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Leur influence, le scandale et le silence : les Miller, gourous déchus de la psychanalyse

Que dirait l’opinion publique nord-coréenne si un membre de la nomenklatura était soupçonné d’abus sexuels massifs ? Probablement pas grand-chose. “On va en Corée du Nord”, blaguent justement depuis des années une partie des psychanalystes invités aux journées de l’Ecole de la cause freudienne. “C’est une association soudée où tout le monde se connaît, passe ses samedis ensemble, souvent ses vacances. Quand je suis partie, j’ai perdu mes patients et des amis”, se rappelle la psychanalyste Geneviève Morel, membre jusqu’en 2000, qui décrit une “structure gazeuse, comme La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon”.

“La Cause”, comme on dit dans le microcosme ? “Une réussite, un travail abattu énorme, notamment à l’international, mais aussi un groupe assez replié sur lui-même”, jauge l’universitaire et psychanalyste Roland Gori. Un “embrigadement doctrinal” dont “les trois Miller, Judith, Jacques-Alain et Gérard, sont les chefs incontestés”, cingle Elisabeth Roudinesco dans son Histoire de la psychanalyse en France (Points). Une “secte”, vitupère carrément Colette Soler, directrice de 1981 à 1983 avant de partir dans le fracas en 1998.

Au sein de l’influente association de psychanalyse créée par Jacques-Alain Miller en 1981, on ne s’est pas senti plus inspiré que le Parti du travail à Pyongyang lorsque son frère Gérard a été accusé de viols, d’agressions sexuelles sous hypnose et d’emprise par une soixantaine de femmes, en février dernier. Aucun communiqué sur le site de l’école dont la figure médiatique a été un pilier pendant quarante ans, aucune prise de position de ses membres. Motus. L’association, pourtant prompte à commenter les faits de société ou à organiser des réunions publiques contre le Rassemblement national, comme en 2017 et 2022, est cette fois aphone.

Démission, pas suspension

Il n’y a que ce message un peu gêné sur LinkedIn, daté du 13 février : “Gérard Miller a fait savoir à la présidente de l’Ecole que, tout en récusant formellement les accusations portées contre lui dans les médias, il avait décidé de démissionner de l’Ecole”. On ne suspend pas Gérard Miller, c’est lui qui “fait savoir” son retrait volontaire, malgré sa “récusation formelle”. Nuance. Depuis, le thérapeute poursuit certaines de ses consultations, selon nos informations, mais son nom ne figure plus dans l’annuaire de l’”Ecole de la cause”.

Anaëlle Lebovits-Quenehen, la présidente de l’association, n’a semble-t-il pas pris connaissance du témoignage de Zahoua, dans le magazine Elle. Cette ancienne étudiante en psychanalyse affirme avoir été emmenée à l’Ecole de la cause freudienne par Gérard Miller en 1994, où elle y subit une agression sexuelle sous hypnose, dans une salle vide. “Aucun ‘fait allégué’ n’a eu lieu dans les locaux de notre école”, nous répond la dirigeante lorsque nous la contactons à ce propos.

La metteuse en scène Muriel Cousin décrit elle des attouchements, là encore sous hypnose, à l’Institut du champ freudien, une des nombreuses structures abritées par “la Cause”, comme l’indique son site Web. “Gérard Miller voulait hypnotiser tout le monde, il le proposait sans cesse, comme un exercice”, se souvient Geneviève Morel, qui n’a en revanche jamais eu vent d’agressions.

“C’étaient des vedettes”

Gérard Miller, présumé innocent, réserve désormais ses paroles à la justice. Une enquête préliminaire pour viols et agressions sexuelles a été ouverte auprès du parquet de Paris, après trois plaintes. Jacques-Alain Miller n’a pas non plus souhaité réagir à notre sollicitation ; il ne s’est jamais exprimé sur le sujet, qui a gâché ses 80 ans, le 14 février. “L’affaire est vécue comme un désastre, mais il y a un réflexe de défense”, glisse une vieille connaissance des deux frères. A l’Ecole de la cause freudienne et au-delà, un silence profond domine. “Nous avons été abasourdies par le silence de notre communauté. Nous pensons à l’inverse que faire silence sur quelque chose d’aussi tonitruant, c’est être pris à revers de notre éthique, qui veut qu’on nomme les choses”, oppose Stéphanie Péchikoff, la seule psychanalyste à avoir réagi publiquement, avec deux de ses consœurs, par une tribune dans Le Monde.

