Au bord de la mer Caspienne, les conteneurs de toutes les couleurs s’empilent sur le port d’Aktaou, à l’ouest du Kazakhstan. Arrivés par chemin de fer, ils prendront ensuite le large par ferries, d’ici quelques heures, jusqu’au port azerbaïdjanais flambant neuf d’Alat, de l’autre côté de cette mer intérieure à la jonction entre l’Europe et l’Asie. Une chorégraphie bien assimilée par les centaines d’employés du port, chargés d’assurer en toute rapidité le transbordement des marchandises des wagons aux bateaux. “Mais voilà, avec l’afflux de conteneurs venant de Chine, nous n’aurons bientôt plus de place !” crie dans le brouhaha maritime Talgat Nagoumanov, spécialiste du département de logistique de transport au port d’Aktaou. C’est pourquoi la direction va transformer ce terrain vague poussiéreux, à l’arrière de la plateforme, en un nouveau hub de stockage de conteneurs de 19 hectares, pour développer cet itinéraire de transport en plein essor.
“Nous avons déjà réalisé, dans les six premiers mois de 2024, le même volume d’export de conteneurs que durant toute l’année 2023, soit 22 000 conteneurs EVP [NDLR : équivalent vingt pieds]”, s’enthousiasme l’ingénieur en chef du port, Amir Atambaïev. Le port kazakh doit de telles performances à son emplacement favorable : il est situé en plein milieu du corridor médian, itinéraire commercial qui relie la Chine à l’Europe par le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, avant d’atteindre la mer Noire et les pays européens.
Une alternative plus courte
“Les événements géopolitiques ont donné une réelle impulsion au développement de la route transcaspienne”, admet Gaïdar Abdikerimov, secrétaire général de l’association Transcaspian International Road of Transports (TITR), qui s’occupe de coordonner les 25 entreprises de transport et logistique qui prennent part au projet, issues de 11 pays différents. Depuis son bureau, dans l’un des gratte-ciel surplombant la capitale kazakhe Astana, ce responsable fait bien sûr allusion à la guerre Ukraine et aux sanctions contre la Russie, qui détournent les opérateurs de la route commerciale terrestre traditionnelle du “corridor nord”, joignant l’Europe à la Chine par chemin de fer à travers la Russie. Alors depuis 2022, le corridor médian, qui contourne les rails russes, a le vent en poupe. Il se présente en plus comme une alternative plus courte de 2 000 kilomètres que la route du nord : le temps de trajet est estimé entre dix-huit et vingt-trois jours de voyage, contre vingt-neuf jours à travers la Russie. En 2022, le volume de produits exportés a ainsi atteint 1,7 million de tonnes par le corridor médian, une augmentation fulgurante par rapport aux 870 000 tonnes en transit sur l’année 2021. Cette année, il devrait être porté à 4 millions de tonnes.
La route transcaspienne ne date pourtant pas d’hier : elle a d’abord été impulsée à partir de 2013 par le projet chinois One Belt One Road Initiative, qui y a consacré des sommes colossales pour recréer les nouvelles routes de la soie. Désormais, ces investissements massifs ne sont plus dominés par Pékin : en janvier, l’Union européenne et ses partenaires ont annoncé à Bruxelles s’engager à hauteur de 10 milliards d’euros pour développer les projets de transport et logistiques au Kazakhstan et dans les autres pays d’Asie centrale pour une meilleure connectivité autour du corridor.
Ce qui place le Kazakhstan, pays le plus dynamique de la région, au centre du commerce mondial, fort de ses 3 000 kilomètres de chemin de fer qui relient les checkpoints frontaliers chinois d’Altinkol et de Dostyk jusqu’aux ports caspiens d’Aktaou et de Kouryk. “Napoléon disait : ‘Si vous connaissez la géographie d’un pays, vous pouvez comprendre et prédire sa politique étrangère’, déclame Amir Atambaïev de son bureau, un œil sur un énième ferry en train de quitter le port pour rejoindre l’Europe. Et il se trouve que nous sommes le cœur de l’Eurasie !” résume l’ingénieur en chef, sûr que son pays joue gros avec le développement de la route transcaspienne.
