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Autisme, TDAH : les dégâts sans fin de la psychanalyse chez les enfants


Elle ne compte plus les appels. Ici, une mère victime d’un signalement abusif pour mineur en danger ; là, un père qui bataille pour scolariser son enfant atteint d’un trouble du spectre de l’autisme (TSA) dans une unité dédiée. “A chaque fois, le schéma est le même : les parents sont confrontés à des professionnels qui ne sont pas formés à la prise en charge de ces troubles du neuro-développement”, souffle Marie*, une avocate spécialiste dans ce domaine. A la lecture des nombreux rapports rédigés par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) envoyés par ses clients, Marie a très vite remarqué un autre problème : “Les travailleurs sociaux baignent dans les interprétations psychanalytiques.” La plus célèbre d’entre elles, popularisée notamment par le psychanalyste controversé Bruno Bettelheim, postule que les interactions entre les mères et leurs enfants joueraient un rôle primordial dans l’autisme. Une théorie totalement infondée scientifiquement – de nombreuses études ont démontré l’importance de la génétique dans l’apparition de ce trouble – mais qui est pourtant toujours mobilisée au sein de l’ASE.

Exemple en 2024, dans la Marne. Deborah* fait l’objet d’un signalement pour son fils autiste, Maxime*, en raison d’un “mutisme total” et d’une “phobie sociale”. Les services sociaux qui la rencontrent estiment alors que leur relation est “fusionnelle” et qu’elle “freine le développement psycho-affectif de Maxime”. Plus loin, le rapport préconise de “rompre cette relation d’emprise mère-enfant”, pour “espérer sortir Maxime de ses troubles”. Autre situation, un an plus tôt. Sollicitée dans le cas d’un garçon atteint d’un trouble du développement non spécifié, l’ASE estime là encore que l’enfant et la mère sont dans une relation “fusionnelle et d’interdépendance”, qui “met en péril sa santé, sa sécurité et son évolution psychoaffective”. Outre un placement du garçon pour une durée de six mois, l’ASE sollicite une expertise psychiatrique de la mère et la mise en place de visites en présence d’un tiers, “si l’état de santé psychique de Madame le permet”. “Dans la moitié des cas, ces accusations sont absurdes, et j’arrive à faire en sorte que les parents récupèrent la garde de leurs enfants, commente Marie. Mais cette culpabilisation permanente des mères détruit de nombreuses familles.”

Michèle Créoff a aussi vu les ravages des interprétations psychanalytiques. Durant dix ans, l’ancienne vice-présidente du Conseil national pour la protection de l’enfance a officié en tant qu’inspectrice de l’ASE et se souvient de l’utilisation excessive du “complexe d’Oedipe”, une théorie freudienne selon laquelle l’enfant chercherait à entretenir un rapport amoureux avec le parent du sexe opposé. “Dans les affaires d’inceste, des travailleurs sociaux évoquaient cette piste du fantasme qui viendrait de l’enfant. Il y avait souvent en parallèle une minimisation de la violence de l’adulte, avec des expressions comme ‘comportement paternel inadapté’”, illustre-t-elle.

De nos jours, la psychanalyse aurait toutefois “perdu de l’influence”, mais la discipline resterait toujours présente dans “certaines formations aux métiers du social”, précise Michèle Créoff. Exemple au sein d’Inkipit, un établissement situé à Toulouse, Albi et Tarbes. Damien*, un ancien élève, se remémore ce cours de psychologie du développement, où l’enseignant parlait longuement du complexe d’Oedipe. “Il disait de Freud et de Lacan qu’ils étaient aussi importants pour la science qu’un Einstein”, raconte l’étudiant, qui se demande encore l’intérêt de ces notions pour son futur travail d’éducateur. Interrogé à ce sujet, David De Faria, le directeur de la structure, dit ne pas défendre la psychanalyse ou une quelconque obédience, “les intervenants étant recrutés pour leurs compétences”. S’il concède ne pas pouvoir surveiller les cours des mille formateurs qui interviennent chaque année dans son école, “la question des troubles du neurodéveloppement est en revanche abordée selon les recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS)”, assure-t-il.

