Connaissez-vous les Jeux des Brics ? Cette compétition sportive, organisée chaque année par le pays assurant la présidence du groupe des pays émergents (initialement le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine, qui ont été rejoints par l’Afrique du Sud, puis plus récemment par l’Egypte, les Emirats arabes unis, l’Ethiopie et l’Iran) s’est tenue en juin en Russie. Mais cette fois, l’événement s’est démarqué des précédentes éditions par ses ambitions. Toute ressemblance avec les Jeux olympiques de Paris, dont la Russie a été bannie en tant que nation, n’était peut-être pas purement fortuite.
Le ton a été donné dès la cérémonie d’ouverture, organisée le 12 juin dans la grande salle de concert du Kazan Expo, rutilant complexe situé dans la capitale sportive de la Russie. A l’écran, les noms de ceux que le pays compte parmi ses plus grandes fiertés nationales défilent au rythme d’une voix testostéronée : Igor Kourtchatov, père de la bombe atomique soviétique, Youri Gagarine, premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace, ou encore Svetlana Savitskaïa, première femme ayant effectué une sortie extra-véhiculaire dans l’espace. Les porteurs de drapeaux entrent en scène par ordre alphabétique : Afghanistan, Algérie, Argentine, jusqu’à la Chine en passant par la France, l’Italie ou l’Allemagne. Car cette année, la Russie a vu grand en ouvrant les Jeux aux pays non membres des Brics. Au total, pas moins de 82 nations sont annoncées sous des tonnerres d’applaudissements. Soudain, Vladimir Poutine surgit à l’écran : “Pendant deux semaines, les compétitions réuniront plus de 3 000 athlètes de près de 100 Etats. Je suis convaincu que ce festival sportif à grande échelle démontrera le triomphe des valeurs universelles du sport, l’égalité des chances et une lutte honnête et sans compromis.”
“Parasiter les olympiades”
Pourtant, le Kremlin a juré qu’il ne s’agissait pas de concurrencer, avec un mois d’avance, Paris 2024. En septembre dernier, le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, cité par l’agence de presse russe (Tass, financée par le Kremlin), n’en démordait pas : l’événement aurait vocation à “compléter” les Jeux olympiques et non à rivaliser avec, soulignant au passage que ceux-ci seraient ouverts à tous les athlètes, “en pleine conformité avec les principes de la Charte olympique”. Le message s’adressait au Comité international olympique (CIO), qui n’a autorisé qu’une poignée d’athlètes russes et biélorusses à concourir à Paris sous bannière neutre. “Avec cet événement, le Kremlin voulait évidemment parasiter les olympiades de Paris, mettre des bâtons dans les roues du CIO, décrypte Jean-Baptiste Guégan, expert en géopolitique du sport, enseignant à Sciences Po Paris et coauteur avec Lukas Aubin de La Guerre du sport. Une nouvelle géopolitique (Tallandier, 2024). En réalité, les Jeux des Brics viennent nourrir une ambition plus large, à savoir remettre en cause l’ordre établi depuis la Seconde Guerre mondiale, avec un CIO omnipotent en matière de compétitions sportives internationales, en montrant une Russie cheffe de file et rassembleuse des Brics, capable de fissurer et de concurrencer l’Occident et ses institutions.”
Que reste-t-il de ces Jeux, un mois après ? A en croire plusieurs médias de pays membres des Brics, les déclarations de lieutenants de Vladimir Poutine ou le site officiel de la compétition, l’événement aurait fait carton plein. Sur le site de l’agence de presse Tass, on retrouve la belle histoire d’un plongeur brésilien déclarant qu’il “rêvait de se produire à Kazan”, ou celle d’un sauteur vénézuélien “heureux d’avoir l’occasion de rivaliser avec les Russes”. De son côté, Vladimir Leonov, ministre des Sports de la République du Tatarstan, entretient la fable d’un public rivé devant son poste de télévision (“plus de 19 millions de spectateurs” et “plus de 22 millions” sur Internet) et d’athlètes conquis, au point que la plupart auraient comparé ces Jeux “avec les Jeux olympiques”. Sans surprise, la Russie a outrageusement dominé le classement des médailles (509), suivie de la Biélorussie (247), autre bannie des JO de Paris. Loin derrière, la Chine, l’Ouzbékistan et le Brésil.
“Comme de la bière sans alcool”
Mais la réalité est à des kilomètres de la propagande officielle. Sur la totalité des athlètes annoncés (3 000, donc, selon le Kremlin), la Russie en cumule à elle seule 648, et la Biélorussie, 430. Soit un tiers du total des participants. Et c’est sans compter les athlètes envoyés par certaines régions occupées par la Russie, telle l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie. Du côté des autres pays membres des Brics, aucun sportif de premier plan n’a fait le déplacement. Même l’allié chinois s’est contenté d’envoyer 136 athlètes. “Participer à ces Jeux, c’est prendre un risque. Même au sein des Brics, les sportifs de premier plan ne veulent pas être contaminés par la réputation de la Russie tant vis-à-vis de la guerre en Ukraine qu’en matière de dopage. De plus, le niveau est nettement moins bon qu’aux olympiades, alors quel intérêt de risquer de se blesser à deux semaines des Jeux de Paris ? Sans parler des pressions du CIO, qu’aucun sportif ne voudrait se mettre à dos”, explique Lukas Aubin, directeur de recherche et responsable du programme sport et géopolitique à l’Iris. En novembre 2023, Thomas Bach, président du CIO, avait en effet déclaré qu’”aucun d’entre nous ne doit participer de quelque manière que ce soit à de tels événements prétendument sportifs, à visée politique”. “C’est aussi un aveu d’échec pour le concept du ‘Sud global’, renchérit Jean-Baptiste Guégan. Tous les pays des Brics n’ont pas les mêmes intérêts en tous points. La Chine, par exemple, sait parfaitement qu’elle serait perdante en se privant des Jeux olympiques.”