Mutisme probablement déchirant aussi pour les Miller tant l’un et l’autre ont bâti leur carrière sur leur maîtrise du verbe. Brusque coupure de son après tant de batailles remportées, souvent en tandem, qui les ont consacrés en figures craintes et révérées. “C’étaient des vedettes ! Mais on les voyait peu, leur département fonctionnait un peu à part, comme une féodalité”, se souvient Pierre Lunel, président de l’université Paris VIII, entre 2001 et 2006, dans cette décennie où les deux Miller s’y succèdent comme directeur du département de psychanalyse.

Craie qui crisse

Difficile de faire plus différent a priori que ces frères, ce cadet, né en 1948, fluet quand l’aîné de quatre ans se veut massif, et ces voix si dissemblables, tonalité perçante pour Gérard, comme une craie qui crisse, filet onctueux, venu du ventre, pour Jacques-Alain. Ils ont tous deux fréquenté les milieux maoïstes, au sein de l’organisation la Gauche prolétarienne, mais quand “Vincent”, le pseudo militant du plus jeune, prend d’assaut le siège du patronat, en juin 1969, son grand frère a l’activisme essentiellement littéraire. L’un fonce sans jamais douter – “Mes erreurs ne m’encombrent pas et je n’ai aucun remords, ni repentir, ni regret”, explique Gérard Miller à Actualité Juive, en 2005 – quand l’autre traîne souvent une vague mélancolie. “J’ai vu Jacques-Alain souffrir des relations humaines”, dit la philosophie Catherine Clément, son amie de soixante ans, depuis qu’elle l’a vu faire une remarque au psychanalyste Jacques Lacan, durant son séminaire à l’ENS, en janvier 1964.

L’épisode marque le tournant de la vie de “Jam”, son surnom. Ce jour-là, le normalien retient l’attention du maître, ainsi que de sa fille étudiante. Deux ans plus tard, il se marie avec Judith Lacan. “Tu te rends compte, je vais épouser la princesse !”, confie alors Jacques-Alain à Catherine Clément. Disciple le plus proche de l’universitaire, “Jam” devient son continuateur à sa mort, en 1981 ; Lacan l’a désigné comme unique personne habilitée à retranscrire publiquement ses séminaires. Sa mainmise sur “la Cause”, où il se murmure que presque chaque thérapeute a été analysé par ses soins avant sa titularisation, participe à son aura ; son cours à Paris VIII sur “l’orientation lacanienne” fascine une foultitude grandissante d’étudiants. “La psychanalyse au XXIe siècle implique trois noms : Freud, Lacan, Miller”, assure Hervé Castanet, professeur des universités et membre de “la Cause”, dans un essai entièrement consacré à la pensée de “Jam”. En 2006, l’Ecole de la cause freudienne obtiendra même sa “reconnaissance d’utilité publique”, les contribuables peuvent retrancher de leurs impôts 66 % de leurs dons à l’association.

Le psychanalyste et universitaire Jacques-Alain Miller, gendre de l’illustre psychanalyste Jacques Lacan, ici le 13 janvier 2004.

“Sourire de bonbon sucé”

A Jacques-Alain, l’écrit, le prestige intellectuel. A Gérard, l’oral, la célébrité et le monde médiatique, dont il devient une notabilité au fil de ses collaborations avec Michel Drucker puis avec la bande de Laurent Ruquier, parrain de sa plus jeune fille. Personne ne fait alors tellement attention à sa passion pour l’hypnose, plusieurs fois revendiquée, ni à son attrait pour les jeunes femmes, hormis peut-être Guy Carlier. “Regarde-le à la télé […] qui prend des poses devant les lycéennes du public en dessinant sur son visage austère de procureur stalinien un sourire insupportable de bonbon sucé. Ce type a tellement besoin de séduire”, griffe le polémiste dans Le Cœur au ventre (Plon), en 2006.

Fidèle pendant une décennie à Jean-Luc Mélenchon, Gérard Miller se pose en modèle de la lutte contre les violences sexuelles à la télévision. “Il y a un devoir d’écouter ce qui est dit et de faire en sorte que ça ait des conséquences”, s’emporte-t-il à C ce soir, sur France 5, en mai 2022. Puis il s’indigne encore, sur le même plateau, des comportements de Gérard Depardieu, en janvier 2024. Plusieurs femmes ayant témoigné auprès du magazine Elles diront que cette attitude leur a servi de déclic. Après soixante ans à triompher par les mots, voilà désormais les deux frères retranchés dans un silence sans date de fin. Jusqu’à quand ? La situation paradoxale aurait probablement inspiré Freud et Lacan.




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