Refus de poser des diagnostics

En 2012, la HAS a écarté l’usage des approches psychanalytiques pour la prise en charge de l’autisme, en raison d’une “absence de données sur leur efficacité”. En 2018, un autre rapport, consacré cette fois aux troubles spécifiques du langage et des apprentissages (les TSLA, ou “troubles dys”), préconise une “démarche neuropsychologique”, avec “un dépistage du trouble et un diagnostic de la spécificité de ce dernier”. Pourtant, au sein des centres médico-psycho-pédagogiques (CMPP), des établissements gratuits qui accompagnent les enfants et adolescents qui en sont atteints, “la majorité des psychologues et psychiatres ont encore une pratique psychanalytique, et rejettent les diagnostics pour ne pas ’cataloguer ’l’enfant”, dénonce Nathalie Groh, présidente de la Fédération française des Dys. A l’origine de ce refus notamment, un article de Freud, paru en 1919 : “La psychiatrie est exclusivement de nature descriptive. […] elle ne propose pas la moindre compréhension des faits observés”, écrit le père de la psychanalyse. Dans un édito daté de 2024, Amandine Buffière, la présidente de la Fédération des CMPP (qui n’a pas répondu aux sollicitations de L’Express), soutient de son côté une position qui respecte “la singularité de chacun”, et ne suit pas “des protocoles tout faits”.

Au CMPP de Cenon, en Gironde, les professionnels, exclusivement psychanalytiques, “n’évaluaient pas les enfants avec des tests psychométriques et effectuaient une anamnèse [NDLR : un rapport qui retrace les antécédents médicaux] très sommaire, ce qui rendait impossible tout diagnostic valide”, relate Jean-Yves Prigent, directeur de la structure depuis 2021. A son arrivée, le pédopsychiatre se souvient aussi d’ateliers théâtre en groupe, “où les enfants jouaient des scènes puis disaient ce qu’ils ressentaient, afin de construire un ’inconscient collectif'”. Ces pratiques, éloignées des recommandations de la HAS, ont alors entraîné de “nombreux retards dans les prises en charge”, déplore Jean-Yves Prigent. Au point que le médecin a décidé de changer ce référentiel, en recrutant des neuropsychologues. “80 % de l’équipe a démissionné, car ils refusaient de travailler à partir du cadre fixé par la HAS”, raconte-t-il. Un cas loin d’être isolé…

“C’est totalement inacceptable, martèle le Dr Etienne Pot, délégué interministériel aux troubles du neurodéveloppement. L’Etat n’a pas à financer des établissements et des services qui ne s’inscrivent pas dans les pratiques les plus modernes et les plus actualisées.” Ainsi, les agences régionales de santé, qui doivent déjà mener des missions d’inspection et de contrôle, bénéficieront bientôt de l’appui d’une “task force” nationale composée d’experts et de représentants des associations de familles, pour les aider à porter un regard neuf et plus distancié sur ces structures, précise-t-il.

Des praticiens continuent de défendre le “packing”

En dehors des CMPP, certains hôpitaux continuent aussi de défendre des prises en charge inspirées par les théories de Freud. “Impossible de le quantifier, mais je reçois encore suffisamment de courriers pour savoir que cela existe encore par endroits, et que cela pose problème”, constate le Dr Pot. Des pédopsychiatres d’obédience psychanalytique comme Pierre Delion ou Bernard Golse, longtemps chefs de service respectivement au CHRU de Lille et à l’hôpital Necker à Paris, gardent une influence certaine. Désormais retraités, ils poursuivent les séminaires, dont le dernier, portant sur le concept psychanalytique de “psychose infantile” – aujourd’hui abandonné dans les classifications scientifiques internationales -, a eu lieu le 22 juin. Devant la centaine de personnes venues les voir, Pierre Delion maintient : “Les enfants psychotiques existent et sont sans doute plus nombreux que les enfants autistes.” Selon lui, la catégorie des troubles du neuro-développement qui s’est progressivement imposé répond à “une manipulation électoraliste” (sic), destinée à obtenir les voix des parents d’autistes opposés à la psychanalyse.

Au cours de leur conférence, les deux pédopsychiatres évoquent aussi “l’angoisse d’effondrement” que ressentiraient les enfants autistes, à l’image des films d’animation de Tex Avery où les personnages “tombent du 15e étage”. Pour les aider à retrouver une “contenance”, Delion et Golse défendent entre autres le packing, un traitement qui consiste à envelopper le patient de linges humides, désavoué par la HAS et interdit dans les centres médico-sociaux par une circulaire ministérielle de 2016. “Cette pratique doit être considérée comme une mise en danger de la santé, de la sécurité et du bien-être moral et physique des personnes accompagnées par ces établissements”, peut-on notamment y lire. En 2018, Delion et ses collaborateurs ont pourtant publié une étude pour démontrer son efficacité. Mais l’absence d’un groupe contrôle avec des enfants n’ayant pas subi d’enveloppement ne permet pas de conclure à un quelconque effet thérapeutique du packing, explique sur son blog Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS en sciences cognitives.