Cinq pays et deux mers
“Le Kazakhstan est clairement leader dans le développement du corridor médian, affirme Wilder Alejandro Sanchez, président de Second Floor Strategies, cabinet de conseil à Washington, et analyste des questions commerciales en Europe de l’Est et en Asie centrale. Cela lui permet de se positionner comme puissance de premier plan en Asie centrale, et de jouer entre les partenariats occidentaux et chinois pour développer ses infrastructures”. Et surtout, l’essor de l’itinéraire lui arroge une voie supplémentaire pour exporter son pétrole, qui fait la richesse de l’Etat kazakh. Chaque année, 80 % de sa production d’or noir transite par le traditionnel Caspian Pipeline Consortium (CPC), à travers le territoire russe, rendant le plus grand pays centrasiatique dépendant des infrastructures de son voisin russe, devenu imprévisible. Alors, au port d’Aktaou, trois terminaux pétroliers sont en rénovation, pour doubler les exportations vers l’Europe d’ici deux ans à travers la Caspienne.
“Soyons francs, le corridor médian ne remplacera pas le CPC”, nuance le vice-Premier ministre Roman Vassilenko, pointant l’absence d’oléoducs autour de la mer Caspienne qui ne peut donc battre la cadence du CPC via la Russie. “Il s’agit d’une alternative, à une plus petite échelle, pour diversifier nos relations.” En effet, faire de la route transcaspienne une concurrente sérieuse à celle du nord prendra du temps. Selon les prévisions de la Banque mondiale, d’ici à 2030, 10 millions de tonnes transiteront à travers le corridor médian, pesant peu face aux 34 millions de tonnes transportées annuellement via la Russie. D’après certaines estimations, l’itinéraire ne dispose actuellement que d’environ 5 % de la capacité de débit de la ligne nord.
Son faible volume reflète alors un de ses plus grands défauts : sa multimodalité. Traversant cinq pays et deux mers, les marchandises doivent être transportées via différents véhicules, et sont soumises aux différences de tarifs douaniers, loin d’être communs entre les pays. Le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie ont annoncé seulement l’année dernière qu’ils cherchaient à unifier les tarifs ferroviaires et à créer une société logistique commune, mesure qui se met progressivement en place.
Ce n’est pas tout : en 2022, d’importants goulets d’étranglement au lendemain de la guerre en Ukraine ont aussi montré les limites de la route en termes de capacités logistiques et de transport. “Le trafic de conteneurs s’est effondré de 38 % sur les huit premiers mois de 2023”, note le rapport de la Banque mondiale.
Assèchement de la mer Caspienne
“Aujourd’hui, les embouteillages de marchandises sont réglés, affirme Gaïdar Abdikerimov. Les principaux freins restent les tarifs douaniers, et la lenteur du transport par la mer Caspienne à cause du manque d’infrastructures, tant du côté de l’Azerbaïdjan que du Kazakhstan”, reprend le secrétaire général de TITR. En effet, un navire partant du Kazakhstan met en général dix-huit heures pour atteindre l’Azerbaïdjan, pour un trajet de seulement 80 kilomètres. “Il y a aussi régulièrement des pénuries de ferries”, pointe Aitakli Nourmagambetov, chef du service marketing du port de Kouryk. En effet, le Kazakhstan ne dispose toujours pas de ses propres navires et utilise ceux de la compagnie azerbaïdjanaise, bien qu’il réfléchisse à en faire construire “entre deux et quatre” dans les prochaines années.
La mer Caspienne soulève un autre problème : celui de son assèchement, qui pourrait mettre en cause la durabilité du corridor médian. Selon Kazhydromet, le service d’hydrométéorologie kazakh, le niveau de la mer diminue de plusieurs dizaines de centimètres par an. Et c’est au Kazakhstan que la chute du niveau est la plus flagrante, la partie nord-est de la mer Caspienne étant la moins profonde. Le comble pour les ferries et pétroliers, lourds de plusieurs tonnes : la plupart ne doivent pas être chargés à plus de 75 % de leur capacité, sous peine de toucher le fond ! Un manque à gagner substantiel, que les ports de Kouryk et d’Aktaou au Kazakhstan tentent de couvrir en engageant des travaux longs et coûteux de dragage, pour augmenter la profondeur de l’eau dans leur zone maritime.
“Cela ne fait pas peur aux investisseurs étrangers”, tente de rassurer Gaïdar Abdikerimov, bien que la durabilité du projet soit mise en tension. “Et que se passera-t-il si la guerre en Ukraine s’arrête demain, et que la Russie se réintègre progressivement à la communauté internationale ? Le corridor median restera-t-il pertinent si la Russie retrouve à nouveau sa place de hub de marchandises entre l’Asie et l’Europe ?” s’interroge également Wilder Alejandro Sanchez. Au total, selon les prévisions de la Commission européenne, 18,5 milliards d’investissements sont nécessaires pour que le corridor médian atteigne ses objectifs et son plein potentiel. D’ici là, la conjoncture internationale restera-t-elle de son côté ?
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