Dans un pays polarisé comme les Etats-Unis, la musique populaire – pop, rock, folk, jazz, country, rap – reste le dernier langage commun des républicains et des démocrates. La Maison-Blanche s’est donc toujours intéressée à ses stars : Frank Sinatra, Elvis Presley, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Kanye West, Taylor Swift et d’autres. Avant l’élection du 5 novembre, L’Express vous raconte, en huit épisodes, l’histoire des couples improbables formés par les bêtes de la scène musicale et les animaux politiques présidentiels. Des duos très pop’n’pol !
EPISODE 1 – Kennedy et Sinatra : une bromance épique, une rupture fracassante
EPISODE 2 – Elvis Presley et Richard Nixon : cette folle entrevue entre le “King” et le président
EPISODE 3 – Jimmy Carter et Bob Dylan, amis pour la vie : “En écoutant ses disques…”
EPISODE 4 – La surprenante histoire de la chanson qui a permis à Bill Clinton d’accéder à la Maison-Blanche
Il l’avait seriné dans l’une de ses balades les plus subtiles, magnifiée par le saxophone de Branford Marsalis : Sting s’est toujours senti comme un “Anglais à New York” (Englishman in New York, 1987). Un type qui ne boit pas de café mais du thé. Aime ses toasts grillés d’un seul côté. Et considère qu’il en faut plus, pour être un homme, qu’une tenue de combat ou qu’un permis de port d’arme. Un “étranger”, donc, au pays de l’Oncle Sam.
Qu’importe si le texte a été écrit en hommage à l’écrivain et acteur Quentin Crisp, icône gay d’une Angleterre des années 1960 où l’homosexualité était encore réprimée et qui s’installa, à la fin de sa vie, de l’autre côté de l’Atlantique. Le tube de l’ancien leader de The Police, né en 1951 dans les faubourgs ouvriers de Newcastle, au nord du pays, est un concentré de ce dandysme so british dont il fera la marque de sa carrière solo, une fois assagies les influences post-punk de ses débuts.
En septembre 2000, Sting – de son vrai nom Gordon Matthew Thomas Sumner – est toujours une rock star qui remplit les stades et caracole en tête des charts. Mais il n’a rien perdu de ses bonnes manières. Aussi, quand l’équipe de George W. Bush décide d’intégrer à la playlist des meetings du candidat républicain son dernier succès commercial, Brand New Day, l’entourage du chanteur regrette à mots choisis de ne pas avoir été averti. “Ce n’est pas poli”, glisse au média américain Salon le manager de l’artiste, Miles Copeland, le frère de Stewart, ex-batteur de The Police. Sting a beau résider une bonne partie du temps à Manhattan, en bordure de Central Park, il se vit comme un “hôte” en terre américaine. Pas question de laisser croire qu’il prend position pour tel ou tel camp.
Brand New Day, un shoot d’optimisme
Le titre en question tourne pourtant depuis des mois dans les réunions publiques d’Al Gore, l’adversaire démocrate du gouverneur du Texas, sans susciter la moindre réaction de sa part. Les paroles, elles, empreintes d’un optimisme gentillet, glosent sur les vertus du renouveau et les pendules qu’on doit remettre à l’heure. Du pain bénit pour les républicains qui veulent tourner la page du double mandat de Bill Clinton (1992-2000). Ne manque, hélas, que l’onction de son créateur… “Il ne faut pas être un génie pour comprendre pourquoi Sting ne veut pas que sa musique soit associée à la campagne de Bush”, tacle alors l’un de ses proches.
Journaliste et auteur de plusieurs livres sur le rock aux éditions Le Mot et le reste (Streets of London et Streets of San Francisco, avec Olivier Bousquet), Arnaud Devillard rappelle quelques-uns des engagements passés de l’Anglais, qui auraient dû mettre la puce à l’oreille de Karl Rove, le spin doctor de “W” : “En 1985, dans Russians, Sting renvoie dos à dos Reagan et Khrouchtchev dans l’escalade de la guerre froide. Deux ans plus tard, avec They Dance Alone, il dénonce les exactions du gouvernement Pinochet au Chili, dont le coup d’Etat a été soutenu par Nixon. Ces femmes qui dansent seules, devant les bâtiments officiels, sont celles qui ont perdu un mari, un fils ou un père, victimes de la répression du régime. Sting ne s’affiche pas ouvertement comme un antirépublicain. Mais ça ne fait pas de lui un fan pour autant !”
