique et d’une médecine fondée sur les faits. Le modèle du tout-psychique prôné par la psychanalyse est, depuis des décennies, démenti par les découvertes de la génétique ou des neurosciences.

Le fiasco de l’autisme

Sous l’influence notamment de Bruno Bettelheim, des psychanalystes ont accusé les mères d’être responsables de l’autisme de leur enfant, alors qu’on sait désormais que ce trouble du neurodéveloppement (TND) a des causes multifactorielles, en partie génétiques. En 2012, la Haute Autorité de santé (HAS) a exclu la psychanalyse de ses recommandations pour le traitement de l’autisme. En dépit de ce fiasco, la discipline continue à avoir une influence en pédopsychiatrie. “Je vous passe les nombreux courriers que je reçois de mamans à qui on a expliqué par exemple que si leur enfant était autiste, c’est qu’elles avaient vécu un viol incestueux dont elles n’avaient pas conscience”, déplore Etienne Pot, délégué interministériel à la stratégie nationale pour les troubles du neurodéveloppement (autisme, TDAH, troubles dys, TDI…), qui ne mâche pas ses mots : “Pour moi, la psychanalyse n’a pas sa place dans le champ des TND. Je mets au défi les psychanalystes de nous prouver qu’ils ont fait progresser les enfants autistes. Je demande à ce que chacun s’en tienne à son champ de compétences, l’enjeu est trop important : garantir à chaque personne avec un TND le meilleur accompagnement conforme aux données de la science.”

Ce médecin de santé publique pointe les “habits neufs” des pro-psychanalystes qui, sous un discours apparemment plus modeste, mettent désormais en avant la complémentarité des approches “organiques” et freudiennes. En juin, la chaîne publique LCP diffusait un débat sur l’autisme réunissant en majorité des partisans de la psychanalyse, comme Alain Vanier, formé à l’Ecole freudienne de Paris, ou le psychiatre et psychanalyste Pierre Delion, qui défend la pratique du “packing”, traitement consistant à envelopper transitoirement un patient de linges froids et humides, également interdit par la HAS en 2012. La lobbyiste Elisabeth Roudinesco y fustigeait une “guerre” contre la psychanalyse, estimant qu’”on a besoin de toutes les approches”.

Il a fallu que le psychiatre Raphaël Gaillard, directeur du pôle hospitalo-universitaire de l’hôpital Sainte-Anne, intervienne pour rappeler les “effets catastrophiques” du discours psychanalytique dans le domaine. “Plane toujours cette idée que les parents seraient à l’origine par leur comportement de la maladie. C’est terrible”, a cinglé l’académicien, avant de souligner qu’en médecine, il fallait au contraire hiérarchiser les approches à partir des niveaux de preuve. Pour Dominique Campion, psychiatre hospitalier au CHR de Sotteville-lès-Rouen et auteur de L’Inconscient freudien : y a-t-il quelque chose à sauver ? (Odile Jacob), “les êtres humains ont besoin de croire en des choses comme la psychanalyse pour donner du sens à leur vie, ce qui n’est pas condamnable, car c’est au cœur de l’être humain. Mais lorsqu’il s’agit de l’appliquer à des enfants qui n’ont rien demandé, cela devient un problème, et il faut tirer la sonnette d’alarme”.

Le divan made in France

En dépit de ces errements et d’un bilan très mitigé en matière d’efficacité chez les adultes selon les méta analyses, la psychanalyse a encore de beaux jours dans notre pays. Pendant deux saisons, France Inter a diffusé l’émission L’Inconscient. Sur une radio publique, Juan-David Nasio a ainsi pu affirmer, sans aucune contradiction, que “les personnes souffrant de phobie” ont été “traumatisées dans leur enfance ou leur adolescence par la perte brutale d’un être cher”. La pédopsychologue Caroline Goldman, qui se revendique de la psychanalyse, a elle aussi animé 40 émissions sur la radio la plus écoutée de France, suscitant la colère de psychiatres et chercheurs à la suite de ses propos sur la dépression des enfants ou le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH).

Quant à la psychanalyste Claude Halmos, elle dispose d’une chronique bimensuelle dans Le Monde. Selon une analyse réalisée en 2018 par Joël Swendsen, ex-professeur de psychologie clinique au CNRS, sur 26 universités françaises chargées de la formation des psychologues cliniciens, la moitié dispensait une formation psychanalytique substantielle et 9 proposaient une approche exclusivement psychanalytique. Sur le plan culturel également, le divan reste une figure imposée sur les écrans, à l’image de la série à succès En Thérapie d’Eric Toledano et Olivier Nakache sur Arte.

“Depuis les années 1960, la France est le pays d’Europe où le freudisme s’est le plus largement diffusé. Le nombre de psychanalystes par habitant y est beaucoup plus élevé qu’ailleurs”, observe Jacques Van Rillaer. Pourtant, notre nation se distingue aussi par son pessimisme, même selon les normes occidentales. “Selon une enquête de Claudia Senik en 2014, c’est un des pays d’Europe où les émotions négatives et les troubles psychologiques sont les plus fréquents. Freud a écrit que “la diffusion de la psychanalyse allait réduire le nombre des diverses névroses dans la masse”. Ce n’est manifestement pas le cas…




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