L’approche “intégrative”, faux-nez des psychanalystes

Interrogé par L’Express, Bernard Golse assume le contenu de ce séminaire : “Les classifications internationales ont retiré le terme de psychose infantile en raison de pressions issues des lobbys médicamenteux et des parents qui ne souhaitaient pas que l’on associe leurs enfants à la folie”, soutient-il. Sur l’efficacité de la psychanalyse, le pédopsychiatre rappelle que “le rapport de la HAS de 2012 parle d’approches non consensuelles, mais rien ne fait consensus, puisque les thérapies cognitivo-comportementales sont aussi critiquées par les psychanalystes”, argumente-t-il, en omettant que ce même texte évoque bien une “absence de données” relatives à l’efficacité de la psychanalyse.

Concernant le packing, enfin, Bernard Golse dit “accorder une certaine valeur à la clinique”, bien que lui-même n’ait jamais eu recours à ce traitement, qui “n’a rien de psychanalytique”. Egalement contacté, Pierre Delion, lui, concède que son étude était “boiteuse” : “Initialement, on avait prévu un groupe contrôle avec des enfants qui prenaient du Risperdal (un antipsychotique), sans packing. Mais le laboratoire pharmaceutique a retiré au même moment son indication dans le traitement de l’autisme, ce qui nous a contraints à revoir notre méthodologie”, explicite-t-il, tout en continuant de défendre ses résultats. “Beaucoup de parents demandent encore le packing pour leurs enfants”, assure-t-il.

Marie-Aude Piot, pédopsychiatre à l’hôpital Necker dans l’ancien service de Bernard Golse, défend également cette pratique, bien qu’elle ne soit pas mise en oeuvre dans son établissement : “Le packing, lorsqu’il est éthique, permet de répondre à des moments d’angoisse et de réguler les affects de l’enfant”, développe-t-elle. Au sein de son unité, la docteure prône une approche “multi-disciplinaire”, mêlant psychanalyse et neurosciences. “Concernant l’autisme par exemple, il est important de faire des tests pour avoir très tôt un diagnostic. Mais cela n’exclut pas de regarder comment l’enfant est né dans le désir des parents (sic), et ce qui ne se dit pas dans ces relations”, détaille-t-elle. David Cohen, docteur en neurosciences et chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital Pitié-Salpêtrière, avait quant à lui participé voilà quelques années à une étude soutenant l’efficacité des thérapies psychanalytiques dans le traitement de l’autisme – là encore sans groupe contrôle. Il n’a pas donné suite aux demandes d’entretien de L’Express.

Un dogme maintes fois dénoncé

“Beaucoup de praticiens vont dire qu’ils sont dans un courant dit ‘intégratif’, qu’ils respectent les recommandations de bonne pratique, tout en prenant en compte toutes les approches. Malheureusement, cela signifie surtout qu’ils continuent à ne pas se conformer aux pratiques validées par la science”, s’agace Etienne Pot. Même son de cloche chez Franck Ramus : “Cette vision œcuménique ou intégrative n’a aucun sens. Les méthodes comportementales ont leur logique et leur efficacité, et je ne vois pas ce qu’elles peuvent gagner à être mélangées à un salmigondis psychanalytique.” A l’université de Paris, Fabien Vinckier, professeur de psychiatrie, est plus nuancé : “Il peut être intéressant, dans une logique de compréhension de l’esprit humain, de garder certaines idées comme l’inconscient. A condition de distinguer la question de la théorie de celle de l’efficacité.”

Reste l’intérêt de la psychanalyse dans la prise en charge des adultes. Si les professionnels interrogés par L’Express soulèvent des problèmes “bien moins importants” que ceux rencontrés chez les enfants, son efficacité dans le traitement de la dépression ou du trouble de la personnalité borderline s’avère beaucoup plus faible que celle des approches cognitivo-comportementales, selon plusieurs études. “L’ennui, c’est que la majorité des patients malades vont être orientés vers cette forme de psychothérapie qui n’a pas fait ses preuves, ce qui retarde parfois leur guérison”, déplore un psychiatre parisien, pour qui l’enseignement de la psychanalyse est encore trop présent dans les cursus de psychologie. Des psychiatres-psychanalystes continueraient aussi de proposer une prise en charge psychanalytique à des patients atteints de schizophrénie ou de dépression postpartum. “C’est la première maladie qui touche les femmes après l’accouchement. Les jeunes mamans ont juste besoin qu’on les aide, et éventuellement qu’on leur prescrive un traitement antidépresseur pendant quelques mois. Mais non, certains continuent à vouloir interpréter les causes de cette dépression, c’est terrible”, s’agace un médecin. Une dizaine de psychiatres, “lassés” par la surreprésentation de la psychanalyse dans leur discipline, ont écrit il y a quelques années une lettre au ministère de la Santé. Avec cette question, lancinante : “Jusqu’à quand ce dogme jamais démontré aura-t-il une place dans le pays des Lumières ?”

*Le prénom a été changé.




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