Le Moyen-Orient est aujourd’hui le théâtre d’une “guerre asymétrique”, menée sur l’étendue de la région, entre Israël, soutenu par ses alliés occidentaux, et l’axe pro-iranien, maillon a priori le plus faible militairement, mais qui a adopté une posture de défiance face à ses adversaires. Dans cette guerre, le temps est un facteur essentiel : Israël en a besoin pour mener à bien ses desseins face aux Palestiniens, à Gaza et en Cisjordanie, et consolider sa position régionale. L’Iran aussi, puisque son objectif est de durer, coûte que coûte, sur l’ensemble des fronts, pour s’imposer comme acteur et partenaire incontournable. Tandis que l’Amérique tente, elle, de réguler le conflit tant bien que mal, en soutenant Israël, tout en tempérant ses ardeurs, et celles de l’Iran. La guerre d’usure entre Israël et l’Iran est donc appelée à durer, jusqu’à un éventuel accord qui dessinerait un équilibre régional.
Deux questions conditionnent l’avenir immédiat du Proche-Orient. La première concerne le dossier palestinien. Après dix mois de conflit, la bande de Gaza est endommagée ou détruite à plus de 50 %. En outre, la Knesset vient d’adopter une résolution, à une majorité écrasante de 68 voix contre 9, rejetant toute création d’un Etat palestinien. Du point de vue israélien, la solution à deux Etats, pierre angulaire du processus d’Oslo, est désormais caduque. Cette décision met également en péril le sort de la Cisjordanie, dont la souveraineté future est remise en question, et où l’on peut redouter une accentuation de la répression israélienne. Tant le gouvernement que la Knesset semblent ne plus bénéficier du soutien de l’électorat israélien, crispé dans un réflexe sécuritaire qui n’a fait que se durcir depuis le 7 octobre 2023. On peut ainsi légitimement se demander si la fermeté actuelle de l’Etat juif est uniquement due à la posture politique du Premier ministre Netanyahou, ou si elle reflète un consensus plus large au sein d’Israël, bien déterminé à imposer un nouveau rapport de force, et que les Etats-Unis, parrains de l’Etat hébreu, ne semblent pas vouloir stopper.
Quelles sont les motivations réelles de Téhéran ?
La deuxième question concerne l’émergence de deux axes régionaux rivaux, le premier étant formé par le rapprochement entre Israël et les pays du Golfe, qui s’est fait plus discret sur le plan médiatique depuis le début de la guerre à Gaza, mais qui est toujours d’actualité sur le plan diplomatique, économique et sécuritaire. Ainsi, les Emirats arabes unis viennent de proposer de participer à une force de maintien de la paix à Gaza, sous l’égide des Etats-Unis, entérinant de facto la fin du rôle actuel du Hamas et assumant une coordination sécuritaire avec Israël. En parallèle, les forces iraniennes ont élargi leur champ de manœuvre à l’ensemble de la région, de la Syrie jusqu’au Liban et de l’Irak jusqu’au Yémen, les autorités iraniennes ayant accusé l’Etat juif d’être derrière l’élimination du leader du Hamas Ismaïl Haniyeh à Téhéran. Tandis que l’Otan vient d’annoncer l’ouverture d’un bureau de liaison en Jordanie, le premier dans la région (la Jordanie étant le pivot géographique de l’axe Israël-Golfe).
Or, si, de fait, le deuxième axe régional emmené par l’Iran affiche aujourd’hui son soutien au Hamas, la question des motifs réels de l’action iranienne se pose. Si l’objectif de Téhéran et de ses alliés est de porter assistance aux Palestiniens, le fait est que cette intervention n’a pas donné les résultats escomptés : elle n’a pas empêché la destruction de Gaza, ni permis de protéger réellement les Palestiniens, et l’on peut douter qu’elle puisse le faire à l’avenir.