Même au sein de l’équipe russe, le tableau est loin d’être idyllique. Côté vitrine, on retrouve quelques sportifs de premier plan dont l’ancien champion du monde de 110 mètres haies Sergueï Shubenkov (en 2015), ou encore le gymnaste Nikita Nagornyy, champion olympique de gymnastique par équipe à Tokyo, mais sous le coup de sanctions américaines en raison de son soutien à la guerre en Ukraine, et absent des Jeux de Paris. De son côté, Aleksandr Grichtchouk, grand maître d’échecs russe, a fait savoir que ces Jeux “sont comme de la bière sans alcool. C’est mieux que rien. Mais, pour être honnête, cela ne remplace pas les Jeux olympiques”. De même, la sprinteuse Kristina Makarenko a jugé “complètement absurde” de comparer les Jeux des Brics avec les JO. “Les émotions aux Jeux des Brics ? Aucunes.” Si les organisateurs ont annoncé 108 000 spectateurs sur place, les vidéos montrent des gradins quasi vides. “Je découvre que ça existe…”, a répondu un de nos interlocuteurs russes. Un autre : “Je n’en ai quasiment pas entendu parler, j’ai seulement vu quelques publicités dans les rues.”
Athlètes fantômes
Comment alors expliquer la présence de sportifs venus d’autres pays, à commencer par l’Europe ? L’Express a passé en revue plusieurs compétitions (l’enregistrement est disponible sur le site officiel pour chaque discipline). En lutte à la ceinture (“koresh”), par exemple, plusieurs des victoires annoncées sur la plateforme des Jeux correspondent en fait à des forfaits (un des deux sportifs ne s’est pas présenté). Toujours dans cette discipline, l’athlète lituanien Andrius Mazeika l’aurait emporté 2 à 0 contre le Roumain Stepan Caraseni. Mais la vidéo du “combat” montre autre chose : au centre de la piste, un arbitre bras croisés dans le dos, immobile. Le seul-en-scène dure de longues secondes quand soudain, le score affiché sur l’écran, 0 à 0, passe à 2 pour le Lituanien. Aucun des deux sportifs ne s’est ainsi présenté.
Certains athlètes de pays non membres des Brics ont bel et bien participé à l’événement. Mais ceux-ci entretiennent souvent des liens avec la Russie. Ainsi de Sofia Kalinicheva, danseuse de rock’n’roll acrobatique de l’équipe allemande, qui, en 2021, apparaissait en tant que membre de la “Fédération de Russie” lors de la Coupe du monde de rock’n’roll de Ljubljana (Slovénie). De même, d’après ses réseaux sociaux, Sophia Parisic, gymnaste pour l’équipe de France, serait élève au lycée Charles-de-Gaulle de Moscou.
Et puis il y a ceux qui se sont faits plus discrets sur leur participation. L’Express a sollicité plusieurs fédérations, dans différents pays européens, dont des sportifs auraient été présents aux Jeux de Kazan. Une seule d’entre elles a donné suite, expliquant n’avoir envoyé “aucun athlète aux Jeux des Brics”, et ajoutant que si le sportif en question y était allé, ça n’était pas “en représentation officielle”. Après vérifications, celui-ci s’est bien rendu au Tatarstan, mais n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Médaille d’or sans compétiteurs
L’apothéose de ces Jeux Potemkine a eu lieu le 14 juin. Sur le podium, en première place, Aleksandr Maltsev, nageur synchronisé de l’équipe russe se tient raide, à la militaire. L’hymne national russe retentit. Le public se met debout. Mais à sa gauche comme à sa droite, personne. L’homme vient de recevoir la médaille d’or dans sa catégorie, faute de concurrence… Et il n’est pas le seul. Trois jours plus tard, le 17 juin, c’est au tour d’Irina Timoshinina et Rudolf Ternovoi, en catégorie plongeon synchronisé, de remporter la première place seuls sur le podium.
“Avec ces Jeux, la Russie visait trois cibles : les Russes, les pays membres des Brics, et l’Occident. On peut dire que Poutine a triplement manqué sa cible”, résume Lukas Aubin. Le 7 juin, les Jeux de l’amitié, qui devaient se dérouler en Russie au mois de septembre, ont été reportés. L’événement se voulait un clin d’œil appuyé à la compétition éponyme créée en 1984 par l’URSS, en réponse au boycott des JO de Los Angeles. Il s’inscrivait dans la droite ligne de cette grande année sportive russe, qui avait débuté en février, à Kazan déjà, avec l’organisation en grande pompe des Jeux du futur, un mélange de sports virtuels et de sports traditionnels. Encore raté.
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