Entre le rejeton d’un livreur de lait et d’une coiffeuse, et l’héritier politique, diplômé de Yale, qui a fait fortune dans le pétrole comme son père, puis participé à l’élection de ce dernier à la Maison-Blanche en 1988, avant d’y entrer lui-même pour deux exercices consécutifs, le divorce est rapidement prononcé : Brand New Day disparaît du catalogue bushiste. Les collaborateurs du futur 43e président des Etats-Unis prennent même le soin d’éditer un CD de campagne expurgé de toute chanson pouvant prêter à polémique. Trop tard : qui s’y frotte, s’y pique. Fidèle à son surnom gagné à l’école où il portait un pullover à rayures jaune et noir, Sting – le dard, en français – décide alors d’asticoter l’éléphant, la mascotte du Grand Old Party.
Le climat, première pomme de discorde
La première occasion ne tarde pas. Quelques mois après sa victoire étriquée, au terme d’un rocambolesque recomptage des voix dans trois comtés de Floride, Bush refuse d’appliquer le protocole de Kyoto, adopté en 1997, pour lutter contre le réchauffement climatique. “Il dit qu’il n’y a pas de preuve scientifique mais il dit qu’il croit en Dieu, et autant que je sache, il n’y a pas non plus de preuve scientifique à cela”, cingle l’artiste et fondateur de la Rainforest Foundation avec le chef amazonien Raoni, dans les colonnes du New York Daily News. Avant de tempérer aussitôt : “Je ne suis qu’un chanteur. Je n’ai pas d’écho politique dans ce pays. C’est à vous, les gars, de changer les choses.”
En 2003, la charge est moins directe. Ce couplet de This War, écrit lors des préparatifs de l’invasion américaine en Irak, sonne néanmoins comme une attaque en règle contre le locataire du bureau Ovale. “Ton père était un homme d’affaires / Et ça a toujours fait sens / Tu sais que la guerre peut te rendre riche mon ami / En dollars, livres et centimes / Dans le temple de Mammon [NDLR : l’incarnation de la richesse dans le Nouveau Testament] / Tu as été ordonné curé de la paroisse / Oui, tu peux gagner la bataille qui vient / Mais pourras-tu tolérer la paix ?” Limpide ? Interrogé par l’hebdo belge Le Vif, l’interprète fiévreux de Roxanne nie l’évidence, arguant qu’il vise ici tous les profiteurs de la planète.
Face aux faucons, Sting se fait colombe
Courageux, mais pas téméraire. Quand Sting se décolore la crinière à l’instar de Johnny Rotten des Sex Pistols, en pleine période punk, c’est d’abord pour les besoins d’un fabricant de chewing-gums auquel The Police a vendu son image. Et s’il annule un jour un concert au Kazakhstan afin de ne pas cautionner un pouvoir répressif, il chantait deux ans plus tôt en Ouzbékistan à l’invitation de la fille du dictateur en place, Islam Karimov. Un pied dedans, un pied dehors. Lucide, toujours, sur ses contradictions. “Je suis millionnaire et socialiste, écolo et ex-abonné au Concorde, fidèle à ma femme et partisan de l’amour libre…”, confesse cet équilibriste à la sortie de ses mémoires de jeunesse (Broken Music, 2003). Converti au yoga et à la méditation, il se fait davantage colombe, tandis que les faucons se pressent autour de Bush.
En septembre 2004, une tournée de 40 concerts, baptisée Vote for Change, se met en branle dans les swing states, ces Etats où l’issue électorale est indécise. Du jamais-vu lors d’une campagne présidentielle. Bruce Springsteen, Ben Harper, John Mellencamp, Neil Young ou Pearl Jam se relayent sur scène pour soutenir John Kerry, le sénateur démocrate du Massachusetts qui s’oppose au président sortant. Le groupe R.E.M, mis sur orbite, comme The Police, par Miles Copeland, donne lui aussi de la voix. Sting, lui, reste muet.
Sacred Love, l’album expérimental où figure This War, n’a pas charmé les foules. Un échec personnel. Deux ans auparavant, la star a coupé les ponts avec son fidèle impresario, après un quart de siècle de bons et loyaux services. Ironie de l’histoire, l’anglo-américain Miles Copeland, élevé à Washington et au Moyen-Orient avant de creuser son sillon musical à Londres, sera convié au Pentagone par Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense de Bush junior.
Ardent promoteur de l’offensive en Irak, le chef des néoconservateurs souhaitait avoir son avis sur l’opportunité d’organiser un concert gratuit de Bon Jovi à Riyad, l’une des bases américaines majeures dans la région, pour s’attirer les bonnes grâces des populations locales. “Une idée inepte, racontera par la suite Copeland, fils… d’un espion de la CIA. Le plus drôle dans tout ça, c’est que mon père avait objectivement aidé Saddam Hussein à prendre le pouvoir [NDLR : dans les années 1970]. Il m’avait dit un jour : “Saddam est une m… Mais c’est notre m…” Sting aurait pu en faire son miel. Dans un style plus policé.
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