Mais que cherche alors l’Iran ? Dans une deuxième lecture, son action peut être vue comme préemptive et guidée par ses intérêts propres. Devant l’ampleur des opérations israéliennes, ainsi que l’émergence de l’axe Israël-Golfe, Téhéran, qui affirmait récemment contrôler “quatre capitales arabes”, peut ainsi se demander si ses acquis régionaux sont menacés. L’Iran et ses alliés bombent donc le torse, et harcèlent l’Etat juif. Entre les lignes, le message iranien est clair : si Israël veut la normalisation avec les pays arabes, et continuer d’agir comme il le fait avec les Palestiniens, Téhéran, de son côté, veut la normalisation avec l’Occident, la fin des sanctions américaines, et conserver ses acquis régionaux. La défense de la cause palestinienne est, en ce sens, une carte de négociation (même si certains dans le camp pro-Téhéran peuvent la considérer sincèrement comme juste).
Malgré son influence, l’Iran est donc cerné
Mis à part Gaza, l’Iran se bat essentiellement sur deux fronts : le Yémen et le bloc libano-syrien. La position iranienne est cependant fragile. Isolé aux confins de la Péninsule arabique, à 1 500 kilomètres des côtes iraniennes, acculé par ses adversaires, le Yémen est en effet difficile à défendre. La situation dans le bloc libano-syrien n’est pas meilleure : l’Iran, qui parraine le Hezbollah, doit partager son influence au Liban avec les Etats-Unis, qui financent l’armée libanaise, détiennent une forte emprise sur le secteur financier et bancaire, entretiennent des liens avec les opposants au Hezbollah et influencent nombre de décisions gouvernementales. En Syrie, de même, l’Iran doit composer avec la présence turque au nord, russe au nord-ouest, et, surtout, américaine à l’est et le long de la frontière avec l’Irak, qui coupe l’axe Téhéran-Beyrouth en son centre. Malgré son influence, l’Iran est donc cerné.
Pour autant, la position de ses adversaires n’est pas nécessairement meilleure. Israël a-t-il les moyens d’envahir et d’occuper le Liban et la Syrie et d’en déloger le Hezbollah ainsi que Bachar el-Assad ? Les Etats-Unis sont-ils, eux, prêts à réitérer l’expérience de l’Afghanistan et de l’Irak, surtout en Syrie où les forces russes sont présentes, sans parler du Yémen, vaste enchaînement de montagnes et de déserts ? Or, tant que les Iraniens et leurs supplétifs demeureront sur le terrain, ils pourront continuer de mener leur propre version de la “guerre asymétrique” qui consiste à dire : tant que je suis là, et que je résiste, je me considère comme victorieux, quelles que soient mes pertes. C’est exactement le sens du discours de Hassan Nasrallah.
L’alternative pour Tel-Aviv et Washington, à savoir une campagne de bombardements massifs du Liban et de la Syrie, ne produirait pas non plus forcément de résultats, comme le montre l’exemple du Yémen, où les Saoudiens et leurs alliés ne sont pas arrivés à faire plier les Houthis – sans compter que les forces pro-iraniennes peuvent, elles, riposter directement sur Israël. En outre, à supposer même que ces bombardements réussissent à briser l’axe pro-iranien ou le Hezbollah, il faudrait qu’ils soient suivis d’une occupation du territoire libano-syrien par les forces israéliennes ou américaines (si la Russie l’accepte). Sinon, l’on verrait se produire un chaos où viendraient de nouveau s’infiltrer diverses formations, dont le Hamas ou Daech, qui pourraient menacer la frontière israélienne et les intérêts occidentaux. Il n’y a donc pas de scénarios évidents.
Pour Israël et l’Iran, la solution est donc de gagner du temps, et de chercher à consolider leurs gains, tout en tentant de provoquer le maximum de pertes chez l’adversaire pour le pousser à faire des concessions. Il est donc à craindre que la guerre d’usure israélo-iranienne se poursuive, à coups de bombardements et d’assassinats, d’opérations militaires ciblées. Jusqu’à ce que la situation mûrisse pour chacun des acteurs, le poussant à un accord. Une seule chose est certaine : Israël et l’Iran sont prêts à se battre jusqu’au dernier Palestinien, jusqu’au dernier Syrien et jusqu’au dernier Libanais. Ce n’est pas vraiment un scoop. Mais, pour ces trois peuples, la pilule est quand même amère.
*Fouad Khoury-Helou, directeur exécutif de L’Orient-Le Jour, est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient : L’Amérique et le Moyen-Orient (Hermann, 2015) ; Mondialisation, la mort d’une utopie (Calmann-Lévy, 2017) ; et L’Effondrement du monde arabo-islamique (Hermann, 2018).
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