Il est fréquent que des responsables politiques locaux pointent du doigt l’impuissance de l’Etat, habile manière de détourner les critiques de leurs administrés. Il est plus rare que ces escarmouches prennent une tournure aussi violente que celle opposant, au cœur de cet été 2024, le maire (Horizons) de Nice Christian Estrosi au préfet des Alpes-Maritimes, Hugues Moutouh. Voilà plusieurs semaines que le premier critique sévèrement et publiquement le représentant de l’Etat dans le département, le jugeant incapable de mener la lutte contre le trafic de drogue dans sa ville. Voilà plusieurs semaines qu’en réaction, le préfet sort de sa réserve pour défendre, sans citer de nom mais sans mâcher ses mots, son action et celle de ses troupes. Entre les deux hommes, l’histoire n’avait pas si mal commencé, elle s’est singulièrement dégradée dans un contexte local de surenchère en matière sécuritaire et migratoire. Hugues Moutouh n’a pourtant pas la réputation d’être laxiste sur ces sujets.
La première estocade est venue de Christian Estrosi. Fin juillet, alors qu’un incendie lié au narcotrafic vient de coûter la vie à sept personnes dans le quartier des Moulins, le maire de Nice réclame, dans Le Parisien, le remplacement du haut fonctionnaire : “Je souhaite la nomination en urgence d’un préfet compétent qui ne se paie pas de mots.” Il reproche à Hugues Moutouh de n’être pas capable d’empêcher les dealers de se réinstaller dans le quartier et de ne pas appliquer le couvre-feu qu’il a instauré pour les jeunes. Auprès des médias locaux, Hugues Moutouh rétorque : “Je vous renverrai à cette affiche apposée sur les murs par le gouvernement de Winston Churchill pendant le Blitz, le bombardement de Londres, Keep calm and carry on, gardez votre calme et continuez normalement votre boulot.”
La trêve n’a qu’un temps. Lundi 12 août, dans Nice Matin cette fois, Christian Estrosi insiste : “Il y a un vrai problème de commandement, de compétence et de responsabilité. Je demande la nomination en urgence d’un préfet dédié à la lutte contre le narcotrafic dans les Alpes-Maritimes.” Quelques heures plus tard, entre deux tweets sur les risques d’incendie et les dangers de la canicule, la réponse surgit sur le compte X officiel de la préfecture : “A l’heure où le Président de la République, dans un moment de concorde nationale, vient de saluer le travail des forces de sécurité qui ont grandement participé à la réussite des JO, les services de l’Etat et leur représentant sont violemment pris à partie à Nice. […] Pour combattre la délinquance, il n’y a pas de recette miracle ni de potion magique. Seul compte le travail de ces femmes et de ces hommes placés par la République en première ligne. À Nice comme partout ailleurs dans le département, il n’y en a pas de meilleurs ! Je suis fier d’être à leur tête.”
Hugues Moutouh n’aime guère qu’on doute de sa détermination. Lorsqu’il arrive en octobre dernier dans les Alpes-Maritimes, il est précédé d’une réputation de “bulldozer” qu’il a lui-même contribuée à forger. Et qui est loin de lui déplaire. En poste dans l’Hérault depuis juillet 2021, il a marqué les esprits. Le jour même de son entrée en fonction, il définit sa méthode devant les journalistes : “Un préfet doit aller vite et savoir un peu jouer un rôle de bulldozer”. Un mois plus tard, il fait détruire le plus gros bidonville de Montpellier à coups de pelleteuses. Dans une ville où les acteurs publics et associatifs travaillent depuis longtemps à un plan concerté de résorption des bidonvilles, l’action brutale du préfet choque. Au fil des mois, un terrain d’entente est trouvé mais la réputation de bulldozer reste.
Bon juriste mais souvent désavoué par les tribunaux
Conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Elysée, puis de Claude Guéant en 2012 au moment de l’affaire Merah, préfet de la Drôme avant de rejoindre l’Occitanie, Hugues Moutouh a souvent pris des positions très fermes sur les sujets régaliens. Quitte à être désavoué par la justice. L’homme, pourtant agrégé de droit, juriste dont la réputation est bien ancrée, tient à montrer sa fermeté par des gestes symboliques. Il décide, par exemple, de fermer des lieux suspectés d’islamisme radical, une librairie, puis le lycée musulman hors contrat de Nice. Dans les deux cas, le tribunal administratif annule ses décisions. De la même manière, à la fin de 2023 et au début de 2024, il interdit chaque semaine les manifestations pro palestiniennes pour “risque de troubles à l’ordre public” et, chaque semaine, le tribunal, saisi, autorise les rassemblements.
En matière migratoire, dans ce département qui abrite la frontière franco-italienne, il n’hésite pas à jouer les bons élèves, revendiquant, par exemple en janvier dernier, être le premier à mettre en oeuvre les obligations de quitter le territoire français (OQTF) version loi Darmanin sur l’immigration, plus faciles à appliquer que précédemment.
De fait, Hugues Moutouh entretient de bonnes relations avec une partie de la Macronie. Comme l’a raconté L’Express, il a été régulièrement consulté par Emmanuel Macron sur les sujets de sécurité et de flux migratoires. Préfet de la Drôme, il avait porté plainte lorsqu’un manifestant avait giflé le chef de l’Etat en marge d’un déplacement. Dans l’Hérault, il s’était illustré en interdisant l’usage de “dispositifs sonores portatifs” (en clair des casseroles) pour ne pas perturber une visite d’Emmanuel Macron. L’initiative lui avait valu des moqueries.
Seul faux pas, en février dernier, lorsqu’il autorise une rencontre entre Jordan Bardella, le chef de file du Rassemblement national, et une compagnie de CRS, à Saint-Laurent-du-Var, qui a été filmée par un député RN. Le ministère de l’Intérieur regrette cette “erreur d’appréciation” et demande un rapport administratif. Gérald Darmanin se fend d’une instruction à tous les préfets, responsables de police et de gendarmerie pour leur rappeler que ces visites ne doivent pas faire l’objet de médiatisation.
Avec Christian Estrosi, les débuts ont été courtois. Avant même son arrivée dans le département, le maire de Nice goûte le propos de Hugues Moutouh en marge des émeutes de juillet 2023. Le préfet avait alors déclaré au micro de France Bleu : “Je sais qu’en 2019, le Parlement a interdit la fessée, […] mais si demain vous attrapez votre gamin qui descend dans la rue pour brûler des véhicules de police ou caillasser des pompiers ou piller des magasins, la méthode c’est quoi ? C’est deux claques et au lit.” Et sa nomination est appréciée. Mais c’est sans compter avec le contexte politique local.
Engagé dans une sourde lutte avec Eric Ciotti dans la perspective des municipales de 2026, Christian Estrosi a besoin de montrer sans cesse qu’il agit pour sa ville et ses administrés. Les résultats des élections législatives de début juillet, où le Rassemblement national a recueilli plus de 33 % des voix dans les Alpes-Maritimes auxquels il faut ajouter les 15 % de l’alliance Les Républicains-RN portée par Eric Ciotti, contre 28 % pour les Républicains, l’ont conduit à durcir le ton face à son éternel rival. En mai, Christian Estrosi dénonçait dans le Figaro l’immobilisme gouvernemental en matière de lutte contre le trafic de drogue. Il visait à l’époque le Premier ministre Gabriel Attal et le ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti. Désormais, même le très ferme Hugues Moutouh ne trouve visiblement plus grâce à ses yeux.
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